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Livre 7 - POLYMNIE
I. L'invasion des Sardes avait
déjà fort irrité Darius, fils d'Hystaspes, contre les Athéniens;
mais la nouvelle de la bataille de Marathon l'aigrit encore
davantage, et il n'en fut que plus animé à porter la guerre en
Grèce. Incontinent il envoya ordre à toutes les villes de ses
États de lever un plus grand nombre de troupes et de fournir une
plus grande quantité de chevaux, de vivres, et de vaisseaux de
guerre et de transport, qu'elles n'en avaient donné pour la
première expédition. Ces ordres ayant été portés de tous côtés,
l'Asie entière fut dans une agitation continuelle pendant trois
ans. Mais tandis qu'on levait, pour cette guerre, les hommes les
plus braves, et qu'on était occupé de ces préparatifs, on apprit,
la quatrième année, que les Égyptiens, qui avaient été subjugués
par Cambyse, s'étaient révoltés contre les Perses. Darius n'en
fut que plus ardent à marcher contre ces deux peuples.
ll. Lorsque ce prince fut prêt
à partir pour aller attaquer les Égyptiens et les Athéniens, il
s'éleva entre les princes ses fils de grandes contestations au
sujet de la couronne, parce que les lois défendent en Perse au
prince d'entreprendre une expédition sans avoir désigné son
successeur. Darius avait, avant que d'être roi, trois enfants
d'une première femme, fille de Gobryas; mais, depuis qu'il était
monté sur le trône, il en avait eu quatre autres d'Atosse, fille
de Cyrus. Artobazanes était l'aîné des enfants de la première
femme, et Xerxès de ceux de la seconde. Comme ils n'avaient pas
la même mère, ils se disputaient la couronne. Artobazanes
croyait y avoir droit parce qu'il était l'aîné de tous les
enfants, et que c'était un usage reçu partout que l'empire
appartenait à l'aîné. Xerxès, de son côté, appuyait le sien sur
ce que sa mère Atosse était fille de Cyrus, et sur l'obligation
que les Perses avaient à ce prince de la liberté dont ils
jouissaient.
III. Darius n'avait point
encore prononcé, lorsque arriva à Suses Démarate, fils d'Ariston,
qui s'était sauvé de Lacédémone après avoir été dépouillé de ses
États. Ayant entendu parler du différend qui partageait les fils
de ce prince, il conseilla à Xerxès, suivant ce qu'en a publié
la renommée, d'ajouter aux raisons qu'il avait déjà données,
qu'il était né depuis que Darius était monté sur le trône, au
lieu qu'Artobazanes était venu au monde tandis que Darius
n'était encore qu'un homme privé ; que, par conséquent, il
n'était ni juste ni naturel de le lui préférer. Démarate, qui
lui donnait ce conseil, ajouta que c'était aussi l'usage à
Sparte qu'un fils né après l'avènement du père à la couronne
succédât au trône, quand même le père en aurait eu d'autres
avant que d'être roi. Xerxès s'étant servi des raisons que lui
avait suggérées Démarate, Darius les trouva justes, et le nomma
son successeur. Au reste, le crédit et l'autorité d'Atosse me
persuadent qu'il n'en aurait pas moins régné, quand même il
n'aurait pas fait usage du conseil de Démarate.
IV. Darius ayant déclaré
Xerxès son successeur, et voyant que tout était prêt, se disposa
à se mettre en marche. Mais il mourut l'année qui suivit la
révolte de l'Égypte, après avoir régné trente-six ans entiers,
et sans avoir eu la satisfaction de punir la révolte des
Égyptiens et de se venger des Athéniens.
V. Darius étant mort, son fils
Xerxès lui succéda. Les levées que faisait ce jeune prince
étaient destinées contre l'Égypte, et dans les commencements il
n'avait aucune envie de porter la guerre en Grèce. Mais
Mardonius, fils de Gobryas et d'une sœur de Darius, et par
conséquent cousin germain de Xerxès, et qui de tous les Perses
avait le plus d'ascendant sur son esprit, lui parla en ces
termes : « Seigneur, il n'est pas naturel de laisser impunies
les insultes des Athéniens. Ne vous occupez donc maintenant que
des affaires que vous avez sur les bras; mais lorsque vous aurez
châtié l'insolence des Égyptiens, marchez avec toutes vos forces
contre Athènes : par là vous acquerrez de la célébrité, et
personne n'osera désormais entrer à main armée dans vos États. »
À ces motifs de vengeance, il ajouta que l'Europe était un pays
très beau, d'un excellent rapport, où l'on trouvait toutes
sortes d'arbres fruitiers, et que le roi seul méritait de
l'avoir en sa possession.
VI. Mardonius tenait ce
langage, parce qu'il était avide de nouveautés, et qu'il
convoitait le gouvernement de la Grèce. Il réussit avec le temps
à engager Xerxès dans cette expédition; car il survint d'autres
événements qui contribuèrent à persuader ce prince. D'un côté,
il vint de Thessalie des ambassadeurs qui invitèrent Xerxès de
la part des Aleuades à marcher contre la Grèce, et qui
s'employèrent avec tout le zèle possible pour l'y déterminer.
Les Aleuades étaient rois de Thessalie. D'un autre côté, ceux
d'entre les Pisistratides qui s'étaient rendus à Suses tenaient
le même langage que les Aleuades; et même il s’y ajoutaient
encore d'autres raisons, parce qu'ils avaient avec eux
Onomacrite d'Athènes, devin célèbre, qui faisait commerce des
oracles de Musée. Ils s'étaient réconciliés avec lui avant que
d'aller à Suses. Car il avait été chassé d'Athènes par Hipparque,
fils de Pisistrate, parce que Lasus d'Hermione l'avait pris sur
le fait, comme il insérait parmi les vers de Musée un oracle qui
prédisait que les îles voisines de Lemnos disparaîtraient de la
mer. Hipparque l'avait, dis-je, chassé par cette raison, quoique
auparavant il eût été lié avec lui de la plus étroite amitié.
Mais étant allé en ce temps-là à Suses avec les Pisistratides,
comme ceux-ci en parlaient au roi d'une manière honorable,
toutes les fois qu'il se présentait devant ce prince, il lui
récitait des oracles. S'il y en avait qui annonçassent un
malheur au barbare, il les passait sous silence; mais, faisant
choix de ceux qui prédisaient d'heureux événements, il lui
disait, en parlant du passage de son armée en Grèce, qu'il était
écrit dans les destinées qu'un Perse joindrait les deux bords de
l'Hellespont par un pont.
VII. Ce fut ainsi
qu'Onomacrite, par ses oracles, et les Pisistratides et les
Aleuades par leurs conseils persuasifs, portèrent Xerxès à faire
la guerre aux Grecs. Cette résolution prise, ce prince commença
par les Égyptiens, qui s'étaient révoltés. Il les attaqua la
seconde année après la mort de Darius. Lorsqu'il les eut
subjugués, et qu'il eut appesanti leurs chaînes beaucoup plus
que n'avait fait son père, il leur donna pour gouverneur
Achéménès, son frère et fils de Darius. Ce prince fut tué dans
la suite par Inaros, fils de Psammitichus, roi de Libye.
VIII. L'Égypte ayant été
soumise, et Xerxès étant sur le point de marcher contre Athènes,
ce prince convoqua les principaux d'entre les Perses, tant pour
avoir leurs avis que pour les instruire de ses volontés.
Lorsqu'ils furent assemblés, il leur parla en ces termes : «
Perses, je ne prétends pas introduire parmi vous un nouvel
usage, mais suivre celui que nous ont transmis nos ancêtres.
Depuis que Cyrus a arraché la couronne à Astyages, et que nous
avons enlevé cet empire aux Mèdes, nous ne sommes jamais restés
dans l'inaction, comme je l'ai appris de nos anciens. Un dieu
nous conduit, et sous ses auspices nous marchons de succès en
succès. Il est inutile de vous parler des exploits de Cyrus, de
Cambyse, de Darius mon père, et des provinces qu'ils ont
ajoutées à notre empire, vous en êtes assez instruits. Quant à
moi, du moment où je suis monté sur le trône, jaloux de ne point
dégénérer de mes ancêtres, je songe comment je pourrai procurer
aux Perses une puissance non moins considérable que celle qu'ils
m'ont laissée. En y réfléchissant, je trouve que nous pouvons
illustrer de plus en plus notre nom, acquérir un pays qui n'est
pas inférieur au nôtre, qui même est plus fertile, et que nous
aurons en même temps la satisfaction de punir les auteurs des
injures que nous avons reçues, et de nous en venger. Je vous ai
donc convoqués pour vous faire part de mes intentions. Après
avoir construit un pont sur l'Hellespont, je traverserai
l'Europe pour me rendre en Grèce, afin de venger et les Perses
et mon père des insultes des Athéniens. Vous n'ignorez point que
Darius avait résolu de marcher contre ce peuple. Mais la mort ne
lui a pas permis de satisfaire son ressentiment. C'est à moi à
venger et mon père et les Perses, et je ne me désisterai point
de mon entreprise que je ne me sois rendu maître d'Athènes, et
que je ne l'aie réduite en cendres. Ses habitants, vous le savez,
ont commencé les premières hostilités contre mon père et contre
moi. Premièrement, ils sont venus à Sardes avec Aristagoras de
Milet, notre esclave, et ils ont mis le feu aux temples et aux
bois sacrés. Que ne vous ont-ils pas fait ensuite à vous-mêmes,
quand vous êtes allés dans leur pays sous la conduite de Datis
et d'Artapherne? Personne d'entre vous ne l'ignore. Voilà ce qui
m'anime à marcher contre les Athéniens. Mais, en y réfléchissant,
je trouve un grand avantage à cette expédition. Si nous venons à
les subjuguer eux et leurs voisins, les habitants du pays de
Pélops le Phrygien, la Perse n'aura plus d'autres bornes que le
ciel, le soleil n'éclairera point de pays qui ne nous touche ;
je parcourrai toute l'Europe, et avec votre secours je ne ferai
de la terre entière qu'un seul empire. Car on m'assure que, les
Grecs une fois réduits, il n'y aura plus de ville ni de nation
qui puissent nous résister. Ainsi, coupables ou non, tous
subiront également noire joug. En vous conduisant ainsi, vous
m'obligerez sensiblement. Que chacun de vous se hâte de venir au
rendez-vous que j'indiquerai. Celui qui s'y trouvera avec les
plus belles troupes, je lui ferai présent des choses que l'on
estime le plus dans ma maison. Telle est ma résolution. Mais,
afin qu'il ne paraisse pas que je veuille régler tout par mon
seul sentiment, je vous permets de délibérer sur cette affaire,
et j'ordonne à chacun de vous de m'en dire son avis. »
IX. Xerxès ayant cessé de
parler, Mardonius prit la parole : « Seigneur, vous êtes non
seulement le plus grand des Perses qui aient paru jusqu'ici,
mais encore de tous ceux qui naîtront dans la suite. J'en
atteste les choses vraies et excellentes que vous venez de dire,
et cette grandeur d'âme qui ne souffrira point que les Ioniens
(les Athéniens) d'Europe, ce peuple vil et méprisable, nous
insultent impunément. Si, dans la seule vue d'étendre notre
empire, nous avons soumis les Saces, les Indiens, les Éthiopiens,
les Assyriens, et plusieurs autres nations puissantes et
nombreuses, qui n'avaient commis contre nous aucune hostilité,
ne serait-il pas honteux que nous laissassions impunie
l'insolence des Grecs, qui ont été les premiers à nous insulter?
Qu'avons-nous à craindre? serait-ce la multitude de leurs
troupes, la grandeur de leurs richesses? Nous n'ignorons ni leur
manière de combattre ni leur faiblesse; nous avons subjugué ceux
de leurs enfants qui habitent notre pays, et qui sont connus
sous les noms d'Ioniens, d'Éoliens et de Doriens. Je connais par
moi-même les forces des Grecs; j'en fis l'épreuve lorsque je
marchai contre eux par ordre du roi, votre père. Je pénétrai en
Macédoine; peu s'en fallut même que je n'allasse jusqu'à Athènes,
et cependant personne ne vint me combattre. L'ignorance et la
sottise des Grecs ne leur permettent pas ordinairement, comme je
l'ai ouï dire, de consulter la prudence dans les guerres qu'ils
se font. Car, lorsqu'ils se la sont déclarée, ils cherchent,
pour se battre, la plaine la plus belle et la plus unie. Ainsi
les vainqueurs ne se retirent qu'avec de grandes pertes : comme
les vaincus sont entièrement détruits, je n'en puis absolument
rien dire. Puisqu'ils parlent tous la même langue, ne
devraient-ils pas s'envoyer des hérauts et des ambassadeurs pour
terminer leurs différends? ne devraient-ils pas tenter toutes
les voies de pacification plutôt que d'en venir aux mains? ou,
s'il était absolument nécessaire de se battre, redevraient-ils
pas chercher les uns et les autres un terrain fortifié par la
nature, où il fut difficile d'être vaincu, et tenter en cet
endroit le sort des armes? Par une suite de ce mauvais usage,
les Grecs n'osèrent pas m'offrir la bataille lorsque j'allai
jusqu'en Macédoine. Y a-t-il donc quelqu'un parmi eux qui
s'oppose à vous, et vous présente le combat, à vous, seigneur,
qui conduisez toutes les forces de terre et de mer de l'Asie? Je
ne pense pas que les Grecs portent l'audace jusque-là. Si
cependant je me trompais, si leur folie les poussait à en venir
aux mains avec nous, qu'ils apprennent alors que de tous les
hommes nous sommes les plus braves et les plus habiles dans
l'art de la guerre. Il faut donc tenter toutes les voies
possibles; rien ne s'exécute de soi-même, et ce n'est
ordinairement qu'à force de tentatives qu'on réussit. » Ce fut
ainsi que Mardonius adoucit ce que le discours de Xerxès pouvait
avoir de trop dur; après quoi il cessa de parler.
X. Comme les Perses gardaient
tous le silence, et que pas un n'osait proposer un avis
contraire, Artabane, fils d'Hystaspes, oncle paternel de Xerxès,
s'appuyant sur cette qualité, ouvrit le sien en ces termes :
« Seigneur, lorsque dans un
conseil les sentiments ne sont pas partagés, on ne peut choisir
le meilleur; il faut s'en tenir à celui qu'on a proposé. Mais,
quand ils le sont, on discerne le plus avantageux, de même qu'on
ne distingue point l'or pur par lui-même, mais en le comparant
avec d'autre or. Je conseillai au roi Darius, votre père et mon
frère, de ne point faire la guerre aux Scythes, qui n'habitent
point des villes. Flatté de l'espérance de subjuguer ces peuples
nomades, il ne suivit pas mes conseils; il revint de son
expédition après avoir perdu ses meilleures troupes. Et vous,
seigneur, vous vous disposez à marcher contre des hommes plus
braves que les Scythes, et qui passent pour être très habiles et
sur terre et sur mer. Il est donc juste que je vous avertisse
des dangers que vous aurez à essuyer.
Vous dites qu'après avoir jeté
un pont sur l'Hellespont vous traverserez l'Europe avec votre
armée pour vous rendre en Grèce. Mais il peut arriver que nous
soyons battus sur terre ou sur mer, ou même sur l'un et l'autre
élément; car ces peuples ont la réputation d'être braves, et
l'on peut conjecturer que cette réputation n'est pas mal fondée,
puisque les Athéniens seuls ont défait cette puissante armée qui
était entrée dans l'Attique sous la conduite de Datis et
d'Artapherne. Mais supposons qu'ils ne réussissent pas à nous
battre sur terre et sur mer à la fois ; s'ils nous attaquent
seulement sur ce dernier élément, et qu'après nous avoir battus
ils aillent rompre le pont que nous aurons construit sur
l'Hellespont, nous serons alors, seigneur, dans un grand danger.
Je ne fonde point cette
conjecture sur ma prudence, mais sur le malheur qui pensa nous
arriver lorsque le roi, votre père, ayant fait jeter un pont sur
le Bosphore de Thrace et un autre sur l'lster passa dans la
Scythie. Alors les Scythes firent mille instances aux Ioniens, à
qui l'on avait confié la garde du pont de l'Ister, pour les
engager à le rompre. Si, dans ce temps-là, Histiée, tyran de
Milet, ne se fût point opposé à l'avis des autres tyrans, c'en
était fait des Perses et de leur empire. On ne peut même
entendre sans frémir que la fortune et le salut du roi aient
dépendu d'un seul homme.
Ne vous exposez donc point, je
vous prie, seigneur, à de si grands périls, puisqu'il n'y a
point de nécessité. Suivez plutôt mes conseils, congédiez
maintenant cette assemblée, faites de nouvelles réflexions, et,
quand vous le jugerez à propos, donnez les ordres qui vous
paraîtront les plus utiles. Je trouve en effet qu'il y a un
grand avantage à ne se déterminer qu'après une mûre délibération.
Car quand même l'événement ne répondrait pas à notre attente, ou
a du moins la satisfaction qu'on s'est décidé avec sagesse, et
que c'est la fortune qui a triomphé de la prudence. Mais
lorsqu'on a suivi des conseils peu sages, si la fortune les
seconde, nous ne devons nos succès qu'au hasard, et la honte,
suite de ces mauvais conseils, ne nous en reste pas moins.
Ne voyez-vous pas que le dieu
lance sa foudre sur les plus grands animaux, et qu'il les fait
disparaître, tandis que les petits ne lui causent pas même la
plus légère inquiétude? ne voyez-vous pas qu'elle tombe toujours
sur les plus grands édifices et sur les arbres les plus élevés?
car Dieu se plaît à abaisser, tout ce qui s'élève trop haut.
Ainsi une grande armée est souvent taillée en pièces par une
petite. Dieu, dans sa jalousie, lui envoie des terreurs, ou la
frappe d'aveuglement, et conséquemment elle périt d'une manière
indigne de sa première fortune. Car il ne permet pas qu'un autre
que lui s'élève et se glorifie.
La précipitation produit des
fautes qui occasionnent des disgrâces éclatantes. Ce qu'on fait,
au contraire, lentement, procure de grands avantages. Si on ne
les aperçoit pas sur-le-champ, on les reconnaît du moins avec le
temps.
Voilà, seigneur, les conseils
que j'ai à vous donner. Et vous, Mardonius, fils de Gobryas,
cessez de tenir sur les Grecs de vains propos ; ils ne méritent
pas qu'on en parle avec mépris. C'est en les calomniant que vous
excitez le roi à marcher en personne contre ces peuples ; c'est
du moins à quoi me paraissent tendre toutes vos vues, tout votre
zèle. Au nom des dieux, ne vous permettez plus la calomnie;
c'est le plus odieux des vices : c'est une injustice de deux
personnes contre une troisième. Le calomniateur viole toutes les
règles de l'équité, en ce qu'il accuse un absent. L'autre n'est
pas moins coupable, en ce qu'il ajoute foi au calomniateur avant
que d'être bien instruit. Enfin l'absent reçoit une double
injure, en ce que l'un le dépeint sous de noires couleurs, et
que l'autre le croit tel qu'on le lui représente.
Mais, s'il faut absolument
porter la guerre chez les Grecs, que le roi du moins reste en
Perse, que nos enfants lui répondent de nos conseils. Quant à
vous, Mardonius, prenez avec vous les meilleures troupes, et en
aussi grand nombre que vous voudrez; mettez-vous à leur tête,
et, si les affaires du roi prospèrent de la manière que vous le
dites, qu'on m'ôte la vie à moi et à mes enfants. Mais, si elles
ont le succès que je prédis, que les vôtres éprouvent le même
traitement, et vous-même aussi, si vous revenez de cette
expédition. Si vous ne voulez pas accepter cette condition, et
que vous soyez absolument déterminé à marcher en Grèce, je ne
crains point d'assurer que quelqu'un de ceux qui seront restés
ici, connaissant la valeur des peuples contre lesquels vous
conseillez au roi de faire la guerre, apprendra incessamment que
Mardonios, après avoir causé aux Perses quelque grande calamité,
aura servi de pâture aux chiens et aux oiseaux sur les terres
des Athéniens, ou sur celles des Lacédémoniens, à moins que ce
malheur ne lui arrive même en chemin, avant que d'être entré en
Grèce. »
XI. Ce discours mit Xerxès en
fureur : « Si vous n'étiez point, lui répondit-il, frère de mon
père, vous recevriez le salaire que méritent vos discours
insensés. Mais comme vous êtes un lâche, un homme sans cœur, je
vous ferai l'affront de ne vous point mener en Grèce, et je vous
laisserai ici avec les femmes. J'exécuterai, et même sans vous,
tous mes projets. Qu'on ne me regarde plus comme fils de Darius,
qui comptait parmi ses ancêtres Hystaspes, Arsamès, Armnès,
Teispès, Cyrus, Cambyse, Teispès et Achéménès, si je ne me venge
pas des Athéniens. Je sais bien que si nous nous tenions
tranquilles, ils ne s'y tiendraient pas, et que bientôt ils
viendraient en armes sur nos terres, comme on peut le
conjecturer par leurs premières entreprises, par l'incendie de
Sardes, et par les courses qu'ils ont faites en Asie. Il n'est
donc plus possible ni aux uns ni aux autres de reculer; la lice
est ouverte: il faut que nous les attaquions ou qu'ils nous
attaquent, que toutes ces contrées passent sous la domination
des Grecs, ou que la Grèce entière passe sous la nôtre. Il n'y a
point de milieu, l'inimitié des deux nations ne le permet pas.
Il est beau de venger les injures que ces peuples nous ont
faites les premiers, afin que j'apprenne quel si grand danger je
dois redouter d'une nation que Pélops le Phrygien, qui était
esclave de mes ancêtres, a tellement subjuguée, que le pays et
ses habitants s'appellent encore aujourd'hui de son nom. »
XII. Tel fut le discours de
Xerxès; mais, quand la nuit fut venue, l'avis d'Artabane
commençant à l'inquiéter, il y fit de sérieuses réflexions, et
comprit enfin qu'il ne lui était pas avantageux d'entreprendre
une expédition contre la Grèce. Cette nouvelle résolution prise,
il s'endormit, et, comme le disent les Perses, cette même nuit
il eut une vision dans laquelle il lui sembla voir un homme
d'une grande taille et d'une belle figure se présenter devant
lui, et lui tenir ce discours : « Quoi donc, roi de Perse, tu ne
veux plus porter la guerre en Grèce, après avoir ordonné à tes
sujets de lever une armée! Tu as tort de changer ainsi de
résolution, personne ne t'approuvera. Si tu m'en crois, tu
suivras la route que tu t'étais proposé de tenir dans le jour. »
Ces paroles achevées, il lui sembla voir disparaître ce fantôme.
XIII. Le jour venu, Xerxès,
loin d'avoir égard à ce songe, convoqua les mêmes personnes
qu'il avait assemblées la veille, et leur parla en ces termes: «
Si vous me voyez changer si subitement de résolution, je vous
prie de me le pardonner. Je ne suis point encore arrivé à ce
point de prudence où je dois un jour parvenir; d'ailleurs je
suis continuellement obsédé par ceux qui m'exhortent à
l'entreprise dont je vous entretins hier. Lorsque j'ai entendu
l'avis d'Artabane, je me suis laissé tout à coup emporter aux
saillies d'une bouillante jeunesse, jusqu'à parler d'une manière
moins convenable que je ne l'aurais dû à un homme de son âge.
Mais je reconnais maintenant ma faute, et je veux suivre son
conseil. Demeurez donc tranquilles, puisque j'ai changé de
résolution et que j'ai renoncé à porter la guerre en Grèce. »
XIV. Ravis de ce discours, les
Perses se prosternèrent devant le roi. La nuit suivante, le même
fantôme se présenta de nouveau à Xerxès pendant son sommeil, et
lui parla ainsi : « Fils de Darius, tu as donc renoncé dans
l'assemblée des Perses à l'expédition de Grèce, et tu ne tiens
pas plus de compte de mes discours que si tu ne les avais jamais
entendus. Mais si tu ne te mets incessamment en marche, apprends
quelles seront les suites de ton obstination ; de grand et de
puissant que tu es devenu en peu de temps, tu deviendras petit
en aussi peu de temps. »
XV. Effrayé de cette vision,
Xerxès s'élance de son lit, mande Artabane. « Artabane, lui
dit-il dès qu'il fut arrivé, je n'étais pas en mon bon sens,
lorsque je répondis à vos conseils salutaires par des paroles
injurieuses. Mais bientôt après je m'en repentis, et je reconnus
que je devais suivre vos avis. Je ne le puis cependant, quelque
désir que j'en aie. Car, depuis mon changement de résolution et
mon repentir, un fantôme m'apparaît, et m'en dissuade, et même à
l'instant il vient de disparaître après m'avoir fait de grandes
menaces. Si c'est un dieu qui me l'envoie, et qu'il veuille
absolument que je porte la guerre en Grèce, le même fantôme vous
apparaîtra aussi, et vous donnera les mêmes ordres qu'à moi.
Cela pourra bien arriver de la sorte, comme je le conjecture, si
vous vous revêtez de mes habits royaux, et qu'après vous être
assis sur mon, trône, vous alliez ensuite dormir dans mon lit. »
XVI. Ainsi parla Xerxès.
Artabane ne se rendit pas d'abord à sa première invitation,
parce qu'il ne se croyait pas digne de s'asseoir sur le trône
royal. Mais enfin, se voyant pressé par le roi, il exécuta ses
ordres après lui avoir tenu ce discours :
« Grand roi, il est aussi
glorieux, à mon avis, de suivre un bon conseil que de bien
penser soi-même. Vous excellez dans l'un et dans l'autre; mais
la compagnie des méchants vous fait tort, et l'on peut vous
appliquer ce qu'on dit de la mer. Rien de plus utile aux hommes;
mais le souffle impétueux des vents ne lui permet pas de suivre
sa bonté naturelle. Quant à vos discours injurieux, j'en ai été
moins affligé que de voir que, de deux avis dont l'un tendait à
augmenter l'insolence des Perses, et l'autre à la réprimer, en
montrant combien il est pernicieux d'apprendre aux hommes à ne
point mettre de bornes à leurs désirs, vous ayez suivi celui qui
est le plus dangereux, et pour vous-même, et pour toute la
nation.
Mais aujourd'hui qu'après
avoir embrassé le meilleur parti, vous renoncez à l'expédition
contre la Grèce, vous dites qu'un songe, envoyé par un dieu,
vous défend de congédier votre armée. Ces songes n'ont rien de
divin, mon fils; ils errent de côté et d'autre, et sont tels que
je vais vous l'apprendre, moi qui suis beaucoup plus âgé que
vous. Les songes proviennent ordinairement des objets dont la
pensée s'est occupée pendant le jour. Or vous savez que, le jour
d'auparavant, l'expédition contre la Grèce fut fortement agitée
dans le conseil.
Au reste, si ce songe n'est
pas tel que je l'assure, s'il a quelque chose de divin, vous
avez tout dit en peu de mots, ce fantôme m'apparaîtra, et me
donnera les mêmes ordres qu'à vous. S'il veut encore se montrer,
il ne le fera pas moins, soit que j'aie mes habits où les vôtres,
et je ne le verrai pas plus en reposant dans votre lit que si
j'étais dans le mien. Car enfin celui qui vous est apparu en
dormant, quel qu'il puisse être, n'est pas assez simple pour
s'imaginer, en me voyant avec vos habits, que je sois le roi.
S'il n'a aucun égard pour moi, s'il ne daigne pas se montrer,
soit que je porte mes habits ou les vôtres, mais qu'il aille
vous trouver, il faut alors faire attention à ses avertissements:
car, s'il continue à se présenter à vous, je conviendrai
moi-même qu'il y a là quelque chose de divin. Quant à votre
résolution, si vous y persistez, et que rien ne puisse vous en
faire changer, j'obéis, et je vais de ce pas coucher dans votre
lit. Que ce fantôme m'apparaisse alors ; mais jusqu'à ce moment
je persisterai dans mon sentiment. »
XVII. Artabane, ayant ainsi
parlé, exécuta les ordres du roi, dans l'espérance de lui
prouver que ce songe n'était rien. Il se revêtit des habits de
Xerxès, s'assit sur son trône, et se coucha ensuite dans le lit
de ce prince. Quand il fut endormi, le même fantôme qu'avait vu
Xerxès le vint aussi trouver, et lui adressa ces paroles : «
C'est donc toi qui détournes Xerxès de son expédition contre la
Grèce, comme si tu étais chargé de sa conduite. C'est toi qui
t'opposes aux destins. Mais tu en seras puni et dans la suite et
pour le présent. Quant à Xerxès, on lui a fait voir les malheurs
auxquels il est destiné s'il désobéit. »
XVIII. Telles furent les
menaces qu'Artabane crut entendre; il lui sembla aussi que ce
fantôme voulait lui brûler les yeux avec un fer ardent. À cette
vue, il pousse un grand cri, se lève avec précipitation, va
trouver Xerxès, et, après lui avoir rapporté sa vision, il lui
parle en ces termes : « Comme j'ai déjà vu, seigneur, des
puissances considérables détruites par d'autres qui leur étaient
très inférieures, je vous dissuadais d'autant plus de vous
abandonner à l'ardeur de votre jeunesse, que je savais combien
il est dangereux de désirer beaucoup de choses. Venant donc à me
rappeler quel fut le succès des expéditions de Cyrus contre les
Massagètes, de Cambyse contre les Éthiopiens, et de Darius
contre les Scythes, où je me trouvai ; sachant cela, je pensais
qu'en demeurant tranquille vous seriez le plus heureux de tous
les hommes. Mais puisque les dieux vous excitent à cette
entreprise, et qu'ils paraissent menacer les Grecs de quelque
grand malheur, je me rends moi-même et je change d'avis. Faites
donc part aux Perses du songe que le dieu vous a envoyé, faites
leur savoir qu'ils aient à continuer les préparatifs nécessaires
en conséquence des ordres précédents. Et vous, seigneur,
conduisez-vous avec tant de sagesse, qu'avec le secours de dieu
vous ne manquiez à rien de ce que vous devez faire. »
Ce discours fini, encouragés
l'un et l'autre par ce songe, Xerxès le communiqua aux Perses
aussitôt que le jour parut, et Artabane, qui lui seul auparavant
le détournait de cette expédition, la pressait alors ouvertement.
XIX. Tandis que Xerxès se
disposait à marcher, il eut pendant son sommeil une troisième
vision. Les mages, à qui il en fit part, jugèrent qu'elle
regardait toute la terre, et que tous les hommes lui seraient
assujettis. Il lui sembla avoir la tête ceinte du jet d'un
olivier, dont les branches couvraient toute la terre, et que peu
après cette couronne avait disparu. Aussitôt après celte
interprétation des mages, les Perses qui avaient assisté au
conseil se rendirent chacun dans son gouvernement, et
exécutèrent avec toute l'ardeur imaginable les ordres du roi,
afin de recevoir les récompenses promises.
XX. Ce fut ainsi que Xerxès
leva des troupes, et sur le continent il n'y eut point d'endroit
à l'abri de ses perquisitions. On employa, après la réduction de
l'Égypte, quatre années entières à faire des levées et à amasser
des provisions; enfin il se mit en marche clans le courant de la
cinquième à la tête de forces immenses. Car, de toutes les
expéditions dont nous ayons connaissance, celle-ci fut sans
contredit de beaucoup la plus considérable. On ne peut lui
comparer ni celle de Darius contre les Scythes, ni celle des
Scythes qui, poursuivant les Cimmériens, entrèrent en Médie, et
subjuguèrent presque toute l'Asie supérieure, raison qui porta
dans la suite Darius à chercher à se venger d'eux. Il faut
penser de même de l'expédition des Atrides contre Troie, et de
celle des Mysiens et des Touerions, qui, avant le temps de la
guerre de Troie, passèrent le Bosphore pour se jeter dans
l'Europe, subjuguèrent tous les Thraces, et, descendant vers la
mer Ionienne, s'avancèrent jusqu'au Pénée, qui coule vers le
midi.
XXI. Ces expéditions et toutes
celles dont, je n'ai point parlé ne peuvent être mises en
parallèle avec celle-ci. En effet, quelle nation de l'Asie
Xerxès ne mena-t-il pas contre la Grèce? quelles rivières ne
furent pas épuisées, si l'on en excepte les grands fleuves?
Parmi ces peuples, les uns fournirent des vaisseaux, les autres
de l'infanterie, d'autres de la cavalerie : ceux-ci des
vaisseaux de transport pour les chevaux et des troupes, ceux-là
des vaisseaux longs pour servir à la construction des ponts;
d'autres enfin donnèrent des vivres et des vaisseaux pour les
transporter. On avait fait aussi des préparatifs environ trois
ans d'avance pour le mont Athos, parce que dans la première
expédition la flotte des Perses avait essuyé une perte
considérable en doublant cette montagne. Il y avait des trirèmes
à la rade d'Éléonte dans la Chersonèse. De là partaient des
détachements de tous les corps de l'armée, que l'on contraignait
à coups de fouet de percer le mont Athos, et qui se succédaient
les uns aux autres. Les habitants de cette montagne aidaient
aussi à la percer. Bubarès, fils de Mégabyse, et Artachéès, fils
d'Artée, tous deux Perses de nation, présidaient à cet ouvrage.
XXII. L'Athos est une montagne
vaste, célèbre et peuplée, qui avance dans la mer, et se termine
du côté du continent en forme de péninsule, dont l'isthme à
environ douze stades. Ce lieu consiste en une plaine avec de
petites collines qui vont de la mer des Acanthiens jusqu'à celle
de Torone, qui est vis-à-vis. Dans cet isthme, où se termine le
mont Athos, est une ville grecque nommée Sané. En deçà de Sané,
et dans l'enceinte de cette montagne, on trouve les villes de
Dium, d'Olophyxos, d'Acrothoon, de Thyssos et de Cléones. Le roi
de Perse entreprit alors de les séparer du continent.
XXIII. Voici comment on perça
cette montagne. On aligna au cordeau le terrain près de la ville
de Sané, et les barbares se le partagèrent par nations. Lorsque
le canal se trouva à une certaine profondeur, ceux qui étaient
au fond continuaient à creuser, les autres remettaient la terre
à ceux qui étaient sur des échelles. Ceux-ci se la passaient de
main en main, jusqu'à ce qu'on fût venu à ceux qui étaient tout
au haut du canal; alors ces derniers la transportaient et la
jetaient ailleurs. Les bords du canal s'éboulèrent, excepté dans
la partie confiée aux Phéniciens, et donnèrent aux travailleurs
une double peine. Cela devait arriver nécessairement, parce que
le canal était sans talus, et aussi large par haut que par bas.
Si les Phéniciens ont fait paraître du talent dans tous leurs
ouvrages, ce fut surtout en cette occasion. Pour creuser la
partie qui leur était échue, ils donnèrent à l'ouverture une
fois plus de largeur que le canal ne devait en avoir, et, à
mesure que l'ouvrage avançait, ils allaient toujours en
étrécissant, de sorte que le fond se trouva égal à l'ouvrage des
autres nations. Il y avait en ce lieu une prairie, dont ils
firent leur place publique et leur marché, et où l'on
transportait de l'Asie une grande quantité de farine.
XXIV. Xerxès, comme je le
pense sur de forts indices, fit percer le mont Athos par orgueil,
pour faire montre de sa puissance, et pour en laisser un
monument. On aurait pu, sans aucune peine, transporter les
vaisseaux d'une mer à l'autre par-dessus l'isthme; mais il aima
mieux faire creuser un canal de communication avec la mer, qui
fût assez large pour que deux trirèmes pussent y voguer de
front. Les troupes chargées de creuser ce canal avaient aussi
ordre de construire des ponts sur le Strymon.
XXV. Ce prince fit préparer
pour ces ponts des cordages de lin et d'écorce de byblos, et
l'on commanda de sa part aux Phéniciens et aux Égyptiens
d'apporter des vivres pour l'armée, afin que les troupes et les
bêtes de charge qu'il menait en Grèce ne souffrissent point de
la faim. S'étant fait instruire de la situation des pays, il
avait ordonné de transporter de toutes les parties de l'Asie des
farines sur des vaisseaux de charge et propres à faire la
traversée, et de les déposer dans les lieux les plus commodes,
partie en un endroit, et partie en d'autres. La plupart de ces
farines furent portées sur la côte de Thrace appelée Leucé Acté;
on en envoya à Tyrodyze sur les terres des Périnthiens, à
Dorisque, à Eion sur le Strymon, et enfin en Macédoine.
XXVI. Tandis qu'on était
occupé de ces travaux, Xerxès partit avec toute son armée de
terre de Critales en Cappadoce, où s'étaient rendues, suivant
ses ordres, toutes les troupes qui devaient l'accompagner par
terre, et se mit en marche pour Sardes. Quel fut le général qui
reçut la récompense promise par le roi à celui qui amènerait les
plus belles troupes? je ne puis le dire, et même j'ignore
absolument s'il en fut question. Les Perses, ayant passé l'Halys,
entrèrent en Phrygie. Ils traversèrent ce pays, et arrivèrent à
Cétènes, où sont les sources du Méandre, et celles d'une autre
rivière qui n'est pas moins grande que le Méandre, et que l'on
appelle Catarractès. Le Catarractès prend sa source dans la
place publique même de Cétènes, et se jette clans le Méandre. On
voit dans la citadelle la peau du Silène Marsyas ; elle y fut
suspendue par Apollon en forme d'outre, à ce que disent les
Phrygiens, après que ce dieu l'eut écorché.
XXVII. Pythius, fils d'Atys,
Lydien de nation, demeurait en cette ville. Il reçut Xerxès et
toute son armée avec la plus grande magnificence, et lui offrit
de l'argent pour les frais de la guerre. Là-dessus le roi
demanda aux Perses qui étaient présents quel était ce Pythius,
et quelles étaient ses richesses pour faire de pareilles offres.
« Seigneur, lui dirent-ils, c'est celui-là même qui fit présent
à Darius votre père du plane et de la vigne d'or. C'est, après
vous, l'homme le plus riche dont nous ayons aujourd'hui
connaissance. »
XXVIII. Surpris de ces
dernières paroles, Xerxès demanda ensuite lui-même à Pythius
quelles étaient ses richesses. « Je ne prétexterai point, grand
roi, que j'en ignore le compte ; je vais vous le dire sans rien
déguiser. Car aussitôt que j'eus appris que vous veniez vers la
mer grecque, comme j'avais dessein de vous donner de l'argent
pour la guerre, je trouvai, par le calcul que j'en fis, que
j'avais deux mille talents en argent, et en or quatre millions
de statères dariques moins sept mille. Je vous fais présent de
ces richesses, et ne me réserve que mes esclaves et mes terres,
qui fournissent suffisamment à ma subsistance. »
XXIX. Xerxès, ravi de ces
offres, lui dit : « Mon hôte, depuis mon départ de Perse, je
n'ai encore rencontré personne qui ait voulu exercer
l'hospitalité envers mon armée, ou qui soit venu de lui-même
m'offrir ses biens pour contribuer aux frais de la guerre. Non
content de recevoir mon armée avec la plus grande magnificence,
vous me faites encore les offres les plus généreuses. Recevez
donc en échange mon amitié; et, pour qu'il ne manque rien à vos
quatre millions, je vous donne les sept mille statères que vous
n'avez pas, et votre compte sera complet. Jouissez donc vous
seul du bien que vous avez acquis, et ayez soin d'être toujours
tel que vous vous êtes montré; car, tant que vous en agirez de
la sorte, vous ne vous en repentirez ni pour le présent ni pour
l'avenir. »
XXX. Ce prince exécuta sa
promesse, et se remit en marche. Il passa près d'Anaua, ville de
Phrygie, et près d'un étang doit l'on tire du sel, et arriva à
Colosses, grande ville de Phrygie. Le Lycus y disparaît et se
précipite dans un gouffre, d'où il sort environ à cinq stades de
cette ville pour se jeter ensuite dans le Méandre. L'armée,
étant partie de Colosses, arriva à Cydrara, sur les frontières
de la Phrygie et de la Lydie, où une inscription gravée sur une
colonne érigée par ordre de Crésus indiquait les bornes des deux
pays.
XXXI. Au sortir de la Phrygie,
il entra en Lydie. Dans cet endroit le chemin se partage en deux
: l'un, à gauche, mène en Carie; l'autre, à droite, conduit à
Sardes. Quand on prend celui-ci, il faut nécessairement
traverser le Méandre et passer le long de la ville de Callatébos,
où des confiseurs font du miel avec du myrica et du blé. En
suivant cette route, Xerxès trouva un plane qui lui parut si
beau, qu'il le fit orner de colliers et de bracelets d'or, et
qu'il en confia la garde à un Immortel. Enfin le deuxième jour
il arriva à la ville capitale des Lydiens.
XXXII. À peine fut-il arrivé à
Sardes, qu'il envoya des hérauts dans la Grèce, excepté à
Athènes et à Lacédémone, pour demander la terre et l'eau et pour
ordonner que dans toutes les villes on eût soin de lui préparer
des repas. Il les envoya sommer cette seconde fois de lui donner
la terre et l'eau, parce qu'il pensait que ceux qui les avaient
autrefois refusées à Darius, effrayés de sa marche, ne
manqueraient pas de les lui offrir. Ce fut pour être instruit
exactement de leurs intentions qu'il fit partir ces hérauts.
XXXIII. Pendant qu'il se
disposait à partir pour Abydos, on travaillait à construire le
pont sur l'Hellespont, afin de passer d'Asie en Europe. Dans la
Chersonèse de l'Hellespont, entre les villes de Sestos et de
Madytos, est une côte fort rude, qui s'avance dans la mer
vis-à-vis d'Abydos. Ce fut en ce lieu que Xanthippe, fils
d'Ariphron, général des Athéniens, prit, peu de temps après,
Artayctès, Perse de nation et gouverneur de Sestos. On le mit en
croix, parce qu'il avait mené des femmes dans le temple de
Protésitas à Éléonte, et qu'il en avait joui dans le lieu saint,
action détestable et condamnée par toutes les lois.
XXXIV. Ceux que le roi avait
chargés de ces ponts les commencèrent du côté d'Abydos, et les
continuèrent jusqu'à cette côte, les Phéniciens en attachant des
vaisseaux avec des cordages de lin, et les Égyptiens en se
servant pour le même effet de cordages d'écorce de byblos. Or,
depuis Abydos jusqu'à la côte opposée, il y a un trajet de sept
stades. Ces ponts achevés, il s'éleva une affreuse tempête qui
rompit les cordages et brisa les vaisseaux.
XXXV. À cette nouvelle, Xerxès,
indigné, lit donner, dans sa colère, trois cents coups de fouet
à l'Hellespont, et y lit jeter une paire de ceps. J'ai ouï dire
qu'il avait aussi envoyé avec les exécuteurs de cet ordre des
gens pour en marquer les eaux d'un fer ardent. Mais il est
certain qu'il commanda qu'en les frappant à coups de fouet, on
leur tint ce discours barbare et insensé : « Eau amère et salée,
ton maître te punit ainsi parce que lu l'as offensé sans qu'il
t'en ait donné sujet. Le roi Xerxès te passera de force ou de
gré. C'est avec raison que personne ne t'offre des sacrifices,
puisque tu es un fleuve trompeur» et salé.» Il fit ainsi châtier
la mer, et l'on coupa par son ordre la tête à ceux qui avaient
présidé à la construction des ponts.
XXXVI. Ceux qu'il avait
chargés de cet ordre barbare l'ayant exécuté, il employa
d'autres entrepreneurs à ce même ouvrage. Voici comment ils s'y
prirent. Ils attachèrent ensemble trois cent soixante vaisseaux
de cinquante rames et des trirèmes, et de l'autre côté trois
cent quatorze. Les premiers présentaient le flanc au Pont-Euxin,
et les autres, du côté de l'Hellespont, répondaient au courant
de l'eau, afin de tenir les cordages encore plus tendus. Les
vaisseaux ainsi disposés, ils jetèrent de grosses ancres, partie
du côté du Pont-Euxin pour résister aux vents qui soufflent de
cette mer, partie du côté de l'occident et de la mer Égée, à
cause des vents qui viennent du sud et du sud-est. Ils
laissèrent aussi en trois endroits différents un passage libre
entre les vaisseaux à cinquante rames pour les petits bâtiments
qui voudraient entrer dans le Pont-Euxin ou en sortir. Ce
travail fini, on tendit les câbles avec des machines de bois qui
étaient à terre. On ne se servit pas de cordages simples, comme
on avait fait la première fois, mais on les entortilla, ceux de
lin blanc deux à deux, et ceux d'écorce de byblos quatre à
quatre. Ces câbles étaient également beaux et d'une égale
épaisseur, mais ceux de lin étaient à proportion plus forts, et
chaque coudée pesait un talent. Le pont achevé, on scia de
grosses pièces de bois suivant la largeur du pont, et on les
plaça l'une à côté de l'autre dessus les câbles qui étaient bien
tendus. On les joignit ensuite ensemble, et lorsque cela fut
fait, on posa dessus des planches bien jointes les unes avec les
autres, et puis on les couvrit de terre qu'on aplanit. Tout
étant fini, on pratiqua de chaque côté une barrière, de crainte
que les chevaux et autres bêtes de charge ne fussent effrayés en
voyant la mer.
XXXVII. Les ponts achevés,
ainsi que les digues qu'on avait faites aux embouchures du canal
du mont Athos, afin d'empêcher le flux d'en combler l'entrée, le
canal même étant tout à fait fini, on en porta la nouvelle à
Sardes, et Xerxès se mit en marche. Il partit au commencement du
printemps de cette ville, où il avait passé l'hiver, et prit la
route d'Abydos avec son armée qui était en bon ordre. Tandis
qu'il était en route, le soleil, quittant la place qu'il
occupait dans le ciel, disparut, quoiqu'il n'y eût point alors
de nuages et que l'air fût très serein, et la nuit prit la place
du jour. Xerxès, inquiet de ce prodige, consulta les mages sur
ce qu'il pouvait signifier. Les mages lui répondirent que le
dieu présageait aux Grecs la ruine de leurs villes, parce que le
soleil annonçait l'avenir à cette nation, et la lune à la leur.
Xerxès, charmé de cette réponse, se remit en marche.
XXXVIII. Tandis qu'il
continuait sa route avec son armée, le Lydien Pythius, effrayé
du prodige qui avait paru dans le ciel, vint le trouver. Les
présents qu'il avait faits à ce prince et ceux qu'il en avait
reçus l'ayant enhardi, il lui parla ainsi : « Seigneur, je
souhaiterais une grâce ; daignerez-vous me l'accorder? c'est peu
pour vous, c'est beaucoup pour moi. » Xerxès, s'attendant à des
demandes bien différentes de celles qu'il lui fit, lui promit de
lui tout accorder, et lui ordonna de dire ce qu'il souhaitait.
Alors Pythius, plein de confiance; lui répondit : « Grand roi,
j'ai cinq fils. Les conjonctures présentes les obligent à vous
accompagner tous dans votre expédition contre la Grèce. Mais,
seigneur, ayez pitié de mon grand âge. Exemptez seulement l'aîné
de mes fils de servir dans cette guerre, afin qu'il ait soin de
moi, et qu'il prenne l'administration de mon bien. Quant aux
quatre autres, menez-les avec vous, et puissiez-vous revenir
dans peu, après avoir réussi selon vos désirs. »
XXXIX. « Méchant que tu es,
lui répondit Xerxès indigné, je marche moi-même contre la Grèce,
et je mène à celte expédition mes enfants, mes frères, mes
proches, mes amis, et tu oses me parler de ton fils, toi qui es
mon esclave, et qui aurais dû me suivre avec ta femme et toute
ta maison ? Apprends aujourd'hui que l'esprit de l'homme réside
dans ses oreilles. Quand il entend des choses agréables, il s'en
réjouit, et sa joie se répand dans tout le corps ; mais,
lorsqu'il en entend de contraires, il s'irrite. Si tu t'es
d'abord bien conduit, si tes promesses n'ont pas été moins
belles, tu ne pourras pas cependant te vanter d'avoir surpassé
un roi en libéralité. Ainsi, quoique aujourd'hui tu portes
l'impudence à son comble, tu ne recevras pas le salaire qui
t'est dû, et je te traiterai moins rigoureusement que tu ne le
mérites. Ta générosité à mon égard te sauve la vie à toi et à
quatre de tes fils; mais je te punirai par la perte de celui-là
seul que tu aimes uniquement. » Après avoir fait cette réponse,
il commanda sur-le-champ à ceux qui étaient chargés de pareils
ordres de chercher l'aîné des fils de Pythius, de le couper en
deux par le milieu du corps, et d'en mettre une moitié à la
droite du chemin par où devait passer l'armée, et l'autre moitié
à la gauche.
XL. Les ordres du roi exécutés,
l'armée passa entre les deux parties de ce corps ; le bagage et
les bêtes de charge les premiers, suivis de troupes de toutes
sortes de nations, pêle-mêle, sans distinction, et faisant plus
de la moitié de l'armée. Elles ne se trouvaient pas avec le
corps d'armée où était le roi ; un intervalle considérable les
en séparait. À la tête de celui-ci étaient mille cavaliers
choisis entre tous les Perses, suivis de mille hommes de pied
armés de piques, la pointe en bas; troupe d'élite, comme la
précédente. Venaient ensuite dix chevaux sacrés niséens, avec
des harnois, superbes. On leur donne le nom de niséens parce
qu'ils viennent de la vaste plaine Niséenne en Médie qui en
produit de grands. Derrière ces dix chevaux paraissait le char
sacré de Jupiter, traîné par huit chevaux blancs, et derrière
ceux ci marchait à pied un conducteur qui tenait, les rênes :
car il n'est permis à personne de monter sur ce siège. Ou voyait
ensuite Xerxès sur un char attelé de chevaux niséens. Le
conducteur allait à côté; il était Perse, et s'appelait
Patiramphès, fils d'Otanes.
XLI. Xerxès partit ainsi de
Sardes, et, selon son goût, il passait de ce char sur un
harmamaxe. Il était suivi de mille hommes armés de piques, la
pointe en haut, suivant l'usage. C'étaient les plus nobles et
les plus braves d'entre les Perses. Après eux marchaient mille
cavaliers d'élite, suivis de dix mille hommes de pied, choisis
parmi le reste des Perses. De ces dix mille hommes, il y en
avait mille qui avaient des grenades d'or à la place de la
pointe par où l'on enfonce la pique en terre. Ils renfermaient
au milieu d'eux les neuf mille autres; ceux-ci portaient à
l'extrémité de leurs piques des grenades d'argent. Ceux qui
marchaient la pique baissée en avaient aussi d'or; mais ceux qui
venaient immédiatement après Xerxès portaient des pommes d'or.
Ces dix mille hommes étaient suivis de dix mille Perses à
cheval. Entre ce corps de cavalerie et le reste des troupes qui
marchaient pêle-mêle et sans observer aucun ordre, il y avait un
intervalle de deux stades.
XLII. Au sortir de la Lydie,
l'armée lit route vers le Caïque, entra en Mysie, et, laissant
ensuite à main-gauche le mont Cané, elle alla du Caïque par
l'Atarnée à la ville de Carène. De cette ville, elle prit sa
marche par la plaine de Thèbes, passa près d'Adramyttium et
d'Antandros, ville pélasgique, d'où, laissant à gauche le mont
Ida, elle pénétra dans la Troade. L'armée campa la nuit au pied
de cette montagne. Il survint un grand orage accompagné de
tonnerre et d'éclairs si affreux, qu'il périt en cet endroit
beaucoup de monde. De l'armée vint camper sur les bords du
Scamandre. Ce fut la première rivière, depuis le départ de
Sardes, qui fut mise à sec, et dont l'eau ne put suffire aux
hommes et aux bêtes de charge.
XLIII. Dès que Xerxès fut
arrivé sur les bords de cette rivière, il monta à Pergame de
Priam, qu'il désirait fort de voir. Lorsqu'il l'eut examinée, et
qu'il en eut appris toutes les particularités, il immola mille
boeufs à Minerve de Troie, et les mages firent des libations à
l'honneur des héros du pays. Ces choses achevées; une terreur
panique se répandit dans le camp la nuit suivante. Le roi partit
de là à la pointe du jour, ayant à sa gauche les villes de
Rhaetium, d'Ophrynium et de Dardanus, qui est voisine de celle
d'Abydos, et à sa droite les Gergithes-Teucriens.
XLIV. Lorsqu'on fut arrivé à
Abydos, Xerxès voulut voir toutes ses troupes. On lui avait
élevé sur un tertre un tribunal de marbre blanc suivant les
ordres que les Abydéniens en avaient reçus auparavant. De là,
portant ses regards sur le rivage, il contempla ses armées de
terre et de mer. Après avoir joui de ce spectacle, il souhaita
voir un combat naval. On lui donna cette satisfaction. Les
Phéniciens de Sidon remportèrent la victoire. Xerxès prit
beaucoup de plaisir à ce combat, et son armée ne lui en fit pas
moins.
XLV. En voyant l'Hellespont
couvert de vaisseaux, le rivage entier et les plaines d'Abydos
remplis de gens de guerre, il se félicita lui-même sur son
bonheur; mais peu après il versa des larmes.
XLVI. Artabane, son oncle
paternel, qui d'abord lui avait parlé librement sur la guerre de
Grèce, et qui avait voulu l'en dissuader, s'étant aperçu de ses
pleurs, lui tint ce discours : « Seigneur, votre conduite
actuelle est bien différente de celle que vous teniez peu
auparavant. Vous vous regardiez comme heureux, et maintenant
vous versez des larmes. - Lorsque je réfléchis, répondit Xerxès,
sur la brièveté de la vie humaine, et que de tant de milliers
d'hommes il n'en restera pas un seul dans cent ans, je suis ému
de compassion. - Nous éprouvons, dit Artabane, dans le cours de
notre vie, des choses bien plus tristes que la mort même. Car,
malgré sa brièveté, il n'y a point d'homme si heureux, soit
parmi cette multitude, soit dans tout l'univers, à qui il ne
vienne dans l'esprit, je ne dis pas une fois, mais souvent, de
souhaiter de mourir. Les malheurs qui surviennent, les maladies
qui nous troublent, font paraître la vie bien longue, quelque
courte qu'elle soit. Dans une existence si malheureuse, l'homme
soupire après la mort, et la regarde comme un port assuré. En
assaisonnant notre vie de quelques plaisirs, le dieu fait bien
voir sa jalousie.
XLVII. - Artabane, reprit
Xerxès, la vie de l'homme est telle que vous la présentez. Mais
finissons un entretien si triste, lorsque nous avons devant nous
tant de choses agréables. Dites-moi, je vous prie, si la vision
que vous avez eue n'eût point été si claire, persisteriez-vous
dans votre ancien sentiment? me dissuaderiez-vous encore de
porter la guerre en Grèce, ou changeriez-vous d'avis? parlez
sans rien déguiser. - Seigneur, dit Artabane, puisse la vision
que nous avons eue avoir l'heureux accomplissement que nous
désirons l'un et l'autre ! Mais encore à présent je suis
extrêmement effrayé, et je ne me sens pas maître de moi-même,
lorsque entre autres choses sur lesquelles je réfléchis j'en
vois deux de la plus grande conséquence qui vous sont
contraires.
XLVIII. - Quelles sont donc
ces deux choses, reprit Xerxès, qui, à votre avis, me sont si
contraires? Peut-on reprocher à l'armée de terre de n'être point
assez nombreuse, et croyez-vous que les Grecs puissent nous en
opposer une plus forte? trouvez-vous notre flotte inférieure à
la leur? serait-ce enfin l'une et l'autre? Si nos armées vous
paraissent trop peu considérables, on peut faire au plus tôt de
nouvelles levées.
XLIX. - Seigneur, reprit
Artabane, il n'y a point d'homme, du moins en son bon sens, qui
puisse reprocher à vos armées de terre et de mer de n'être point
assez nombreuses. Si vous faites de nouvelles levées, les deux
choses dont je parle vous seront encore beaucoup plus
contraires. Ces deux choses sont la terre et la mer. En effet,
s'il s'élève une tempête, il n'y a point, comme je le
conjecture, de port au monde assez vaste pour contenir votre
flotte, et pour la mettre en sûreté. Mais il ne suffit pas qu'il
y ait un seul port, il faut encore qu'il y en ait de pareils
dans tous les pays où vous irez. Or, comme vous n'avez point de
ports commodes, sachez, seigneur, que nous sommes à la merci des
événements fortuits, et que nous ne leur commandons point. Voilà
donc une des deux choses qui vous sont ennemies. Passons à
l'autre. La terre ne vous le sera pas moins que la mer; en voici
la preuve. Si rien ne s'oppose à vos conquêtes, elle vous sera
d'autant plus contraire que vous irez plus en avant, et que vous
avancerez toujours insensiblement et sans vous en apercevoir.
Car les hommes ne sont jamais rassasiés d'heureux succès. Ainsi,
quand même vous ne trouveriez point d'obstacle à vos conquêtes,
leur étendue et le temps qu'il vous y faudra employer amèneront
la famine. Le sage craint dans ses délibérations, et réfléchit
sur tous les événements fâcheux qui peuvent survenir ; mais,
dans l'exécution, il est hardi et intrépide.
L. - Artabane, reprit Xerxès,
ce que vous venez de dire est vraisemblable. Mais il ne faut ni
tout craindre, ni tout examiner avec une égale circonspection.
Si, dans toutes les affaires qui se succèdent les unes aux
autres, on délibérait avec le même scrupule, on n'exécuterait
jamais rien. Il vaut mieux, en entreprenant tout avec hardiesse,
éprouver la moitié des maux qui surviennent à la suite de
pareilles entreprises, que de s'exposer à aucun, en se laissant
enchaîner par des frayeurs prématurées. Si vous combattez toutes
les opinions, sans proposer en la place quelque chose de
certain, vous échouerez comme celui qui a été d'un avis
contraire au vôtre, et en cela les choses vont de pair. Or je
pense qu'un homme ne peut jamais avoir de connaissances
certaines. Les gens hardis réussissent ordinairement; tandis que
ceux qui agissent avec trop de lenteur et de circonspection,
sont rarement couronnés par le succès. À quel degré de puissance
les Perses ne sont-ils pas parvenus? Si les rois mes devanciers
avaient pensé comme vous, ou si, sans être de votre avis, ils
avaient eu des conseillers tels que vous, on ne verrait point ce
peuple élevé à ce haut point de gloire. C'est en se précipitant
dans les dangers qu'ils ont agrandi leur empire. Car on ne
réussit ordinairement dans les grandes entreprises qu'en courant
de grands dangers. Jaloux de leur ressembler, nous nous sommes
mis en campagne dans la plus belle saison de l'année; et après
avoir subjugué l'Europe entière, nous retournerons en Perse sans
avoir éprouvé nulle part ni la famine ni rien autre chose de
fâcheux. Nous avons en effet avec nous beaucoup de vivres, et
toutes les nations où nous allons porter les armes cultivant la
terre, et n'étant point nomades, nous trouverons dans leur pays
du blé que nous pourrons nous approprier.
LI. - Puisque vous ne nous
permettez pas, seigneur, reprit alors Artabane, de rien craindre,
recevez du moins favorablement le conseil que je vais vous
donner. Quand on a beaucoup à discuter, on est forcé d'étendre
son discours. Cyrus, fils de Cambyse, subjugua toute l'Ionie,
excepté Athènes, et la rendit tributaire des Perses. Je vous
conseille donc de ne pas mener les ioniens contre leurs pères.
Nous n'en avons pas besoin pour être supérieurs aux ennemis.
S'ils nous accompagnent, il faut qu'ils soient ou les plus
injustes de tous les hommes, en contribuant à mettre sous le
joug leur métropole, ou les plus justes, en l'aidant à défendre
sa liberté. Leur injustice ne peut pas nous être d'un grand
avantage, mais leur justice peut nous porter un grand préjudice.
Réfléchissez donc, seigneur, sur la justesse de ce mot ancien :
En commençant une entreprise, on ne voit pas toujours quelle »
en sera l'issue.
LII. - Artabane, reprit Xerxès,
vous vous trompez dans vos avis, et surtout en craignant le
changement des Ioniens. Nous avons des preuves de leur fidélité.
Vous même vous en avez été témoin, et tous ceux qui se sont
trouvés à l'expédition de Darius contre les Scythes. Il
dépendait d'eux de sauver l'armée ou de la faire périr, et
cependant ils se sont montrés justes envers nous, et nous ont
gardé la foi sans nous causer aucun mal. D'ailleurs je ne dois
craindre aucune entreprise de la part d'un peuple qui m'a laissé
pour gages, dans mes États, ses biens, ses femmes et ses enfants.
Soyez donc tranquille, prenez courage; veillez à la conservation
de ma maison et de mon empire; c'est à vous, à vous seul que je
confie mon sceptre et ma couronne. »
LIII. Après ce discours,
Xerxès renvoya Artabane à Suses, et manda près de lui les plus
illustres d'entre les Perses. Lorsqu'ils furent assemblés, il
leur parla ainsi : « Perses, je vous ai convoqués pour vous
exhorter à vous conduire en gens de cœur, et à ne point ternir
l'éclat des exploits à jamais mémorables de nos ancêtres. Que
tous en général, que chacun de vous en particulier montre une
égale ardeur. Travaillez avec zèle à l'intérêt commun. Cette
expédition est de la dernière conséquence. Occupez-vous-en
fortement ; je vous le recommande avec d'autant plus de raison,
que nous marchons, à ce que j'apprends, contre des peuples
belliqueux. Si nous les battons, nous ne trouverons point
ailleurs de résistance. Passons donc actuellement en Europe,
après avoir adressé nos prières aux dieux tutélaires de la
Perse. »
LIV. Ce même jour les Perses
se préparèrent à passer. Le lendemain, ils attendirent quelque
temps pour voir lever le soleil. En attendant qu'il se levât,
ils brûlèrent sur le pont toutes sortes de parfums, et le chemin
fut jonché de myrte. Dès qu'il parut, Xerxès fit avec une coupe
d'or des libations dans la mer, et pria le soleil de détourner
les accidents qui pourraient l'empêcher de subjuguer l'Europe
avant que d'être arrivé à ses extrémités. Sa prière finie, il
jeta la coupe dans l'Hellespont avec un cratère d'or, et un
sabre à la façon des Perses, qu'ils appellent acinacès. Je ne
puis décider avec certitude si, en jetant ces choses dans la
mer, il en faisait un don au soleil, ou si, se repentant d'avoir
fait fustiger l'Hellespont, il cherchait à l'apaiser par ses
offrandes.
LV. Cette cérémonie achevée,
on fit passer sur le pont qui était du côté du Pont-Euxin toute
l'infanterie et toute la cavalerie; et sur l'autre qui regardait
la mer Égée, les bêtes de somme et les valets. Les dix mille
Perses marchèrent les premiers, ayant tous une couronne sur la
tête. Après eux venait le corps de troupes composé de toutes
sortes de nations. Il n'en passa pas davantage ce jour-là. Le
lendemain les cavaliers, et ceux qui portaient leurs piques la
pointe en bas, passèrent les premiers ils étaient, aussi
couronnés. Après eux venaient les chevaux sacrés et le char
sacré, puis Xerxès lui-même, les piquiers et les mille
cavaliers. Ils étaient suivis du reste de l'armée, et en même
temps les vaisseaux se rendirent au rivage opposé. J'ai ouï dire
aussi que le roi passa le dernier.
LVI. Quand Xerxès fut en
Europe, il regarda défiler sou armée sous les coups de fouet, ce
qui dura pendant sept jours et sept nuits sans aucun relâche. Le
roi, ayant déjà traversé l'Hellespont, on prétend qu'un habitant
de cette côte s'écria : «Ô Jupiter! pourquoi, sous la forme d'un
Perse et le nom de Xerxès, traînes-tu à ta suite tous les hommes
pour détruire la Grèce? il te serait aisé de le faire sans leur
secours. »
LVII. Les troupes ayant toutes
défilé et étant en marche, il parut un grand prodige, dont
Xerxès ne tint aucun compte, quoiqu'il fût facile à expliquer.
Une cavale enfanta un lièvre. Il était aisé de conjecturer par
ce prodige que Xerxès mènerait en Grèce avec beaucoup de faste
et d'ostentation une armée nombreuse, mais qu'il retournerait au
même lieu d'où il était parti, en courant pour lui-même les plus
grands dangers. Il lui arriva aussi un autre prodige tandis
qu'il était encore à Sardes : une mule fit un poulain avec les
parties qui caractérisaient les deux sexes celles du mâle
étaient au-dessus.
LVIII. Xerxès, sans aucun
égard pour ces deux prodiges, alla en avant avec son armée de
terre, tandis que sa flotte sortait de l'Hellespont et côtoyait
le rivage, tenant une route opposée à celle de l'armée de terre;
car la flotte allait vers le couchant pour se rendre au
promontoire Sarpédon, où elle avait ordre de séjourner. L'armée
de terre, au contraire, marchant vers l'aurore et le lever du
soleil par la Chersonèse, traversa la ville d'Agora par le
milieu, ayant à droite le tombeau d'Hellé, fille d'Athamas, et à
gauche la ville de Cardia. De là, tournant le golfe Mélas, elle
traversa un fleuve du même nom, dont les eaux furent épuisées et
ne purent alors lui suffire. Après avoir passé ce fleuve, qui
donne son nom au golfe, l'armée alla vers l'occident, passa le
long d'Aenos, ville éolienne, et du lac Stentoris, d'où elle
arriva enfin à Dorisque.
LIX. Le Dorisque est un rivage
et une grande plaine de la Thrace. Cette plaine est arrosée par
l'Hèbre, fleuve considérable, et l'on y a bâti un château royal
appelé Dorisque, où les Perses entretiennent une garnison depuis
le temps que Darius y en mit une lorsqu'il marcha contre les
Scythes. Ce lien paraissant à Xerxès commode pour ranger ses
troupes et pour en faire le dénombrement, il donna ses ordres en
conséquence. Les vaisseaux étant tous arrivés à la côte de
Dorisque, leurs capitaines les rangèrent, par l'ordre de ce
prince, sur le rivage qui touche à ce château où sont Sala,
ville des Samothraces, et Zona, et à l'extrémité un célèbre
promontoire appelé Serrhium. Ce pays appartenait autrefois aux
Ciconiens. Lorsqu'ils eurent tiré à terre leurs vaisseaux, ils
se reposèrent, et pendant ce temps-là Xerxès fit, dans la plaine
de Dorisque, le dénombrement de son armée.
LX. Je ne puis assurer ce que
chaque nation fournit de troupes : personne ne le dit. Mais
l'armée de terre montait en total à dix-sept cent mille hommes.
Voici comment se fit ce dénombrement. On assembla un corps de
dix mille hommes dans un même espace, et, les ayant fait serrer
autant qu'on le put, l'on traça un cercle à l'entour. On fit
ensuite sortir ce corps de troupes, et l'on environna ce cercle
d'un mur à hauteur du nombril. Cet ouvrage achevé, on fit entrer
d'autres troupes dans l'enceinte, et puis d'autres, jusqu'à ce
que par ce moyen on les eût toutes comptées. Le dénombrement
fait, on les rangea par nations.
LXI. Voici celles qui se
trouvèrent à cette expédition. Premièrement, les Perses. Ils
avaient des bonnets de feutre bien foulé qu'on appelle tiares,
des tuniques de diverses couleurs et garnies de manches, des
cuirasses de fer, travaillées en écailles de poissons, et de
longs hauts-de-chausses qui leur couvraient les jambes. Ils
portaient une espèce de bouclier qu'on appelle gerrhes avec un
carquois au-dessous, de courts javelots, de grands arcs, des
flèches de canne, et outre cela un poignard suspendu à la
ceinture et portant sur la cuisse droite. Ils étaient commandés
par Otanes, père d'Amestris, femme de Xerxès. Les Grecs leur
donnaient autrefois le nom de Céphènes, et leurs voisins celui
d'Artéens qu'eux-mêmes prenaient aussi. Mais Persée, fils de
Jupiter et de Danaé, étant allé chez Céphée, fils de Bélus,
épousa Andromède sa fille, et en eut un fils qu'il nomma Persès.
Il le laissa à la cour de Céphée; et comme celui-ci n'avait
point d'enfants mâles, toute la nation prit de ce Persès le nom
de Perses.
LXII. Les Mèdes marchaient
vêtus et armés de même. Celle manière de s'habiller et de
s'armer est propre aux Mèdes, et non aux Perses. Ils avaient à
leur tête Tigranes de la maison des Achéménides. Tout le monde
les appelait anciennement Ariens; mais, Médée de Calchos ayant
passé d'Athènes dans leur pays, ils changèrent aussi de nom
suivant les Mèdes eux-mêmes. Les Cissiens étaient habillés et
armés comme les Perses; mais au lieu de tiares ils portaient des
mitres. Anaphès, fils d'Otanes, les commandait. Les Hyrcaniens
avaient aussi la même armure que les Perses, et reconnaissaient
pour général Mégapane, qui eut depuis le gouvernement de
Babylone.
LXIII. Les Assyriens avaient
des casques d'airain tissus et entrelacés d'une façon
extraordinaire et difficile à décrire. Leurs boucliers, leurs
javelots et leurs poignards ressemblaient à peu près à ceux des
Égyptiens. Outre cela, ils portaient des massues de bois
hérissées de nœuds de fer et des cuirasses de lin. Les Grecs
leur donnaient le nom de Syriens, et les Barbares celui
d'Assyriens. Les Chaldéens faisaient corps avec eux. Les uns et
les autres étaient commandés par Otaspès, fils d'Artachée.
LXIV. Le casque des Bactriens
approchait beaucoup de celui des Mèdes. Leurs arcs étaient de
canne, à la mode de leur pays, et leurs dards fort courts. Les
Saces, qui sont Scythes, avaient des bonnets foulés et terminés
en pointe droite, des hauts-de-chausses, des arcs à la mode de
leur pays, des poignards, et outre cela des haches appelées
sagaris. Quoique Scythes Aniyrgiens, on leur donnait le nom de
Saces; car c'est ainsi que les Perses appellent tous les
Scythes. Hystaspes, fils de Darius et d'Atosse, fille de Cyrus,
commandait les Bactriens et les Saces.
LXV. Les Indiens portaient des
habits de coton, des arcs de canne, et des flèches aussi de
canne armées d'une pointe de fer. Ces peuples ainsi équipés
servaient sous Pharnazathrès, fils d'Artabates. Les arcs des
Ariens ressemblaient à ceux des Mèdes, et le reste de leur
armure à celle des Bactriens. Ils étaient commandés par Sisamnès,
fils d'Hydarnes.
LXVI. Les Parthes, les
Chorasmiens, les Sogdiens, les Gandariens et les Dadices étaient
armés comme les Bactriens. Artabaze, fils de Pharnaces,
commandait les Parthles et les Chorasmiens ; Azanes, fils
d'Artée, les Sogdiens, et Artyphius, fils d'Artabane, les
Gandariens et les Dadices.
LXVII. Les Caspiens étaient
vêtus d'une saie de peaux de chèvres. Ils avaient des arcs et
des flèches de canne, à la mode de leur pays, et des cimeterres.
Ariomarde, frère d'Artyphius, les commandait. Les Sarangéens
avaient des habits de couleur éclatante ; leur chaussure, en
forme de bottines, montait jusqu'aux genoux. Leurs arcs et leurs
javelots étaient à la façon des Mèdes. Chérendates, fils de
Mégabaze, était leur commandant. Les Pactyices avaient aussi une
saie de peaux de chèvres, et pour armes des arcs à la façon de
leur pays, et des poignards. Ils étaient commandés par Artyntès,
fils d'lthamatrès.
LXVIII. Les Outiens, les
Myciens et les Paricaniens étaient armés comme les Pactyices.
Arsaménès, fils de Darius, commandait les Outiens et les Myciens,
et Siromitrès fils d'OEbasus, les Paricaniens.
LXIX. Les habits des Arabes
étaient amples et retroussés avec des ceintures. Ils portaient
au côté droit de longs arcs qui se bandaient dans l'un et
l'autre sens. Les Éthiopiens, vêtus de peaux de léopard et de
lion, avaient des arcs de branches de palmier de quatre coudées
de long au moins, et de longues flèches de canne à l'extrémité
desquelles était, au lieu de fer, une pierre pointue dont ils se
servent aussi pour graver leurs cachets. Outre cela, ils
portaient des javelots armés de cornes de chevreuil pointues et
travaillées comme un fer de lance, des massues pleines de nœuds.
Quand ils vont au combat, ils se frottent la moitié du corps
avec du plâtre, et l'autre moitié avec du vermillon. Les
Éthiopiens qui habitent au-dessus de l'Égypte et les Arabes
étaient sous les ordres d'Arsamès, fils de Darius et d'Artystone,
fille de Cyrus, que Darius avait aimée plus que toutes ses
autres femmes, et dont il avait fait faire la statue en or, et
travaillée au marteau. Arsamès commandait donc aux Éthiopiens
qui sont au-dessus de l'Égypte et aux Arabes.
LXX. Les Éthiopiens orientaux
(car il y avait deux sortes d'Éthiopiens à cette expédition)
servaient avec les Indiens. Ils ressemblaient aux autres
Éthiopiens, et n'en différaient que par le langage et la
chevelure. Les Éthiopiens orientaux ont en effet les cheveux
droits, au lieu que ceux de Libye les ont plus crépus que tous
les autres hommes. Ils étaient armés à peu près comme les
Indiens, et ils avaient sur la tête des peaux de front de cheval
enlevées avec la crinière et les oreilles. Les oreilles se
tenaient droites, et la crinière leur servait d'aigrette. Des
peaux de grues leur tenaient lieu de boucliers.
LXXI. Les Libyens avaient des
habits de peaux, et des javelots durcis au feu. Ils étaient
commandés par Massagès, fils d'Oarizus.
LXXII. Les casques des
Paphlagoniens étaient tissus ; leurs boucliers petits, ainsi que
leurs piques. Outre cela, ils avaient des dards et des poignards.
La chaussure à la mode de leur pays allait à mi-jambe. Les
Ligyens, les Matianiens, les Mariandyniens et les Syriens, que
les Perses appellent Cappadociens, étaient armés comme les
Paphlagoniens, Dotus, fils de Mégasidrès, commandait les
Paphlagoniens et les Matianiens; et Gobryas, fils de Darius et
d'Arystone, les Mariandyniens, les Ligyens et les Syriens.
LXXIII. L'armure des Phrygiens
approchait beaucoup de celle des Paphlagoniens; la différence
était fort petite. Les Phrygiens s'appelèrent Briges, suivant
les Macédoniens, tant que ces peuples restèrent en Europe et
demeurèrent avec eux; mais, étant passés en Asie, ils changèrent
de nom en changeant de pays, et prirent celui de Phrygiens. Les
Arméniens étaient armés comme les Phrygiens, dont ils sont une
colonie. Les uns et les autres étaient commandés par Artochmès,
qui avait épousé une fille de Darius.
LXXIV. L'armure des Lydiens
ressemblait à peu de chose près à celle des Grecs. On appelait
autrefois ces peuples Méoniens, mais dans la suite ils
changèrent de nom, et prirent celui qu'ils portent de Lydus,
fils d'Atys. Les Mysiens avaient des casques à la façon de leur
pays, avec de petits boucliers et des javelots durcis au feu;
ils sont une colonie des Lydiens, et prennent le nom
d'Olympiéniens du mont Olympe. Les uns et les autres avaient
pour commandant Artapherne, fils d'Artapherne qui avait fait une
invasion à Marathon avec Datis.
LXXV. Les Thraces (d'Asie)
avaient sur la tête des peaux de renards, et pour habillement
des tuniques, et par-dessus une robe de diverses couleurs, très
amples avec des brodequins de peaux de jeunes chevreuils. Ils
avaient outre cela des javelots, des boucliers légers et de
petits poignards. Ces peuples passèrent en Asie, où ils prirent
le nom de Bithyniens. Ils s'appelaient auparavant Strymoniens,
comme ils en conviennent eux-mêmes, dans le temps qu'ils
habitaient sur les bords du Strymon, d'où les chassèrent,
suivant eux, les Teucriens et les Mysiens.
LXXVI. Bassacès, fils
d'Artabane, commandait les Thraces asiatiques... Ils portaient
de petits boucliers de peaux de boeufs crues, chacun deux épieux
à la lycienne, des casques d'airain, et, outre ces casques, des
oreilles et des cornes de boeufs en airain avec des aigrettes.
Des bandes d'étoffe rouge enveloppaient leurs jambes. II y a
chez ces peuples un oracle de Mars.
LXXVII. Les Cabaliens-Méoniens
et les Lasoniens étaient armés et vêtus comme les Ciliciens.
J'en parlerai lorsque j'en serai aux troupes ciliciennes. Les
Milyens avaient de courtes piques, des habits attachés avec des
agrafes, des casques de peaux, et quelques-uns avaient des arcs
à la lycienne. Badrès, fils d'Hystanès, commandait toutes ces
nations. Les Mosches portaient des casques de bois, de petits
boucliers, et des piques dont la hampe était petite et le fer
grand.
LXXVIII. Les Tibaréniens, les
Macrons et les Mosynoeques étaient armés à la façon des Mosches.
Ariomarde, fils de Darius et de Parmys, fille de Smerdis et
petite-fille de Cyrus, commandait les Mosches. Les Macrons et
les Mosynoeques étaient sous les ordres d'Artayctès, fils de
Chérasmis, gouverneur de Sestos sur l'Hellespont.
LXXIX. Les Mares portaient des
casques tissus à la façon de leur pays, et de petits boucliers
de cuir avec des javelots. Les habitants de la Colchide avaient
des casques de bois, de petits boucliers de peaux de bœufs crues,
de courtes piques, et outre cela des épées. Pharandates, fils de
Tésapis, commandait les Mares et les Colchidions. Les Alarodiens
et les Sapires, armés à la façon des Colchidiens, recevaient
l'ordre de Masistius, fils de Siromitrès.
LXXX. Les insulaires de la mer
Érythrée, qui venaient des îles oit le roi fait transporter ceux
qu'il exile, se trouvaient à celte expédition; leur habillement
et leur armure approchaient beaucoup de ceux des Mèdes. Ces
insulaires reconnaissaient pour leur chef Mardontès, fils de
Bagée, qui fut tué deux ans après à la journée de Mycale, où il
commandait.
LXXXI. Tels étaient les
peuples qui allaient en Grèce par le continent, et qui
composaient l'infanterie. Ils étaient commandés par les chefs
dont je viens de parler. Ce furent eux qui formèrent leurs
rangs, et qui en firent le dénombrement. Ils établirent sous eux
des commandants de dix mille hommes et de mille hommes; et les
commandants de dix mille hommes créèrent des capitaines de cent
hommes et des dizeniers. Ainsi les différents corps de troupes
et de nations avaient à leur tête des officiers subalternes ;
mais ceux que j'ai nommés commandaient en chef.
LXXXII. Ces chefs
reconnaissaient pour leurs généraux, ainsi que toute
l'infanterie, Mardonius, fils de Gobryas; Tritantaechmès, fils
de cet Artabane qui avait conseillé au roi de ne point porter la
guerre en Grèce; Smerdoménès, fils d'Otanes, tous deux neveux de
Darius et cousins germains de Xerxès; Masiste, fils de Darius et
d'Atosse ; Gergis, fils d'Arize ; et Mégabyse, fils de Zopyre.
LXXXIII. Toute l'infanterie
les reconnaissait pour ses généraux, excepté les dix mille,
corps de troupes choisi parmi tous les Perses, qui était
commandé par Hydarnès, fils d'Hydarnès. On les appelait
Immortels, parce que si quelqu'un d'entre eux venait à manquer
pour cause de mort ou de maladie, on en élisait un autre à sa
place, et parce qu'ils n'étaient jamais ni plus ni moins de dix
mille. Les Perses surpassaient toutes les autres troupes par
leur magnificence et par leur courage. Leur armure et leur
habillement étaient tels que nous les avons décrits. Mais,
indépendamment de cela, ils brillaient par la multitude des
ornements en or dont ils étaient décorés. Ils menaient avec eux
des harmamaxes pour leurs concubines, et un grand nombre de
domestiques superbement vêtus. Des chameaux et d'autres bêtes de
charge leur portaient des vivres, sans compter ceux qui étaient
destinés au reste de l'armée.
LXXXIV. Toutes ces nations ont
de la cavalerie; cependant il n'y avait que celles-ci qui en
eussent amené. La cavalerie perse était armée comme
l'infanterie, excepté un petit nombre qui portait sur la tête
des ornements d'airain et de fer travaillés au marteau.
LXXXV. Les Sagartiens, peuples
nomades, sont originaires de Perse, et parlent la même langue.
Leur habillement ressemble en partie à celui des Perses, et en
partie à celui des Pactyices. Ils fournirent huit mille hommes
de cavalerie. Ces peuples ne sont point dans l'usage de porter
des armes d'airain et de fer, excepté des poignards; mais ils se
servent à la guerre de cordes tissues avec des lanières, dans
lesquelles ils mettent toute leur confiance. Voici leur façon de
combattre. Dans la mêlée, ils jettent ces cordes, à l'extrémité
desquelles sont des rets; s'ils en ont enveloppé un cheval ou un
homme, ils le tirent à eux et, le tenant enlacé dans leurs
filets, ils le tuent. Telle est leur manière de combattre. ils
faisaient corps avec les Perses.
LXXXVI. La cavalerie mède
était armée comme leur infanterie, ainsi que celle des Cissiens.
Les cavaliers indiens avaient les mêmes armes que leur
infanterie; mais, indépendamment des chevaux de main, ils
avaient des chars armés en guerre, traînés par des chevaux et
des zèbres. La cavalerie bactrienne était armée comme leurs gens
de pied. Il en était de même de celle des Caspiens et des
Libyens; mais ces derniers menaient tous aussi des chariots. Les
... et les Paricaniens étaient armés comme leur infanterie. Les
cavaliers arabes avaient aussi le même habillement et la même
armure que leurs gens de pied ; mais ils avaient tous des
chameaux dont la vitesse n'était pas moindre que celle des
chevaux.
LXXXVII. Ces nations seules
avaient fourni de la cavalerie. Elle montait à quatre-vingt
mille chevaux, sans compter les chameaux et les chariots. Toutes
ces nations, rangées par escadrons, marchaient chacune à son
rang; mais les Arabes occupaient le dernier, afin de ne point
effrayer les chevaux, parce que cet animal ne peut souffrir le
chameau.
LXXXVIII. Hermamithrès et
Tithée, tous deux fils de Datis, commandaient la cavalerie.
Pharnuchès, leur collègue, était retenu à Sardes par une maladie
que lui avait occasionnée un accident fâcheux dans le temps que
l'armée partait de cette ville. Son cheval, effrayé d'un chien
qui se jeta à l'improviste entre ses jambes, se dressa et le
jeta par terre. Pharnuchès vomit le sang, et tomba dans une
maladie qui dégénéra en phthisie. Ses gens exécutèrent
sur-le-champ l'ordre qu'il leur avait donné dès le commencement
au sujet de son cheval. Ils conduisirent cet animal à l'endroit
où il avait jeté par terre son maître, et lui coupèrent les
jambes aux genoux. Cet accident fit perdre à Pharnuchès sa place
de général.
LXXXIX. Le nombre des trirèmes
montait à douze cent sept. Voici les nations qui les avaient
fournies. Les Phéniciens et les Syriens de la Palestine en
avaient donné trois cents. Ces peuples portaient des casques à
peu près semblables à ceux des Grecs, des cuirasses de lin, des
javelots, et des boucliers dont le bord n'était pas garni de fer.
Les Phéniciens habitaient autrefois sur les bords de la mer
Érythrée, comme ils le disent eux-mêmes; mais étant passés de là
sur les côtes de Syrie, ils s'y établirent. Cette partie de la
Syrie, avec tout le pays qui s'étend jusqu'aux frontières
d'Égypte, s'appelle Palestine. Les Égyptiens avaient fourni deux
cents vaisseaux. Ils avaient pour armure de tête des casques de
jonc tissu. Ils portaient des boucliers convexes dont les bords
étaient garnis d'une large bande de fer, des piques propres aux
combats de mer, et de grandes haches. La multitude avait des
cuirasses et de grandes épées. Telle était l'armure de ces
peuples.
XC. Les Cypriens avaient cent
cinquante vaisseaux. voici comment ces peuples étaient armés.
Leurs rois avaient la tête couverte d'une mitre, et leurs sujets
d'une citare; le reste de l'habillement et de l'armure
ressemblait à celui des Grecs. Les Cypriens sont un mélange de
nations différentes. Les uns viennent de Salamine et d'Athènes,
les autres d'Arcadie, de Cythnos, de Phénicie et d'Éthiopie,
comme ils le disent eux-mêmes.
XCI. Les Ciliciens amenèrent
cent vaisseaux. Ils avaient des casques à la façon de leurs
pays, de petits boucliers de peaux de boeufs crues avec le poil,
et des tuniques de laine, et chacun deux javelots, avec une épée
à peu près semblable à celle des Égyptiens. Anciennement on les
appelait Hypachéens; mais Cilix, fils d'Agénor, qui était
Phénicien, leur donna son nom. Les Pamphyliens fournirent trente
vaisseaux. Ils étaient armés et équipés à la façon des Grecs.
Ces peuples descendent de ceux qui, au retour de l'expédition de
Troie, furent dispersés par la tempête avec Amphilochus et
Calchas.
XCII. Les Lyciens
contribuèrent de cinquante vaisseaux. ils avaient des cuirasses,
des grêvières, des arcs de bois de cornouiller, des flèches de
canne qui n'étaient point empennées, des javelots, une peau de
chèvre sur les épaules, et des bonnets ailés sur la tête. Ils
portaient aussi des poignards et des faux. Les Lyciens viennent
de Crète et s'appelaient Termiles; mais Lycus, fils de Pandion,
qui était d'Athènes, leur donna son nom.
XCIII. Les Doriens-Asiatiques
donnèrent trente vaisseaux. Ils portaient des armes à la façon
des Grecs, comme étant originaires du Péloponnèse. Les Cariens
avaient soixante-dix vaisseaux. Ils étaient habillés et armés
comme les Grecs. Ils avaient aussi des faux et des poignards. On
dit dans le premier livre quel nom on leur donnait autrefois.
XCIV. Les Ioniens amenèrent
cent vaisseaux. Ils étaient armés comme les Grecs. Ils
s'appelèrent Pélasges-Aegialéens, comme le disent les Grecs,
tout le temps qu'ils habitèrent la partie du Péloponnèse connue
aujourd'hui sous le nom d'Achaïe, et avant l'arrivée de Danaüs
et de Xuthus dans le Péloponnèse. Mais dans la suite ils furent
nommés Ioniens, d'Ion, fils de Xuthus.
XCV. Les Insulaires, armés
comme les Grecs, donnèrent dix-sept vaisseaux. Ils étaient
Pélasges; mais dans la suite ils furent appelés Ioniens, par la
même raison que les douze villes ioniennes fondées par les
Athéniens. Les Éoliens amenèrent soixante vaisseaux. Leur armure
était la même que celle des Grecs. On les appelait anciennement
Pélasges, au rapport des Grecs. Les Hellespontiens, excepté ceux
d'Abydos, qui avaient ordre du roi de rester dans le pays à la
garde des ponts, et le reste des peuples du Pont, équipèrent
cent vaisseaux. Ces peuples, qui étaient des colonies d'Ioniens
et de Doriens, étaient armés comme les Grecs.
XCVI. Les Perses, les Mèdes et
les Saces combattaient sur tous ces vaisseaux, dont les
meilleurs voiliers étaient phéniciens, et principalement ceux de
Sidon. Toutes ces troupes, ainsi que celles de terre, avaient
chacune des commandants de son pays. Mais, n'étant point obligé
à faire la recherche de leurs noms, je les passerai sous
silence. Ils méritent en effet d'autant moins qu'on en parle,
que non seulement chaque peuple, mais encore toutes les villes
ayant leurs commandants particuliers, les officiers ne suivaient
pas en qualité de généraux, mais comme les autres esclaves qui
marchaient à cette expédition, et que j'ai nommé les généraux
qui avaient. toute l'autorité, et les Perses qui commandaient en
chef chaque nation.
XCVII. L'armée navale avait
pour généraux Ariabignès, fils de Darius ; Prexaspes, fils
d'Aspathinès; Mégabaze, fils de Mégabates, et Achéménès, fils de
Darius. Les Ioniens et les Cariens étaient commandés par
Ariabignès, fils de Darius et de la fille de Gobryas; et les
Égyptiens par Achéménès, frère de père et de Mère de Xerxès. Les
deux autres généraux commandaient le reste de la flotte, les
vaisseaux à trente et à cinquante rames, les cercures ceux qui
servaient au transport des chevaux, et les vaisseaux longs, qui
allaient à trois mille.
XCVIII. Entre les officiers de
la flotte, les plus célèbres, du moins après les généraux,
étaient Tétramneste, fils d'Anysus, de Sidon ; Mapen, fils de
Siromus, de Tyr ; Merbal, fils d'Agbal, d'Arados; Syennésis,
fils d'Oromédon, de Cilicie; Cybernisque, fils de Sicas, de
Lycie; Gorgus, fils de Chersis, et Timonax, fils de Timagoras,
tous deux de l'île de Chypre; Histiée, fils de Tymnès; Pigrès,
fils de Seldome, et Damasithyme, fils de Candaules, de Carie.
XCIX. Je ne vois aucune
nécessité de parler des autres principaux officiers. Je ne
passerai pas cependant sous silence Artémise. Cette princesse me
parait d'autant plus admirable, que, malgré son sexe, elle
voulait être de cette expédition. Son fils se trouvant encore en
bas âge à la mort de son mari, elle prit les rênes du
gouvernement, et sa grandeur d'âme et son courage la portèrent à
suivre les Perses, quoiqu'elle n'y fût contrainte par aucune
nécessité. Elle s'appelait Artémise, était fille de Lygdamis,
originaire d'Halicarnasse du côté de son père, et de Crète du
côté de sa mère. Elle commandait ceux d'Halicarnasse, de Cos, de
Nisyros et de Calydnes. Elle vint trouver Xerxès avec cinq
vaisseaux les mieux équipés de toute la flotte, du moins après
ceux des Sidoniens; et parmi les alliés, personne ne donna au
roi de meilleurs conseils. Les peuples soumis à Artémise, dont
je viens de parler, sont tous Doriens, comme je le pense. Ceux
d'Halicarnasse sont originaires de Trézen, et les autres
d'Épidaure. Mais c'en est assez sur l'armée navale.
C. Le dénombrement achevé, et
l'armée rangée en bataille, Xerxès eut envie de se transporter
dans tous les rangs, et d'en faire la revue. Monté sur son char,
il parcourut l'une après l'autre toutes les nations, depuis les
premiers rangs de la cavalerie et de l'infanterie jusqu'aux
derniers, fit à tous des questions, et ses secrétaires
écrivaient les réponses. La revue des troupes de terre finie, et
les vaisseaux mis en mer, il passa de son char sur un vaisseau
sidonien, où il s'assit sous un pavillon d'étoffe d'or. Il vogua
le long des proues des vaisseaux, faisant aux capitaines les
mêmes questions qu'aux officiers de l'armée de terre, et fit
écrire leurs réponses. Les capitaines avaient mis leurs
vaisseaux à l'ancre environ à quatre plèthres du rivage, les
proues tournées vers la terre, sur une même ligne, et les
soldats sous les armes, comme si on eût eu dessein de livrer
bataille. Le roi les examinait en passant entre les proues et le
rivage.
CI. La revue finie, il
descendit de son vaisseau, et envoya chercher Démarate, fils
d'Ariston, qui l'accompagnait dans son expédition contre la
Grèce. Lorsqu'il fut arrivé, « Démarate, lui dit-il, je désire
vous faire quelques questions; vous êtes Grec, et même, comme je
l'apprends et de vous-même et des autres Grecs avec qui je
m'entretiens, vous êtes d'une des plus grandes et des plus
puissantes villes de la Grèce. Dites-moi donc maintenant si »
les Grecs oseront lever les mains contre moi. Pour moi, je pense
que tous les Grecs et le reste des peuples de l'Occident réunis
en un seul corps seraient d'autant moins en état de soutenir mes
attaques, qu'ils ne sont point d'accord entre eux. Mais je veux
savoir ce que vous en pensez. » « Seigneur, répondit Démarate,
vous dirai-je la vérité, ou des choses flatteuses? » Le roi lui
ordonna de dire la vérité, et l'assura qu'il ne lui en serait
pas moins agréable que par le passé.
CII. « Seigneur, répliqua
Démarate, puisque vous le voulez absolument, je vous dirai la
vérité, et jamais vous ne pourrez dans la suite convaincre de
fausseté quiconque vous tiendra le même langage. La Grèce a
toujours été élevée à l'école de la pauvreté; la vertu n'est
point née avec elle, elle est l'ouvrage de la tempérance et de
la sévérité de nos lois, et c'est elle qui nous donne des armes
contre la pauvreté et la tyrannie. Les Grecs qui habitent aux
environs des Doriens méritent tous des louanges. Je ne parlerai
pas cependant de tous ces peuples, mais seulement des
Lacédémoniens. J'ose, seigneur, vous assurer premièrement qu'ils
n'écouteront jamais vos propositions, parce qu'elles tendent à
asservir la Grèce; secondement, qu'ils iront à votre rencontre,
et qu'ils vous présenteront la bataille, quand même tout le
reste dos Grecs prendrait votre parti. Quant à leur nombre,
seigneur, ne me demandez pas combien ils sont pour pouvoir
exécuter ces choses. Leur armée ne fût-elle que de mille hommes,
fût-elle de plus, ou même de moins, ils vous combattront. »
CIII. « Que me dites-vous,
Démarate! lui répondit Xerxès en riant : mille hommes
livreraient bataille à une armée si nombreuse! Dites-moi, je
vous prie, vous avez été leur roi : voudriez-vous donc sur-le-champ
combattre seul contre dix hommes? Si vos concitoyens sont tels
que vous l'avancez, vous, qui êtes leur roi, vous devez, selon
vos lois, entrer en lice contre le double; car si un seul
Lacédémonien vaut dix hommes de mon armée, vous en pouvez
combattre vingt, et vos discours seront alors conséquents. Mais
si ces Grecs que vous me vantez tant vous ressemblent, si leur
taille n'est pas plus avantageuse que la vôtre ou celle des
Grecs avec qui je me suis entretenu, j'ai bien peur qu'il n'y
ait dans ce propos beaucoup de vaine gloire et de jactance.
Faites-moi donc voir d'une manière probable comment mille hommes,
ou dix mille, ou cinquante mille, du moins tous également libres
et ne dépendant point d'un maître, pourraient résister à une si
forte armée. Car enfin s'ils sont cinq mille hommes, nous sommes
plus de mille contre un. S'ils avaient, selon nos usages, un
maître, la crainte leur inspirerait un courage qui n'est pas
dans leur caractère, et, contraints par les coups de fouet, ils
marcheraient, quoiqu'en petit nombre, contre des troupes plus
nombreuses. Mais, étant libres et ne dépendant que d'eux-mêmes,
ils n'auront jamais plus de courage que la nature ne leur en a
donné, et ils n'attaqueront point des forces plus considérables
que les leurs. Je pense même que s'ils nous étaient égaux en
nombre, il ne leur serait pas aisé de combattre contre les seuls
Perses. En effet, c'est parmi nous qu'on trouve des exemples de
cette valeur; encore y sont-ils rares et en petit nombre. Car il
y a parmi mes gardes des Perses qui se battraient contre trois
Grecs à la fois ; et vous ne débitez à leur sujet tant de
sottises que parce que vous ne les avez jamais éprouvés. »
CIV. « Seigneur, répliqua
Démarate, je savais bien, en commençant ce discours, que la
vérité ne vous plairait pas; mais, forcé de vous la dire, je
vous ai représenté les Spartiates tels qu'ils sont. Vous
n'ignorez pas, seigneur, à quel point je les aime actuellement,
eux qui, non contents de m'enlever les honneurs et les
prérogatives que je tenais de mes pères, m'ont encore banni.
Votre père m'accueillit, me donna une maison et une fortune
considérable. Il n'est pas croyable qu'un homme sage repousse la
main bienfaisante de son protecteur, au lieu de la chérir. Je ne
me flatte point de pouvoir combattre contre dix hommes, ni même
contre deux, et jamais, du moins de mon plein gré, je me battrai
contre un homme seul. Mais si c'était une nécessité, ou que j'y
fusse forcé par quelque grand danger, je combattrais avec le
plus grand plaisir un de ces hommes qui prétendent pouvoir
résister chacun à trois Grecs. Il en est de même des
Lacédémoniens. Dans un combat d'homme à homme, ils ne sont
inférieurs à personne; mais, réunis en corps, ils sont les plus
braves de tous les hommes. En effet, quoique libres, ils ne le
sont pas en tout. La loi est pour eux un maître absolu ; ils le
redoutent beaucoup plus que vos sujets ne vous craignent. Ils
obéissent à ses ordres, et ses ordres, toujours les mêmes, leur
défendent la fuite, quelque nombreuse que soit l'armée ennemie,
et leur ordonne de tenir toujours ferme dans leur poste, et de
vaincre ou de mourir. Si mes discours ne vous paraissent que des
sottises, je consens à garder dans la suite le silence sur tout
le reste. Je n'ai parlé jusqu'ici que pour obéir à vos ordres.
Puisse, seigneur, cette expédition réussir selon vos vœux ! »
CV. Xerxès, au lieu de se
fâcher, se mit à rire, et renvoya Démarate d'une manière
honnête. Après cette conversation, ce prince destitua le
gouverneur que Darius avait établi à Dorisque, et, ayant mis à
la place Mascames, fils de Mégadostes, il traversa la Thrace
avec son armée pour aller en Grèce.
CVI. Ce Mascames, qu'il laissa
à Dorisque, était le seul à qui il avait coutume d'envoyer tous
les ans des présents, parce qu'il était le plus brave de tous
les gouverneurs établis par Darius ou par lui-même. Artaxerxès,
fils de Xerxès, se conduisit de même à l'égard de ses
descendants. Avant l'expédition de Grèce, il y avait des
gouverneurs en Thrace et dans toutes les places de l'Hellespont.
Mais après cette expédition ils en furent tous chassés, excepté
Mascames, qui se maintint dans son gouvernement de Dorisque,
malgré les efforts réitérés des Grecs. C'est pour le récompenser
que tous les rois qui se succèdent en Perse lui font des
présents à lui et à ses descendants.
CVII. De tous les gouverneurs
à qui les Grecs enlevèrent leurs places, Bogès, gouverneur
d'Éion, est le seul qui ait obtenu l'estime du roi. Ce prince ne
cessait d'en faire l'éloge, et il combla d'honneurs ceux de ses
enfants qui lui survécurent en Perse. Bogès méritait en effet de
grandes louanges. La place où il commandait étant assiégée par
les Athéniens et par Cimon, fils de Miltiade, on lui permit d'en
sortir par composition, et de se retirer en Asie. Mais Bogès,
craignant que le roi ne le soupçonnât de s'être conservé la vie
par lâcheté, refusa ces conditions et continua à se défendre
jusqu'à la dernière extrémité. Enfin, quand il n'y eut plus de
vivres dans la place, il fit élever un grand bûcher, tua ses
enfants, sa femme, ses concubines, avec tous ses domestiques, et
les fit jeter dans le feu. Il sema ensuite dans le Strymon, par-dessus
les murailles, tout ce qu'il y avait d'or et d'argent dans la
ville, après quoi il se jeta lui-même dans le feu. Ainsi c'est
avec justice que les Perses le louent encore aujourd'hui.
CVIII. Xerxès, en partant de
Dorisque pour la Grèce, força tous les peuples qu'il rencontra
sur sa route à l'accompagner dans son expédition. Car toute
cette étendue de pays jusqu'en Thessalie était réduite en
esclavage, et payait tribut au roi depuis que Mégabyse, et
Mardonius après lui, l'avaient subjuguée, comme nous l'avons dit
plus haut. Au sortir de Dorisque, il passa d'abord près des
places des Samothraces, dont la dernière du côté de l'occident
s'appelle Mésambrie. Elle est fort près de Stryma, qui
appartient aux Thasiens. Le Lissus passe entre ces deux villes.
Cette rivière ne put alors suffire aux besoins de l'armée, et
ses eaux furent épuisées. Ce pays s'appelait autrefois Galaïque;
on le nomme aujourd'hui Briantique, mais il appartient à juste
droit aux Ciconiens.
CIX. Après avoir traversé le
lit desséché du Lissus, il passa près de Maronéa, de Dicée et
d'Abdère, villes grecques, et près des lacs fameux qui leur sont
contigus, l'Ismaris, entre Maronéa et Stryma, et le Bistonis,
proche de Dicée, dans lequel se jettent le Trave et le Compsate.
Mais, n'y ayant point aux environs d'Abdère de lac célèbre, il
traversa le fleuve Nestus, qui se jette dans la mer; ensuite il
continua sa route près des villes du continent, dans le
territoire de l'une desquelles il y a un lac poissonneux et très
salé de trente stades de circuit ou environ. Les bêtes de charge
qu'on y abreuva seulement le mirent à sec. Cette ville
s'appelait Pistyre. Xerxès passa près de ces villes grecques et
maritimes, les laissant sur la gauche.
CX. Les peuples de Thrace dont
il traversa le pays sont les Paetiens, les Ciconiens, les
Bistoniens, les Sapaeens, les Dersaeens, les Edoniens, les
Satres. Les habitants des villes maritimes le suivirent par mer,
et l'on força ceux qui occupaient le milieu du pays, et dont je
viens de parler, à l'accompagner par terre, excepté les Satres.
CXI. Les Satres n'ont jamais
été soumis à aucun homme, autant que nous le pouvons savoir. Ce
sont les seuls peuples de Thrace qui aient continué à être
libres jusqu'à mon temps. Ils habitent en effet de hautes
montagnes couvertes de neige, où croissent des arbres de toute
espèce, et sont très braves. Ils ont en leur possession l'oracle
de Bacchus. Cet oracle est sur les montagnes les plus élevées.
Les Besses interprètent parmi ces peuples les oracles du dieu.
Une prêtresse rend ces oracles, de même qu'à Delphes, et ses
réponses ne sont pas moins ambiguës que celles de la Pythie.
CXII. Après avoir traversé ce
pays, Xerxès passa près des places des Pières, dont l'une
s'appelle Phagrès et l'autre Pergame, ayant à sa droite le
Pangée, grande et haute montagne, où il y a des mines d'or et
d'argent qu'exploitent les Pières, les Odomantes, et surtout les
Satres.
CXIII. Il passa ensuite le
long des Paeoniens, des Dobères et des Paeoples, qui habitent
vers le nord au-dessus du mont Pangée, marchant toujours à
l'occident, jusqu'à ce qu'il arrivât sur les bords du Strymon et
à la ville d'Eion. Bogès, dont j'ai parlé un peu plus haut,
vivait encore, et en était gouverneur. Le pays aux environs du
mont Pangée s'appelle Phyllis. Il s'étend à l'occident jusqu'à
la rivière d'Angitas, qui se jette dans le Strymon, et du côté
du midi jusqu'au Strymon même. Les mages firent sur le bord de
ce dernier fleuve un sacrifice de chevaux blancs, dont les
entrailles présagèrent d'heureux succès.
CXIV. Les cérémonies magiques
achevées sur le bord du fleuve, ainsi qu'un grand nombre
d'autres, les Perses marchèrent par le territoire des Neuf-Voies
des Édoniens vers les ponts qu'ils trouvèrent déjà construits
sur le Strymon. Ayant appris que ce canton s'appelait les
Neuf-Voies, ils y enterrèrent tout vifs autant de jeunes garçons
et de jeunes filles des habitants du pays. Les Perses sont dans
l'usage d'enterrer des personnes vivantes; et j'ai oui dire
qu'Amestris, femme de Xerxès, étant parvenue à un âge avancé,
fit enterrer quatorze enfants des plus illustres maisons de
Perse, pour rendre grâces au dieu qu'on dit être sous terre.
CXV. L'armée partit des bords
du Strymon, et passa près d'Argile, ville grecque sur le rivage
de la mer à l'occident. Cette contrée et le pays au-dessus
s'appellent Bisaltie. De là, ayant à gauche le golfe qui est
proche du temple de Neptune, elle traversa la plaine de Sylée,
et passa près de Stagyre, ville grecque : elle arriva ensuite à
Acanthe avec toutes les forces de ces nations, tant celles des
habitants du mont Pangée, que celles des pays dont j'ai parlé
ci-dessus. Les peuples maritimes l'accompagnèrent par mer, et
ceux qui étaient plus éloignés de la mer le suivirent par terre.
Les Thraces ne labourent ni n'ensemencent le chemin par où
Xerxès fit passer son armée; et encore aujourd'hui ils l'ont en
grande vénération.
CXVI. Xerxès, étant arrivé à
Acanthe, ordonna aux habitants de cette ville de le compter au
nombre de leurs amis, leur fit présent d'un habit à la façon des
Mèdes ; et voyant avec quelle ardeur ils le secondaient dans
cette guerre, et apprenant que le canal du mont Athos était
achevé, il leur donna de grandes louanges.
CXVII. Tandis que ce prince
était à Acanthe, Artachéès, qui avait présidé aux ouvrages du
canal, mourut de maladie. Il était de la maison des Achéménides,
et Xerxès en faisait grand cas. Sa taille surpassait en hauteur
celle de tous les Perses; il avait cinq coudées de roi moins
quatre doigts. D'ailleurs personne n'avait la voix aussi forte
que lui. Xerxès, vivement affligé de cette perte, lui fit faire
les funérailles les plus honorables. Toute l'armée éleva un
tertre sur le lieu de sa sépulture, et, par l'ordre d'un oracle,
les Acanthiens lui offrent des sacrifices comme à un héros, en
l'appelant par son nom. Le roi regarda la mort d'Artachéès comme
un grand malheur.
CXVIII. Ceux d'entre les Grecs
qui reçurent l'armée, et qui donnèrent un repas à Xerxès, furent
réduits à une si grande misère, qu'ils furent obligés
d'abandonner leurs maisons et de s'expatrier. Les Thasiens ayant
reçu l'armée et donné un festin à ce prince au nom des villes
qu'ils avaient dans la terre ferme, Antipater, fils d'Orgès,
citoyen des plus distingués, qui avait été choisi pour le donner,
prouva qu'il y avait dépensé quatre cents talents d'argent.
CXIX. Il en fut à peu près de
même dans le reste des villes, comme le prouvèrent par leurs
comptes ceux qui présidèrent à là dépense. Ce repas devait être
d'autant plus magnifique, qu'ayant été prévenues longtemps
auparavant, il se préparait avec le plus grand soin. Les hérauts
n'eurent pas plutôt annoncé de côté et d'autre les ordres du roi,
que dans les différentes villes les citoyens se partagèrent
entre eux les grains, et ne s'occupèrent tous, pendant plusieurs
mois, qu'à les moudre et à en faire de la farine. On engraissa
le plus beau bétail qu'on put acheter, et l'on nourrit dans des
cages et dans des étangs toutes sortes de volailles et d'oiseaux
de rivière, afin de recevoir l'armée. On fit aussi des coupes et
des cratères d'or et d'argent, et tous les autres vases qu'on
sert sur table. Ces préparatifs ne se faisaient que pour le roi
même et pour ses convives. Quant au reste de l'armée, on ne lui
donnait que les vivres qu'on avait exigés. Dans tous les lieux
où elle arrivait, on tenait prête une tente où Xerxès allait se
loger : les troupes campaient en plein air. L'heure du repas
venue, ceux qui régalaient se donnaient beaucoup de soins; et
les conviés, après avoir bien soupé, passaient la nuit en cet
endroit. Le lendemain ils arrachaient la tente, pillaient la
vaisselle et les meubles, et emportaient tout sans rien laisser.
CXX. On applaudit à ce sujet
un propos de Mégacréon d'Abdère. Il conseilla aux Abdérites de
s'assembler tous dans leurs temples, hommes et femmes, pour
supplier les dieux de détourner de dessus leur tête la moitié
des maux prêts à y fondre; qu'à l'égard de ceux qu'ils avaient
déjà soufferts, ils devaient les remercier de ce que le roi
Xerxès n'avait pas coutume de faire deux repas par jour : car si
ceux d'Abdère avaient reçu l'ordre de préparer un dîner
semblable au souper, il leur aurait fallu fuir l'arrivée du
prince ou être ruinés de fond en comble.
CXXI. Quoique accablés, ces
peuples n'en exécutaient pas moins les ordres qu'ils avaient
reçus. Xerxès renvoya d'Acanthe les commandants de la flotte, et
leur ordonna de l'attendre avec leurs vaisseaux à Terme, ville
située sur le golfe Therméen, et qui lui donne son nom. On lui
avait dit que c'était le plus court chemin. Voici l'ordre que
l'armée avait suivi depuis Darisque jusqu'à Acanthe. Toutes les
troupes de terre étaient partagées en trois corps : l'un,
commandé par Mardonius et Masistès, marchait le long des côtes
de la mer, et accompagnait l'armée navale; un autre corps,
conduit par Tritantaechmès et Gergis, allait par le milieu des
terres ; le troisième, où était Xerxès en personne, marchait
entre les deux autres, sous les ordres de Smerdoménès et de
Mégabyse.
CXXII. Xerxès n'eut pas plutôt
permis à l'armée navale de remettre à la voile, qu'elle entra
dans le canal creusé dans le mont Athos, et qui s'étendait
jusqu'au golfe où sont les villes d'Assa, de Pilore, de Singos
et de Sarta. Ayant pris des troupes dans ces places, elle fit
voile vers le golfe de Therme, doubla Ampélos, promontoire du
golfe Toronéen, passa près de Torone, de Galepsus, de Sermyle,
de Mécyberne et d'Olynthe, villes grecques situées dans le pays
qu'on appelle aujourd'hui Sithonie, où elle prit des vaisseaux
et des troupes.
CXXIII. Du promontoire
Ampélos, elle coupa court à celui de Canastrum, de toute la
Pallène la partie la plus avancée dans la mer. Elle y prit
pareillement des vaisseaux et des troupes qu'elle tira de
Potidée, d'Aphytis, de Néapolis, d'Aega, de Thérambos, de
Scioné, de Menda et de Sana. Toutes ces villes sont de la
presqu'île connue maintenant sous le nom de Pallène, et
autrefois sous celui de Phlégra. Après avoir aussi longé ce
pays, elle cingla vers le lieu du rendez-vous, et prit en chemin
des troupes des villes voisines de Pallène, et limitrophes du
golfe de Thurne. Ces villes sont : Lipaxos, Combréa, Lises,
Gigonos, Campsa, Smila, Aenia; le pays où elles sont situées
s'appelle encore aujourd'hui Crusaea. D'Aenia, par où j'ai fini
l'énumération des villes ci-dessus nommées, la flotte cingla
droit au golfe même de Therme et aux côtes de Mygdonie. Enfin
elle arriva à Therme, où elle avait ordre de se rendre, à Singos
et à Chalestre sur l'Axius, qui sépare la Mygdonie de la
Bottiéide. Les villes d'Ichnes et de Pella sont dans la partie
étroite de ce pays qui horde la mer.
CXXIV. L'armée navale demeura
à l'ancre près du fleuve Axius, de la ville de Therme et des
places intermédiaires, et y attendit le roi. Xerxès partit
d'Acanthe avec l'armée de terre, et traversa le continent pour
arriver à Therme. Il passa par la Paeonique et la Crestonie
arrosée par l'Échidore, qui prend sa source dans le pays des
Crestonéens, traverse la Mygdonie, et se jette dans l'Axius près
du marais qui est près de ce fleuve.
CXXV. Pendant que Xerxès était
en marche, des lions attaquèrent les chameaux qui portaient les
vivres. Ces animaux, sortant de leurs repaires, et descendant
des montagnes, n'attaquaient que les chameaux, sans toucher ni
aux bêtes de charge ni aux hommes. Les lions épargnaient les
autres animaux et ne se jetaient que sur les chameaux, quoique
auparavant ils n'en eussent jamais vu, et qu'ils n'eussent
jamais goûté de leur chair. Quelle qu'en soit la cause, elle me
paraît admirable.
CXXVI. On voit dans ces
cantons quantité de lions et de boeufs sauvages. Ces boeufs ont
des cornes très grandes, que l'on transporte en Grèce. Le Nestus,
qui traverse Abdère, sert de bornes aux lions d'un côté, et de
l'autre l'Achéloüs, qui arrose l'Acarnanie. Car on n'a jamais vu
de lions en aucun endroit de l'Europe, à l'est, au delà- du
Nestus, et à l'ouest, dans tout le reste du continent, au delà
de l'Achéloüs ; mais il y en a dans le pays entre ces deux
fleuves.
CXXVII. Xerxès fit camper
l'armée à son arrivée à Therme. Elle occupait tout le terrain le
long de la mer depuis la ville de Therme et la Mygdonie jusqu'au
Lydias et à l'Haliacmon, qui, venant à mêler leurs eaux dans le
même lit, servent de bornes à la Bottiéide et à la Macédoine. Ce
fut donc en cet endroit que campèrent les Barbares. De tous les
fleuves dont j'ai parlé ci-dessus, l'Echidore, qui coule de la
Crestonie, fut le seul dont l'eau ne suffit point à leur boisson
et qu'ils mirent à sec.
CXXVIII. Xerxès apercevant de
Therme les montagnes de Thessalie, l'Olympe et l'Ossa, qui sont
d'une hauteur prodigieuse, et apprenant qu'il y avait entre ces
montagnes un vallon étroit par où coule le Pénée, avec un chemin
qui mène en Thessalie, il désira de s'embarquer pour considérer
l'embouchure de ce fleuve. Il devait en effet prendre les
hauteurs à travers la Macédoine, pour venir de là dans le pays
des Perrhaebes, et passer près de la ville de Gonnos. Car on lui
avait appris que c'était la route la plus sûre. À peine eut-il
formé ce désir, qu'il l'exécuta. Il monta sur le vaisseau
sidonien dont il se servait toujours en de semblables occasions.
En même temps il donna le signal aux autres vaisseaux pour lever
l'ancre, et laissa en cet endroit son armée de terre. Arrivé à
l'embouchure du Pénée, Xerxès la contempla, et, ravi
d'admiration, il manda les guides, à qui il demanda s'il n'était
pas possible, en détournant le fleuve, de le faire entrer dans
la mer par un autre endroit.
CXXIX. On dit que la Thessalie
était anciennement un lac enfermé de tous côtés par de hautes
montagnes, à l'est par les monts Pélion et Ossa, qui se joignent
par le bas; au nord par l'Olympe, à l'ouest par le Pinde, au sud
par l'Othrys. L'espace entre ces montagnes est occupé par la
Thessalie, pays creux arrosé d'un grand nombre de rivières, dont
les cinq principales sont le Pénée, l'Apidamos, l'Onochonos,
l'Énipée, le Pamisos. Ces rivières, que je viens de nommer,
rassemblées dans celte plaine (la Thessalie) au sortir des
montagnes qui environnent la Thessalie, traversent un vallon,
même fort étroit, et se jettent dans la mer après s'être toutes
réunies dans le même lit. Aussitôt après leur jonction, le Pénée
conserve son nom, et fait perdre le leur aux autres. On dit
qu'autrefois, ce vallon et cet écoulement n'existant point
encore, les cinq rivières, et outre cela le lac Boebéis,
n'avaient pas de nom, comme elles en ont aujourd'hui ; que
cependant elles coulaient de même qu'elles le font actuellement,
et que, continuant toujours h couler, elles tirent une mer de la
Thessalie entière. les Thessaliens eux-mêmes disent que Neptune
a fait le vallon étroit par lequel le Pénée roule ses eaux et ce
sentiment est vraisemblable. Quiconque pense en effet que
Neptune ébranle la terre, et que les séparations qu'y font les
tremblements sont des ouvrages de ce dieu, ne peut disconvenir,
en voyant ce vallon, que Neptune n'en soit l'auteur. Car ces
montagnes (l'Olympe et l'Ossa), à ce qu'il me paraît, n'ont été
séparées que par un tremblement de terre.
CXXX. Xerxès ayant demandé aux
guides si le Pénée pouvait se rendre à la mer par un autre
endroit, ceux-ci, bien instruits du local, lui répondirent : «
Seigneur, le Pénée ne peut avoir, pour entrer dans la mer,
d'autre issue que celle-ci : car la Thessalie est de tous côtés
environnée de montagnes. » On rapporte que sur cette réponse
Xerxès parla en ces termes : « Les Thessaliens sont prudents.
Ils ont pris leurs précautions de loin, parce qu'ils connaissent
et leur propre faiblesse, et qu'il est facile de se rendre
maître de leur pays. Il ne faudrait en effet que faire refluer
le fleuve dans les terres, en le détournant de son cours, et en
bouchant par une digue le vallon par où il coule, pour submerger
toute la Thessalie, excepté les montagnes. » Ce discours
regardait les lits d'Aleuas, parce qu'étant Thessaliens ils
s'étaient, les premiers de la Grèce, soumis au roi, et parce que
Xerxès pensait qu'ils avaient fait amitié avec lui au nom de
toute la nation.
CXXXI. Quand il eut bien
examiné celte embouchure, il remit à la voile et s'en retourna à
Therme. Il séjourna quelque temps aux environs de la Piérie,
tandis que la troisième partie de ses troupes coupait les arbres
et les buissons de la montagne de Macédoine, afin d'ouvrir un
passage à toute l'armée pour entrer sur les terres des
Perrhaebes. Pendant son séjour en ces lieux, les hérauts qu'il
avait envoyés en Grèce pour demander la terre revinrent, les uns
les mains vides, les autres avec la terre et l'eau.
CXXXII. Les peuples qui lui
avaient fait leurs soumissions étaient tes Thessaliens, les
Dolopes, les Aenianes, les Perrhaebes, les Locriens, les
Magnètes, les Méliens, les Achéens de la Phthiotide, les
Thébains et le reste des Béotiens, excepté les Thespiens et les
Platéens. Les Grecs qui, avaient entrepris la guerre contre le
Barbare se liguèrent contre eux par un serment conçu en ces
termes: « Que tous ceux qui, étant Grecs, se sont donnés aux
Perses, sans y être forcés par la nécessité, payent au dieu de
Delphes, après le rétablissement des affaires, la dixième partie
de leurs biens. » Le serment que firent les Grecs était ainsi.
CXXXIII. Xerxès ne dépêcha
point de hérauts à Athènes et à Sparte pour exiger la soumission
de ces villes. Darius leur en avait envoyé précédemment pour ce
même sujet; mais les Athéniens les avaient jetés dans le
Barathre, et les Lacédémoniens dans un puits, où ils leur dirent
de prendre de la terre et de l'eau, et de les porter à leur roi.
Voilà ce qui empêcha Xerxès de leur envoyer faire cette demande.
Au reste, je ne puis dire ce qui arriva de fâcheux aux Athéniens
pour avoir ainsi traité les hérauts de Darius. Leur ville et
leurs pays furent, il est vrai, pillés et dévastés; mais je ne
crois pas que le traitement fait à ces hérauts en soit la cause.
CXXXIV. La colère de
Talthybius, qui avait été le héraut d'Agamemnon, s'appesantit
sur les Lacédémoniens. Il y a à Sparte un lieu qui lui est
consacré, et l'on voit aussi en cette ville de ses descendants.
On les appelle Talthybiades. La république les charge par
honneur de toutes les ambassades. Après cette époque, les
entrailles des victimes cessèrent à Sparte d'être favorables.
Cela dura longtemps; mais enfin les Lacédémoniens, affligés de
ce malheur, firent demander par des hérauts, dans de fréquentes
assemblées tenues à ce sujet, s'il n'y avait point quelque
Lacédémonien qui voulût mourir pour le salut de Sparte. Alors
Sperthiès, fils d'Anériste, et Boulis, fils de Nicolaos, tous
deux Spartiates d'une naissance distinguée, eh des plus riches
de la ville, s'offrirent d'eux-mêmes à la peine que voudrait
leur imposer Xerxès, fils de Darius, pour le meurtre des hérauts
commis à Sparte. Les Lacédémoniens les envoyèrent donc aux Mèdes
comme à une mort certaine.
CXXXV. Leur intrépidité et le
langage qu'ils tinrent en ces circonstances ont droit à notre
admiration. Étant partis pour Suses, ils arrivèrent chez
Hydarnès, Perse de naissance, et gouverneur de la côte maritime
d'Asie. Ce seigneur leur fit toute sorte d'accueil, et pendant
le repas il leur dit : « Lacédémoniens, pourquoi donc avez-vous
tant d'éloignement pour l'amitié du roi? Vous voyez par l'état
de ma fortune qu'il sait honorer le mérite. Comme il a une haute
opinion de votre courage, il vous donnerait aussi à chacun un
gouvernement dans la Grèce, si vous vouliez le reconnaître pour
votre souverain.- Hydarnès, lui répondirent-ils, les raisons de
ce conseil ne sont pas les mêmes pour vous et pour nous. Vous
nous conseillez cet état, parce que vous en avez l'expérience,
et que vous ne connaissez pas l'autre. Vous savez être esclave,
mais vous n'avez jamais goûté la liberté, et vous en ignorez les
douceurs. En effet, si jamais vous l'aviez éprouvée, vous nous
conseilleriez de combattre pour elle, non seulement avec des
piques, mais encore avec des haches. » Telle fut la réponse
qu'ils firent à Hydarnès.
CXXXVI. Ayant été admis, à
leur arrivée à Suses, à l'audience du roi, les gardes leur
ordonnèrent de se prosterner et de l'adorer, et même ils leur
firent violence. Mais ils protestèrent qu'ils n'en feraient rien,
quand même on les pousserait par force contre terre; qu'ils
n'étaient point dans l'usage d'adorer un homme, et qu'ils
n'étaient pas venus dans ce dessein à la cour de Perse. Après
s'être défendus de la sorte, ils adressèrent la parole à Xerxès
en ces termes et autres semblables : « Roi des Mèdes, les
Lacédémoniens nous ont envoyés pour expier par notre mort celle
des hérauts qui ont péri à Sparte. » Xerxès, faisant à ce
discours éclater sa grandeur d'âme, répondit qu'il ne
ressemblerait point aux Lacédémoniens, qui avaient violé le
droit des gens en. mettant à mort des hérauts; qu'il ne ferait
point ce qu'il leur reprochait; qu'en faisant mourir à son tour
leurs hérauts, ce serait les justifier.
CXXXVII. Cette conduite des
Spartiates fit cesser pour le présent la colère de Talthybius,
malgré le retour de Sperthiès et de Boulis à Sparte. Mais
longtemps après, à ce que disent les Lacédémoniens, cette colère
se réveilla dans la guerre des Péloponnésiens et des Athéniens.
Pour moi, je ne trouve en cet événement rien de divin. Car que
la colère de Talthybius se soit appesantie sur des envoyés, et
qu'elle n'ait point cessé avant que d'avoir eu son effet, cela
était juste; mais qu'elle soit tombée sur les enfants de ces
deux Spartiates qui s'étaient rendus auprès du roi pour apaiser
sa colère, je veux dire sur Nicolaos, fils de Boulis, et sur
Anériste, fils de Sperthiès, qui enleva des pêcheurs de Tiryns
qui naviguaient autour du Péloponnèse sur un vaisseau de charge
monté par des hommes d'Andros, cela ne me paraît point un effet
de la vengeance des dieux et une suite de la colère de
Talthybius. Car Nicolaos et Anériste ayant été envoyés en
ambassade en Asie par les Lacédémoniens, Sitalcès, fils Térès,
roi des Thraces, et Nymphodore, fils de Pythéas, de la ville
d'Abdère, les ayant trahis, ils furent pris vers Bisanthe sur
l'Hellespont, et amenés dans l'Attique, où les Athéniens les
firent mourir, et avec eux Aristéas, fils d'Adimante de Corinthe.
Mais ces événements sont postérieurs de bien des années à
l'expédition du roi contre la Grèce.
CXXXVIII. Je reviens
maintenant à mon sujet. La marche de Xerxès ne regardait en
apparence qu'Athènes, mais elle menaçait réellement toute la
Grèce. Quoique les Grecs en fussent instruits depuis longtemps,
ils n'en étaient pas cependant tous également affectés. Ceux qui
avaient donné au Perse la terre et l'eau se flattaient de
n'éprouver de sa part aucun traitement fâcheux. Ceux, au
contraire, qui n'avaient pas fait leurs soumissions étaient
effrayés, parce que toutes les forces maritimes de la Grèce
n'étaient pas en état de résister aux attaques de Xerxès, et que
le grand nombre, loin de prendre part à cette guerre, montrait
beaucoup d'inclination pour les Mèdes.
CXXXIX.
Je suis obligé de dire ici mon
sentiment; et quand même il m'attirerait la haine de la plupart
des hommes, je ne dissimulerai pas ce qui paraît, du moins à mes
yeux, être la vérité. Si la crainte du péril qui menaçait les
Athéniens leur eût fait abandonner leur patrie, ou si, restant
dans leur ville, ils se fussent soumis à Xerxès, personne
n'aurait tenté de s'opposer au roi sur mer. Si personne n'eût
résisté par mer à ce prince, voici sans doute ce qui serait
arrivé sur le continent. Quand même les Péloponnésiens auraient
fermé l'isthme de plusieurs enceintes de muraille, les
Lacédémoniens n'en auraient pas moins été abandonnés par les
alliés, qui, voyant l'armée navale des Barbares prendre leurs
villes l'une après l'autre, se seraient vus dans la nécessité de
les trahir malgré eux. Seuls et dépourvus de tout secours, ils
auraient signalé leur courage par de grands exploits, et
seraient morts généreusement les armes à la main; ou ils
auraient éprouvé le même sort que le reste des alliés; ou bien,
avant que d'éprouver ce sort, ils auraient traité avec Xerxès,
quand ils auraient vu le reste des Grecs prendre le parti des
Mèdes. Ainsi, dans l'un ou l'autre de ces cas, la Grèce serait
tombée sous la puissance de cette nation ; car, le roi étant
maître de la mer, je ne puis voir de quelle utilité aurait été
le mur dont on aurait fermé l'isthme d'un bout, à l'autre. On ne
s'écarterait donc point de la vérité en disant que les Athéniens
ont été les libérateurs de la Grèce. En effet, quelque parti
qu'ils eussent pris, il devait être le prépondérant. En
préférant la liberté de la Grèce, ils réveillèrent le courage de
tous les Grecs qui ne s'étaient point encore déclarés pour les
Perses; et ce furent eux qui, du moins après les dieux,
repoussèrent le roi. Les réponses de l'oracle de Delphes,
quelque effrayantes et terribles qu'elles fussent, ne leur
persuadèrent pas d'abandonner la Grèce: ils demeurèrent fermes,
et osèrent soutenir le choc de l'ennemi qui fondait sur leur
pays.
CXL.
Les Athéniens, voulant
consulter l'oracle, envoyèrent à Delphes des théores. Après les
cérémonies usitées, et après s'être assis dans le temple en
qualité de suppliants, ces députés reçurent de la Pythie, nommée
Aristonice, une réponse conçue en ces termes :« Malheureux!
pourquoi vous tenez-vous assis ? Abandonnez vos maisons et les
rochers de votre citadelle, fuyez jusqu'aux extrémités de la
terre. Athènes sera détruite de fond en comble, tout sera
renversé, tout sera la proie des flammes ; et le redoutable
Mars, monté sur un char syrien, ruinera non seulement vos tours
et vos forteresses, mais encore celles de plusieurs autres
villes. Il embrasera les temples. Les dieux sont saisis d'effroi,
la sueur découle de leurs simulacres, et déjà du faîte de leurs
temples coule un sang noir, présage assuré des maux qui vous
menacent. Sortez donc, Athéniens, de mon sanctuaire, armez-vous
de courage contre tant de maux. »
CXLI.
Cette réponse affligea
beaucoup les députés d'Athènes. Timon, fils d'Androbule, citoyen
des plus distingués de la ville de Delphes, les voyant
désespérés à cause des malheurs prédits par l'oracle, leur
conseilla de prendre des rameaux d'olivier, et d'aller une
seconde fois consulter le dieu en qualité de suppliants. Ils
suivirent ce conseil, et lui adressèrent ces paroles : « O roi!
fais-nous une réponse plus favorable sur le sort de notre
patrie, par respect pour ces branches d'olivier que nous tenons
entre nos mains; ou nous ne sortirons point de ton sanctuaire,
et nous y resterons jusqu'à la mort. » La grande prêtresse leur
répondit ainsi pour la seconde fois : « C'est en vain que Pallas
emploie et les prières et les raisons auprès de Jupiter
Olympien, elle ne peut le fléchir. Cependant, Athéniens, je vous
donnerai encore une réponse, ferme, stable, irrévocable. Quand
l'ennemi se sera emparé de tout ce que renferme le pays de
Cécrops, et des antres du sacré Cithéron, Jupiter, qui voit
tout, accorde à Pallas une muraille de bois qui seule ne pourra
être prise ni détruite ; vous y trouverez votre salut, vous et
vos enfants. N'attendez donc pas tranquillement la cavalerie et
l'infanterie de l'armée nombreuse qui viendra vous attaquer par
terre; prenez plutôt la fuite, et lui tournez le dos : un jour
viendra que vous lui tiendrez tête. Pour toi, ô divine Salamine!
tu perdras les enfants des femmes; tu les perdras, dis-je, soit
que Cérès demeure dispersée, soit qu'on la rassemble. »
CXLII.
Cette réponse parut aux
théores moins dure que la précédente, et véritablement elle
l'était. Ils la mirent par écrit, et retournèrent à Athènes. À
peine y furent-ils arrivés, qu'ils firent leur rapport au peuple.
Le sens de l'oracle fut discuté, et les sentiments se trouvèrent
partagés. Ces deux-ci furent les plus opposés. Quelques-uns des
plus âgés pensaient que le dieu déclarait par sa réponse que la
citadelle ne serait point prise, car elle était anciennement
fortifiée d'une palissade. Ils conjecturaient donc que la
muraille de bois dont parlait l'oracle n'était autre chose que
cette palissade. D'autres soutenaient, au contraire, que le dieu
désignait les vaisseaux, et que sans délais il en fallait
équiper. Mais les deux derniers vers de la Pythie : « Pour toi,
ô divine Salamine! tu perdras les enfants des femmes, tu les
perdras, dis-je, soit que Cérès demeure dispersée, soit qu'on la
rassemble, » embarrassaient ceux qui, disaient que les vaisseaux
étaient le mur de bois, et leurs avis en étaient confondus. Car
les devins entendaient qu'ils seraient vaincus près de Salamine,
s'ils se disposaient à un combat naval.
CXLIII.
Il y avait alors à Athènes un
citoyen nouvellement élevé au premier rang. Son nom était
Thémistocles; mais on l'appelait fils de Néoclès. Il soutint que
les interprètes n'avaient pas rencontré le vrai sens de l'oracle.
Si le malheur prédit, disait-il, regardait en quelque sorte les
Athéniens, la réponse de la Pythie ne serait pas, ce me semble,
si douce. Infortunée Salamine ! aurait-elle dit, au lieu
de ces mots, ô divine Salamine ! si les habitants eussent
dû périr aux environs de cette île. Mais, pour qui-conque
prenait l'oracle dans son vrai sens, le dieu avait plutôt en vue
les ennemis que les Athéniens. Là-dessus il leur conseillait de
se préparer à un combat naval, parce que les vaisseaux étaient
le mur de bois. Les Athéniens décidèrent que l'avis de
Thémistocles était préférable à celui des interprètes des
oracles, qui dissuadaient le combat naval, et même en général de
lever les mains contre l'ennemi, et conseillaient d'abandonner
l'Attique et de faire ailleurs un nouvel établissement.
CXLIV.
Antérieurement à cet avis,
Thémistocles en avait ouvert un autre qui se trouva excellent
dans la conjoncture actuelle. Il y avait dans le trésor public
de grandes richesses provenant des mines de Laurium. On était
sur le point de les distribuer à tous les citoyens qui avaient
atteint l'age de puberté, et chacun d'eux aurait reçu pour sa
part dix drachmes. Thémistocles persuada aux Athéniens de ne
point faire cette distribution, et de construire avec cet argent
deux cents vaisseaux pour la guerre, entendant par ces mots la
guerre qu'on avait à soutenir contre les Éginètes. Cette guerre
fut alors le salut de la Grèce, parce qu'elle força les
Athéniens à devenir marins. Ces vaisseaux ne servirent pas à
l'usage auquel on les avait destinés, mais on les employa fort à
propos pour les besoins de la Grèce. Ils se trouvèrent faits
d'avance, et il ne fallut plus qu'y en ajouter quelques autres.
Ainsi, dans un conseil tenu après qu'on eut consulté l'oracle,
il fut résolu que, pour obéir au dieu, toute la nation, de
concert avec ceux d'entre les Grecs qui voudraient se joindre à
elle, attaquerait par mer les Barbares qui venaient fondre sur
la Grèce. Tels furent les oracles rendus aux Athéniens.
CXLV.
Les Grecs les mieux
intentionnés pour la patrie s'assemblèrent en un même lieu, et,
après s'être entre-donné la foi et avoir délibéré entre eux, il
fut convenu qu'avant tout on se réconcilierait, et que de part
et d'autre on ferait la paix; car dans ce temps-là la guerre
était allumée entre plusieurs villes, mais celle des Athéniens
et des Éginètes était la plus vive. Ayant ensuite appris que
Xerxès était à Sardes avec son armée, ils furent d'avis
d'envoyer en Asie des espions pour s'instruire de ses projets.
Il fut aussi résolu d'envoyer des ambassadeurs, les uns à Argos,
pour se liguer avec les Argiens contre les Perses; les autres en
Sicile, à Gélon, fils de Diomènes; d'autres en Corcyre pour
exhorter les Corcyréens à donner du secours à la Grèce ; et
d'autres en Crète. Ils avaient par là dessein de réunir, s'il
était possible, le corps hellénique, et de faire unanimement les
derniers efforts pour écarter les dangers dont tous les Grecs
étaient également menacés. La puissance de Gélon passait alors
pour très considérable, et il n'y avait point d'État en Grèce
dont les forces égalassent celles de ce prince.
CXLVI.
Ces résolutions prises, et
s'étant réconciliés les uns les autres, ils envoyèrent d'abord
trois espions en Asie. Ceux-ci examinèrent, à leur arrivée, les
forces de Xerxès ; mais ayant été surpris, les généraux de
l'armée de terre les condamnèrent à mort, et on les conduisit au
supplice après les avoir mis à la torture. Aussitôt que Xerxès
en eut été instruit, il blâma la conduite de ses généraux ; et
sur-le-champ il dépêcha quelques-uns de ses gardes, avec ordre
de lui amener les trois espions s'ils vivaient encore. Les
gardes, les ayant trouvés vivants, les menèrent au roi. Ce
prince, ayant appris le sujet de leur voyage, ordonna à ses
gardes de les accompagner partout, de leur faire voir toutes ses
troupes, tant l'infanterie que la cavalerie, et, après que leur
curiosité aurait été satisfaite, de les renvoyer sains et saufs
dans le pays où ils voudraient. aller. En donnant ses ordres, il
ajouta que si on faisait périr ces espions, les Grecs ne
pourraient être instruits d'avance de la grandeur de ses forces,
qui étaient au-dessus de ce qu'eu publiait la renommée ; et
qu'en faisant mourir trois hommes, on ne ferait pas grand mal
aux ennemis. Il pensait aussi qu'en retournant dans leur pays,
les Grecs, instruits de l'état de ses affaires, n'attendraient
pas l'arrivée des troupes pour se soumettre, et qu'ainsi il ne
serait plus nécessaire de se donner la peine de conduire une
armée contre eux.
CXLVII.
Ce sentiment ressemble à cet
autre du même prince. Tandis qu'il était à Abydos, il aperçut
des vaisseaux qui, venant du Pont-Euxin, traversaient
l'Hellespont pour porter du blé en Égine et dans le Péloponnèse.
Ceux qui étaient auprès de lui, ayant appris que ces vaisseaux
appartenaient aux ennemis, se disposaient à les enlever, et, les
yeux attachés sur lui, ils n'attendaient que son ordre,
lorsqu'il leur demanda où allaient ces vaisseaux. « Seigneur,
répondirent-ils, ils vont porter du blé à vos ennemis. » « Hé
bien, reprit-il, n'allons-nous pas aussi au même endroit
chargés, entre autres choses, de blé? » Quels torts nous
font-ils donc en portant des vivres pour nous? » Les espions,
ayant été renvoyés, revinrent en Europe après avoir tout
examiné.
CXLVIII.
Aussitôt après que les Grecs
confédérés les eurent fait partir pour l'Asie, ils envoyèrent
des députés à Argos. Voici, selon les Argiens, comment se
passèrent les choses qui les concernent. Ils disent qu'ils
eurent connaissance dès les commencements des desseins des
Barbares contre la Grèce; que, sur cette nouvelle, ayant appris
que les Grecs les solliciteraient de leur donner du secours
contre les Perses, ils avaient envoyé demander au dieu de
Delphes quel parti devait leur être le plus avantageux ; car
depuis peu les Lacédémoniens, commandés par Cléomène, fils
d'Anaxandrides, leur avait tué six mille homme; que la Pythie
leur avait répondu en ces termes: « Peuple haï de tes voisins,
cher aux dieux immortels, tiens-toi sur tes gardes prêt à
frapper, ou à parer les coups de tes ennemis ; défends ta tête,
et ta tête sauvera ton corps. » Telle fut, suivant eux, la
réponse de la Pythie avant la venue des députés. Ils ajoutent
qu'aussitôt après leur arrivée à Argos, on les admit au sénat,
où ils exposèrent leurs ordres; que le sénat répondit que les
Argiens étaient disposés à accorder du secours après avoir
préalablement conclu une trêve de trente ans avec les
Lacédémoniens, à condition qu'ils auraient la moitié du
commandement de toutes les troupes combinées; que le
commandement leur appartenait de droit tout entier, mais
cependant qu'ils se contenteraient de la moitié.
CXLIX.
Telle fut, suivant eux, la
réponse dé leur sénat, quoique l'oracle leur eût défendu
d'entrer dans l'alliance des Grecs. Ils ajoutent que ce qui leur
faisait le plus désirer la trêve de trente ans, malgré la
crainte que l'oracle leur avait inspirée, c'était afin de
donnera leurs enfants le temps de parvenir à l'âge viril. Ils se
tranquillisaient par ce moyen. l'esprit, n'ayant plus à craindre
durant cette trêve de tomber sous le joug des Lacédémoniens; ce
qui n'aurait pas manqué d'arriver, si, affaiblis déjà par la
guerre qu'ils venaient de soutenir contre eux, ils venaient
encore à essuyer quelque échec de la part des Perses. Ils
ajoutent encore que ceux d'entre les ambassadeurs qui étaient de
Sparte répondirent au discours du sénat qu'à l'égard de la trêve,
ils en feraient leur rapport au peuple; mais qu'au sujet du
commandement des armées, il leur avait été enjoint de dire que
les Spartiates ayant deux rois, et les Argiens un seul, il
n'était pas possible d'ôter le commandement des troupes à l'un
des deux rois de Sparte; mais que rien n'empêchait que le roi
d'Argos ne partageât l'autorité également avec eux. Ainsi les
Argiens disent qu'ils ne voulurent point souffrir l'ambition des
Spartiates, et qu'ils aimèrent mieux obéir aux Barbares que de
rien céder aux Lacédémoniens; qu'en conséquence ils ordonnèrent
aux ambassadeurs de sortir de leur territoire avant le coucher
du soleil, sous peine d'être traités en ennemis.
CL.
C'est ainsi que les Argiens
eux-mêmes racontent ce qui se passa en cette occasion ; mais on
je rapporte en Grèce d'une façon bien différente. Xerxès, dit-on,
avant que d'entreprendre son expédition contre la Grèce, envoya
un héraut à Argos, qui parla aux Argiens en ces termes : «
Argiens, voici ce que vous dit le roi Xerxès. Nous pensons que
Persès, l'un de nos ancêtre, ayant eu pour père Persée, fils de
Danaé, et pour mère Andromède, fille de Céphée, nous tenons de
vous notre origine. Il n'est donc point naturel ni que nous
fassions la guerre à nos pères, ni qu'en donnant du secours aux
Grecs, vous vous déclariez nos ennemis. Restez tranquilles chez
vous. Si cette expédition a le succès que j'attends, je vous
traiterai avec plus de distinction qu'aucun autre peuple. » On
ajoute que, quoique ces propositions eussent paru de la plus
grande importance aux Argiens, ils ne firent d'abord d'eux-mêmes
aucune demande aux Grecs; mais que, lorsque ceux-ci les
sollicitèrent d'entrer dans leur ligue, ils exigèrent une part
dans le commandement des armées, afin d'avoir un prétexte de
demeurer tranquilles sachant bien que les Lacédémoniens ne
voudraient pas le partager avec eux.
CLI.
Il y a des Grecs qui
rapportent une histoire qui s'accorde très bien avec celle-là,
et qui n'arriva que beaucoup d'années après. Les Athéniens,
disent-ils, avaient député pour quelques affaires à Suses, ville
de Memnon, des ambassadeurs, et entre autres Callias, fils
d'Hipponicus. Dans le même temps, les Argiens y avaient aussi
envoyé des ambassadeurs, pour demander à Artaxerxès, fils de
Xerxès, si l'alliance qu'ils avaient contractée avec Xerxès
subsistait encore, ou s'il les regardait comme ennemis. Le roi
Artaxerxès répondit qu'elle subsistait, et qu'il n'y avait point
de ville qu'il aimât plus que celle d'Argos.
CLII.
Au reste, je ne puis assurer
que Xerxès ait envoyé un héraut à Argos pour dire aux Argiens ce
que je viens de rapporter, ni que les ambassadeurs des Argiens
se soient transportés à Suses pour demander à Artaxerxès si
l'alliance subsistait encore avec lui. Je rapporte seulement les
discours que les Argiens tiennent eux-mêmes. Tout ce que je
sais, c'est que si tous les hommes portaient en un même lieu
leurs mauvaises actions pour les échanger contre celles de leurs
voisins, après avoir envisagé celles des autres, chacun
remporterait avec plaisir ce qu'il aurait porté à la masse
commune. Il y a sans doute des actions encore plus honteuses que
celles des Argiens. Si je suis obligé de rapporter ce qu'on dit,
je ne dois pas du moins croire tout aveuglément. Que cette
protestation serve donc pour toute cette Histoire, à l'occasion
de l'invitation que l'on assure avoir été faite par les Argiens
aux Perses de passer en Grèce, parce qu'après avoir été vaincus
par les Lacédémoniens, ils trouvaient tout autre état préférable
à la situation déplorable où ils étaient pour lors. En voila
assez sur les Argiens.
CLIII.
Il vint aussi en Sicile des
ambassadeurs de la part des alliés, parmi lesquels était Syagrus,
député de Lacédémone, pour s'aboucher avec Gélon. Un des
ancêtres de ce Gélon fut citoyen de Géla. Il était originaire de
Télos, île voisine du promontoire de Triopium. Les Lindiens de
l'île de Rhodes et Antiphémus le menèrent avec eux lorsqu'ils
fondèrent la ville de Géla. Ses descendants étant devenus dans
la suite hiérophantes de Cérès et Proserpine, ils continuèrent
toujours à jouir de cette dignité. Ils la tenaient de Télinès,
l'un de leurs ancêtres, qui y parvint de la manière que je vais
dire. Une sédition s'étant élevée à Géla, les vaincus se
sauvèrent à Mactorium, ville située au-dessus de Géla. Télinès
les ramena dans leur patrie sans aucunes troupes, et n'ayant que
les choses consacrées à ces déesses. Où les avait-il prises?
comment les possédait-il? c'est ce que je ne puis dire. Plein de
confiance en ces choses, il ramena les habitants de Géla; mais
ce fut a condition que ses descendants seraient hiérophantes des
déesses. J'admire ce qu'on dit de l'entreprise de Télinès, et je
suis étonné qu'il ait pu en venir à bout. Il n'est pas donné, je
pense, à tout le monde d'exécuter de pareils projets; cela
n'appartient qu'à de grandes âmes, qu'à des hommes hardis et
courageux. Or les habitants de Sicile disent qu'il avait des
qualités contraires, et que c'était un homme naturellement mou
et efféminé. Telle fut la manière dont il se mit en possession
de cette dignité.
CLIV.
Cléandre, fils de Pantarès,
ayant été tué par Sabyllus, citoyen de Géla, après avoir régné
sept ans dans cette ville, son frère Hippocrates s'empara de la
couronne. Sous le règne de celui-ci, Gélon, descendant de
l'hiérophante Télinès, ainsi que plusieurs autres, parmi
lesquels on compte Aenésidémus, fils de Pataïcus, de simple
garde du corps d'Hippocrates s'éleva en peu de temps par son
mérite à la dignité de général de la cavalerie. Il s'était en
effet distingué contre les Callipolites, les Naxiens, les
Zancléens, les Léontins, et outre cela contre les Syracusains et
plusieurs peuples barbares qu'Hippocrates avait assiégés dans
leurs capitales. De toutes les villes que je viens de nommer, il
n'y eut que celle de Syracuse qui évita le joug d'Hippocrates.
Il en battit les habitants près du fleuve Elorus; mais les
Corinthiens et les Corcyréens les délivrèrent de la servitude,
et les réconcilièrent avec ce prince, à condition qu'ils lui
donneraient Camarine, qui leur appartenait de toute antiquité.
CLV.
Hippocrates, après avoir régné
autant de temps (sept ans) que son frère Cléandre, mourut devant
la ville d'Hybla en faisant la guerre aux Sicules. Alors Gélon
prit en apparence la défense d'Euclides et de Cléandre, tous
deux fils d'Hippocrates, contre les citoyens de Géla, qui ne
voulaient plus les reconnaître pour leurs maîtres. Ayant vaincu
ceux-ci dans un combat, il s'empara réellement lui-même de
l'autorité souveraine, et en dépouilla les fils d'Hippocrates.
Celte entreprise lui ayant réussi, il ramena de la ville de
Casmène ceux d'entre les Syracusains qu'on appelait Gamores. Ils
avaient été chassés par le peuple et par leurs propres esclaves,
nommés Cillicyriens. En les rétablissant dans Syracuse, il
s'empara aussi de cette place ; car le peuple, voyant qu'il
venait l'attaquer, lui livra la ville et se soumit.
CLVI.
Lorsque Syracuse fut en sa
puissance, il fit beaucoup moins de cas de Géla, dont il était
auparavant eu possession. Il en confia le gouvernement à son
frère Hiéron, et garda pour lui Syracuse, qui était tout pour
lui et lui tenait lieu de tout. Cette ville s'accrut
considérablement en peu de temps et devint très florissante. Il
y transféra tous les habitants de Camarine, les en fit citoyens,
et rasa leur ville. Il en agit de même à l'égard de plus de la
moitié des Gélois. Il assiégea les Mégariens de Sicile, et les
força de se rendre. Les plus riches d'entre eux, lui ayant fait
la guerre, s'attendaient par cette raison à périr. Cependant
Gélon les envoya à Syracuse, et leur donna le droit de cité. À
l'égard du peuple, il le fit conduire aussi à Syracuse, et l'y
fit vendre pour être transporté hors de la Sicile, quoiqu'il
n'eût point été l'auteur de cette guerre, et qu'il ne s'attendît
pas à un sort fâcheux. Il en agit de même avec les Eubéens de
Sicile, qu'il avait pareillement séparés en deux classes : il
les traita ainsi les uns et les autres, parce qu'il était
persuadé que le peuple était un voisin très incommode. Ce fut
ainsi que Gélon devint un puissant monarque.
CLVII.
À peine les ambassadeurs des
Grecs furent-ils arrivés à Syracuse, que Gélon leur donna
audience. « Les Lacédémoniens, les Athéniens et leurs alliés,
lui dirent-ils, nous ont députés pour vous inviter à réunir vos
forces aux nôtres contre les Barbares. Vous avez sans doute
appris que le roi de Perse est prêt à fondre sur là Grèce,
qu'après avoir jeté des ponts sur l'Hellespont et amené de
l'Asie toutes les forces de l'Orient, il est sur le point de
l'attaquer, et que, sous prétexte de marcher contre Athènes, il
a réellement dessein de réduire la Grèce entière sous le joug.
Vous êtes puissant, et la Sicile, dont vous êtes souverain,
n'est pas une des moindres parties de la Grèce. Donnez du
secours aux vengeurs de la liberté, et joignez-vous à eux pour
la leur conserver. Car, toute la Grèce étant réunie, nous
formerons une puissance considérable, et en état de combattre
l'ennemi qui vient nous attaquer. Mais si les rois trahissent la
patrie ou refusent de la secourir, si ses défenseurs, qui en
sont la plus saine partie, sont réduits à un petit nombre, il
est à craindre que toute la Grèce ne périsse. Car ne vous
flattez pas que le roi, après avoir remporté la victoire et nous
avoir subjugués, n'aille pas jusqu'à vous. Prenez vos
précautions d'avance. En nous secourant, vous travaillerez à
votre propre sûreté. Une entreprise bien concertée est presque
toujours couronnée du succès. »
CLVIII
. « Grecs, répondit avec
véhémence Gélon, vous avez la hardiesse et l'insolence de
m'inviter à joindre mes forces aux vôtres contre les Perses ; et
lorsque je vous priai de me secourir contre les Carthaginois,
avec qui j'étais en guerre ; lorsque j'implorai votre assistance
pour venger sur les habitants d'Aegeste la mort de Doriée, fils
d'Anaxandrides, et que j'offris de contribuer à remettre en
liberté les ports et villes de commerce, qui vous procuraient
beaucoup d'avantages et de grands profits, non seulement vous
refusâtes de venir à mon secours, mais encore vous ne voulûtes
pas venger avec moi l'assassinat de Doriée. Il n'a donc pas tenu
à vous que ce pays ne soit entièrement devenu la proie des
Barbares. Mais les choses ont pris une tournure plus favorable.
Maintenant donc que la guerre est à votre porte et même chez
vous, vous vous souvenez enfin de Gélon. Quoique vous en ayez
agi avec moi d'une manière méprisante, je ne vous ressemblerai
point, et je suis prêt à envoyer à votre secours deux cents
trirèmes, vingt mille hoplites, deux mille hommes de cavalerie,
deux mille archers, deux mille frondeurs et deux mille hommes de
cavalerie légère. Je m'engage aussi à fournir du blé pour toute
l'armée jusqu'à la fin de la guerre; mais c'est à condition que
j'en aurai le commandement. Autrement je n'irai point en
personne à cette expédition, et je n'y enverrai aucun de mes
sujets. »
CLIX.
Syagrus ne pouvant se contenir
: « Certes, dit-il, ce serait un grand sujet de douleur pour
Agamemnon, descendant de Pélops, s'il apprenait que les
Spartiates se fussent laissé dépouiller du commandement par un
Gélon et par des Syracusains. Ne nous parlez plus de vous le
céder. Si vous voulez secourir la Grèce, sachez qu'il vous
faudra obéir aux Lacédémoniens; si vous refusez de servir sous
eux, nous n'avons pas besoin de vos troupes.
CLX.
Gélon, apercevant assez par
cette réponse l'éloignement qu'on avait pour ses demandes, leur
fit enfin cette autre proposition : « Spartiates, les injures
qu'on dit à un homme de cour excitent ordinairement sa colère;
mais vous aurez beau me tenir des propos insultants, vous ne
m'engagerez point à vous faire une réponse indécente. Si vous
êtes si épris du commandement, il est naturel que je le sois
encore plus, puisque je fournis beaucoup plus de troupes et de
vaisseaux que vous n'en avez. Mais, puisque ma proposition vous
révolte, je veux bien relâcher quelque chose de mes premières
demandes. Si vous prenez pour vous le commandement des troupes
de terre, je me réserve celui de l'armée navale; si vous aimez
mieux commander sur mer, je commanderai sur terre. Il faut ou
vous contenter de l'une de ces deux conditions, ou retourner
chez vous, et vous passer d'un allié tel que moi. »
CLXI.
Telles furent les offres de
Gélon. L'ambassadeur d'Athènes, prévenant celui de Lacédémone,
répondit en ces termes : « Roi de Syracuse, la Grèce n'a pas
besoin d'un général, mais de troupes, et c'est pour vous en
demander qu'elle nous a députés vers vous. Cependant vous nous
déclarez que vous n'en enverrez pas, si l'on ne vous reconnaît
pour général, tant est grande l'envie que vous avez de nous
commander. Quand vous demandâtes le commandement de toutes nos
forces, nous nous contentâmes, nous autres Athéniens, de garder
le silence, persuadés que l'ambassadeur de Lacédémone saurait
vous répondre et pour lui et pour nous. Exclu du commandement
général, vous vous bornez maintenant à celui de la flotte; mais
les choses sont au point que, quand même le Lacédémonien vous
l'accorderait, nous ne le souffririons jamais ; car il nous
appartient, du moins au refus des Lacédémoniens. S'ils veulent
prendre celui de la flotte, nous ne le leur disputerons point ;
mais nous ne le céderons à nul autre. Et en effet, ce serait
bien en vain que nous posséderions la plus grande partie de
l’armée navale des Grecs. Quoi donc ! nous autres Athéniens,
nous abandonnerions le commandement à des Syracusains, nous qui
sommes le plus ancien peuple de la Grèce ; nous qui, seuls entre
tous les Grecs, n'avons jamais changé de sol ; nous enfin qui
comptons parmi nos compatriotes ce capitaine qui alla au siège
de Troie, et qui était, comme le dit Homère le poète épique, des
plus habiles pour mettre une armée en bon ordre et pour la
ranger en bataille? Après un pareil témoignage, nous ne devons
point rougir de parler avantageusement de notre patrie. »
CLXII.
« Athénien, repartit Gélon,
vous ne manquez point, à ce qu'il paraît, de généraux mais de
soldats. Au reste, puisque vous voulez tout garder, sans vous
relâcher en rien, retournez au plus tôt en Grèce, et
annoncez-lui que des quatre saisons de l'année on lui a ôté le
printemps. » il comparait par ce propos la Grèce, privée de son
alliance, à une année de laquelle on aurait retranché le
printemps.
CLXIII.
Après cette réponse de Gélon,
les ambassadeurs des Grecs remirent à la voile. Cependant Gélon,
qui craignait que les Grecs ne fussent pas assez forts pour
vaincre le roi, et qui d'un autre côté aurait cru insupportable
et indigne d'un tyran de Sicile d'aller servir dans le
Péloponnèse sous les ordres des Lacédémoniens, négligea ce plan
pour s'attacher à un autre. Il n'eut pas plutôt appris que le
roi avait traversé l'Hellespont, qu'il donna trois vaisseaux à
cinq rangs de rames à Cadmus, fils de Scythès, de l'île de Cos,
et l'envoya à Delphes avec des richesses considérables et des
paroles de paix. Il avait ordre d'observer l'événement du
combat, et si le roi était vainqueur, de lui présenter l'argent
qu'il portait, et de lui offrir en même temps la terre et l'eau
pour toutes les villes de ses États ; et si les Grecs au
contraire remportaient la victoire, de revenir en Sicile.
CLXIV.
Ce Cadmus avait auparavant
hérité de son père la souveraineté de Cos. Quoiqu'elle fût alors
dans un état de prospérité et que sa puissance y fût bien
affermie, il l'avait cependant remise aux habitants sans y être
forcé par des circonstances fâcheuses, mais volontairement, et
par amour pour la justice. Étant ensuite parti pour la Sicile,
il fixa sa demeure avec les Samiens à Zancle, dont le nom a été
changé en celui de Messane. Gélon, persuadé des motifs qui
l'avaient fait venir en Sicile, et de l'amour qu'il lui avait vu
pour la justice en plusieurs autres occasions, l'envoya a
Delphes. Il faut joindre à ses autres actions pleines de
droiture celle-ci, qui n'est pas la moindre. Maître de richesses
considérables que Gélon lui avait confiées, il ne tenait qu'à
lui de se les approprier; cependant il ne le voulut pas. Mais,
après la victoire que remportèrent les Grecs sur mer et le
départ de Xerxès, il retourna en Sicile avec toutes ces
richesses.
CLXV.
Les peuples de Sicile disent
cependant aussi que sans les circonstances où se trouva Gélon,
ce prince aurait donné du secours aux Grecs, quand même il
aurait dû servir sous les Lacédémoniens. Térille, fils de
Crinippe, tyran d'Himère, se voyant chassé de cette ville par
Théron, fils d'Aenésidémus, monarque des Agrigentins, avait fait
venir dans le même temps, sous la conduite d'Hamilcar, fils
d'Hannon, roi des Carthaginois, une armée de trois cent mille
hommes composée de Phéniciens, de Libyens, d'ibériens, de
Ligyens, d'Hélisyces, de Sardoniens et de Cyrniens. Le général
carthaginois s'était laissé persuader par l'hospitalité qu'il
avait contractée avec Térille, et surtout par le zèle que lui
avait témoigné Anaxilas, fils de Crétines, tyran de Rhégium, en
lui donnant ses enfants en otage, afin de l'engager à venir en
Sicile venger son beau-père. Il avait en effet épousé Cydippe,
fille de Térille. Les Siciliens disent donc que Gélon, n'ayant
pu par cette raison secourir les Grecs, envoya de l'argent à
Delphes.
CLXVI.
Ils disent encore que le même
jour que les Grecs battirent le roi à Salamine, Gélon et Théron
défirent en Sicile Hamilcar. Cet Hamilcar était, suivant eux,
Carthaginois du côté de son père, et Syracusain par sa mère : sa
valeur l'avait élevé au trône de Carthage. J'ai ouï dire
qu'ayant perdu la bataille, il disparut, et qu'on ne put le
trouver nulle part, ni vif, ni mort, quoique Gélon l'eût fait
chercher partout.
CLXVII.
Mais les Carthaginois
racontent la chose de cette manière, qui me parait très
vraisemblable. La bataille, disent-ils, que les Barbares
livrèrent aux Grecs en Sicile, commença au lever de l'aurore et
continua jusqu'au coucher du soleil. L'on assure qu'elle dura
tout ce temps-là. Hamilcar, resté dans le camp pendant l'action,
immolait des victimes, dont les entrailles lui promettaient
d'heureux succès, et les brûlait tout entières sur un vaste
bûcher. Mais s'étant aperçu, pendant qu'il était occupé à faire
des libations sur les victimes, que ses troupes commençaient à
prendre la fuite, il se jeta lui-même clans le feu, et, bientôt
dévoré par les flammes, il disparut entièrement. Enfin, soit
qu'il ait disparu de cette manière, comme le racontent les
Phéniciens, soit d'une autre, comme le rapportent les
Syracusains, les Carthaginois lui offrent des sacrifices, et lui
ont élevé des monuments dans toutes les villes où ils ont établi
des colonies, dont le plus grand est à Carthage. Mais en voilà
assez sur les affaires de Sicile.
CLXVIII.
Les ambassadeurs qui avaient
été en Sicile tâchèrent aussi d'engager les Corcyréens à prendre
le parti de la Grèce, et leur firent les mêmes demandes qu'à
Gélon. Les Corcyréens répondirent d'une façon et agirent d'une
autre. Ils promirent sur-le-champ d'envoyer des troupes à leur
secours, ajoutant qu'ils ne laisseraient pas périr la Grèce par
leur négligence, puisque, si elle venait à succomber, ils se
verraient eux-mêmes réduits au premier jour à une honteuse
servitude; mais qu'ils la secourraient de toutes leurs forces.
Cette réponse était spécieuse. Mais quand il fallut en venir aux
effets, comme ils avaient d'autres vues, ils équipèrent soixante
vaisseaux et, ne les ayant fait partir qu'avec peine, ils
s'approchèrent du Péloponnèse et jetèrent l'ancre près de Pylos
et de Ténare, sur les côtes de la Laconie, dans la vue
d'observer quels seraient les événements de la guerre. Car, loin
d'espérer que les Grecs remportassent la victoire, ils pensaient
que le roi, dont les forces étaient de beaucoup supérieures,
subjuguerait la Grèce entière. Ils agissaient ainsi de dessein
prémédité, afin de pouvoir tenir ce langage au roi : « Seigneur,
devaient-ils lui dire, les Grecs nous ont engagés à les secourir
dans cette guerre. Mais quoique nous ayons des forces
considérables, et un plus grand nombre de vaisseaux, du moins
après les Athéniens, qu'aucun autre État de la Grèce, nous
n'avons pas voulu nous opposer à vos desseins, ni rien faire qui
vous fût désagréable. » Ils espéraient par ce discours obtenir
des conditions plus avantageuses que les autres; ce qui, à mon
avis, aurait bien pu arriver. Cependant ils avaient une excuse
toute prête à l'égard des Grecs; aussi s'en servirent-ils. Car,
les Grecs leur reprochant de ne les avoir pas secourus, ils
répondirent qu'ils avaient équipé soixante trirèmes, mais que
les vents étésiens les ayant mis dans l'impossibilité de doubler
le promontoire Malée, ils n'avaient pu se rendre à Salamine, et
que s'ils n'étaient arrivés qu'après le combat naval, ce n'était
point par aucune mauvaise volonté de leur part. Ce fut ainsi
qu'ils cherchèrent à tromper les Grecs.
CLXIX.
Les Crétois, se voyant
sollicités par les députés des Grecs, envoyèrent demander au
dieu de Delphes, au nom de toute la nation, s'il leur serait
avantageux de secourir la Grèce. « Insensés! leur répondit la
Pythie, vous vous plaignez des maux que Minos vous a envoyés
dans sa colère à cause des secours que vous donnâtes à Ménélas,
et parce que vous aidâtes les Grecs à se venger du rapt d'une
femme que fit à Sparte un Barbare, quoiqu'ils n'eussent pas
contribué à venger sa mort arrivée à Camicos; et vous voudriez
encore les secourir! » Sur cette réponse, les Crétois refusèrent
aux Grecs les secours qu'ils leur demandaient.
CLXX.
On dit que Minos, cherchant
Daedale, vint en Sicanie, qui porte aujourd'hui le nom de Sicile,
et qu'il y mourut d'une mort violente; que quelque temps après
les Crétois, excités par un dieu, passèrent tous en Sicanie avec
une grande flotte, excepté les Polichnites et les Praesiens, et
qu'ils assiégèrent pendant cinq ans la ville de Camicos, qui de
mon temps était habitée par des Agrigentins; enfin que ne
pouvant ni la prendre ni en continuer le siège, à cause de la
famine dont ils étaient tourmentés, ils le levèrent; qu'ayant
été surpris d'une tempête furieuse près de l'Iapygie, ils furent
poussés sur la côte avec violence; que leurs vaisseaux s'étant
brisés, et n'ayant plus de ressources pour se transporter en
Crète, ils restèrent dans le pays et y bâtirent la ville d'Hyria;
qu'ils changèrent ensuite leur nom de Crétois en celui
d'Iapyges-Messapiens, et que d'insulaires qu'ils avaient été
jusqu'alors ils devinrent habitants de terre ferme; que cette
ville envoya dans la suite des colonies; que longtemps après,
les Tarentins, cherchant à les détruire, reçurent un furieux
échec; de sorte que le carnage des Tarentins et de ceux de
Rhégium fut très considérable, et c'est le plus grand que les
Grecs aient jamais essuyé et dont nous ayons connaissance. Ceux
de Rhégium, forcés par Micythus, fils de Choiros, à marcher au
secours des Tarentins, avaient perdu en cette occasion trois
mille hommes ; mais on n'a point su quelle avait été la perte
des Tarentins. Quant à Micythus, il était serviteur d'Anaxilas,
et avait été laissé à Rhégium pour prendre soin de ses affaires.
Ayant été obligé d'abandonner cette ville, il alla s'établir à
Tégée en Arcadie, et consacra un grand nombre de statues dans
Olympie.
CLXXI.
Ce que je viens de dire des
habitants de Rhégium et de Tarente doit être considéré comme une
digression. L'île de Crète étant déserte, les Praesiens disent
qu'entre autres peuples qui vinrent s'y établir, il y eut
beaucoup de Grecs; que la guerre de Troie arriva dans la
troisième génération après la mort de Minos, et que les Crétois
ne furent pas des moins empressés à donner du secours à Ménélas.
Ils ajoutent qu'à leur retour de Troie ils furent, pour cette
raison-là même, attaqués de la peste et de la famine, eux et
leurs troupeaux, et que la Crète ayant été dépeuplée pour la
seconde fois, il y vint une troisième colonie, qui occupe
maintenant cette île avec ceux que ces fléaux avaient épargnés.
En leur rappelant ces malheurs, la Pythie les détourna de donner
du secours aux Grecs, quelque bonne volonté qu'ils en eussent.
CLXXII.
Les Thessaliens suivirent à
regret et par nécessité le parti des Mèdes, puisqu'ils firent
voir qu'il désapprouvaient les intrigues des Aleuades. Car,
aussitôt qu'ils eurent appris que le roi était sur le point de
passer en Europe, ils envoyèrent des ambassadeurs à l'isthme, où
se tenait une assemblée des députés de la Grèce choisis par les
villes les mieux intentionnées pour sa défense. Ces ambassadeurs,
étant arrivés à l'isthme, parlèrent ainsi « Grecs, il faut
garder le passage de l'Olympe, afin de garantir de la guerre la
Thessalie et la Grèce entière. Nous sommes prêts à le faire;
mais il est nécessaire que vous y envoyiez aussi des forces
considérables. Si vous ne le faites point, sachez que nous
traiterons avec le roi; car il n'est pas juste qu'étant exposés
au danger par notre situation, nous périssions seuls pour vous.
Si vous nous refusez des secours, vous ne pouvez pas nous
contraindre à vous en donner; car l'impuissance est au-dessus de
toute sorte de contrainte, et nous chercherons les moyens de
pourvoir à notre sûreté. »
CLXXIII.
Ainsi parlèrent les
Thessaliens. Là-dessus les Grecs résolurent d'envoyer par mer en
Thessalie une armée de terre pour garder le passage. Les troupes
n'eurent pas plutôt été levées, qu'elles s'embarquèrent et
firent voile par l'Euripe. Arrivées à Alos, en Achaïe, elles y
laissèrent leurs vaisseaux, et, s'étant mises en marche pour se
rendre en Thessalie, elles vinrent à Tempé, où est le passage
qui conduit de la basse Macédoine en Thessalie près du Pénée,
entre le mont Olympe et le mont Ossa. Les Grecs, qui étaient aux
environs de dix mille hommes pesamment armés, campèrent en cet
endroit. La cavalerie thessalienne se joignit à leurs troupes.
Événétus, fils de Carénus, l'un des polémarques, avait été
choisi pour commander les Lacédémoniens, quoiqu'il ne fût pas du
sang royal; Thémistocles, fils de Néoclès, était à la tête des
Athéniens. Ils restèrent peu de jours en cet endroit; car des
envoyés d'Alexandre, fils d'Amyntas, roi de Macédoine, leur
conseillèrent de se retirer, de crainte qu'en demeurant fermes
dans ce défilé, ils ne fussent écrasés par l'armée ennemie qui
venait fondre sur eux, et dont ils leur firent connaître la
force, tant celle des troupes de terre que celle des troupes de
mer. Les Grecs suivirent aussitôt ce conseil, parce qu'ils le
croyaient avantageux, et que le roi de Macédoine leur paraissait
bien intentionné. Je penserais cependant qu'ils y furent
déterminés par la crainte dès qu'ils eurent appris que, pour
entrer en Thessalie, il y avait un autre passage par le pays des
Perrhaebes, du côté de la haute Macédoine, près de la ville de
Gonnos, et ce fut en effet par cet endroit que pénétra l'armée
de Xerxès. Les Grecs retournèrent a leurs vaisseaux et se
rembarquèrent pour se rendre à l'isthme.
CLXXIV.
Voilà à quoi aboutit
l'expédition des Grecs en Thessalie dans le temps que le roi se
disposait à passer d'Asie en Europe, et qu'il était déjà à
Abydos. Les Thessaliens, abandonnés par leurs alliés, ne
balancèrent plus à prendre le parti des Perses. Ils
l'embrassèrent même avec zèle, et rendirent au roi des services
importants.
CLXXV.
Les Grecs, de retour à
l'isthme, mirent en délibération, d'après le conseil d'Alexandre,
de quelle manière ils feraient la guerre et en quels lieux ils
la porteraient. Il fut résolu, à la pluralité des voix, de
garder le passage des Thermopyles; car il paraissait plus étroit
que celui par lequel on entre de Macédoine en Thessalie, et en
même temps il était plus voisin de leur pays. Quant au sentier
par où furent interceptés ceux d'entre les Grecs qui étaient aux
Thermopyles, ils n'en eurent connaissance qu'après leur arrivée
aux Thermopyles, et ce furent les Trachiniens qui le leur firent
connaître. On prit donc la résolution de garder ce passage, afin
de fermer aux Barbares l'entrée de la Grèce. Quant a l'armée
navale, on fut d'avis de l'envoyer dans l'Artémisium, sur les
côtes de l'Histiaeotide. Ces deux endroits (les Thermopyles et
l'Artémisium) sont près l'un de l'autre, de sorte que l'armée
navale et celle de terre pouvaient se donner réciproquement de
leurs nouvelles.
CLXXVI.
Voici la description de ces
lieux : l'Artémisium se rétrécit au sortir de la mer de Thrace,
et devient un petit détroit entre l'île de Sciathos et les côtes
de Magnésie. Après le détroit de l'Eubée, il est borné par un
rivage sur lequel on voit un temple de Diane. L'entrée en Grèce
par la Trachinie est d'un demi-plèthre à l'endroit où il a le
moins de largeur. Mais le passage le plus étroit du reste du
pays est devant et derrière les Thermopyles; car derrière, près
d'Alpènes, il ne peut passer qu'une voiture de front; et devant,
près de la rivière de Phénix, et proche de la ville d'Anthela,
il n'y a pareillement de passage que pour une voiture. À l'ouest
des Thermopyles est une montagne inaccessible, escarpée, qui
s'étend jusqu'au mont Oeta. Le côté du chemin à l'est est borné
par la mer, par des marais et des ravins. Dans ce passage il y a
des bains chauds, que les habitants appellent chytres (chaudières),
et près de ces bains est un autel consacré à Hercule. Ce même
passage était fermé d'une muraille dans laquelle on avait
anciennement pratiqué des portes. Les habitants de la Phocide
l'avaient bâtie parce qu'ils redoutaient les Thessaliens, qui
étaient venus de la Thesprotie s'établir dans l'Éolide (la
Thessalie) qu'ils possèdent encore aujourd'hui. Ils avaient pris
ces précautions parce que les Thessaliens tâchaient de les
subjuguer, et de ce passage ils avaient fait alors une fondrière
en y lâchant les eaux chaudes, mettant tout en usage pour fermer
l'entrée de leur pays aux Thessaliens. La muraille, qui était
très ancienne, était en grande partie tombée de vétusté. Mais
les Grecs, l'ayant relevée, jugèrent à propos de repousser de ce
côté-là les Barbares. Près du chemin est un bourg nommé Alpènes,
d'où les Grecs se proposaient de tirer leurs vivres.
CLXXVII.
Après avoir considéré et
examiné tous les lieux, celui-ci parut commode aux Grecs, parce
que les Barbares ne pourraient faire usage de leur cavalerie, et
que la multitude de leur infanterie leur deviendrait inutile.
Aussi résolurent-ils de soutenir en cet endroit le choc de
l'ennemi. Dès qu'ils eurent appris l'arrivée du roi dans la
Piérie, ils partirent de l'isthme, et se rendirent, les uns par
terre aux Thermopyles, et les autres par mer à Artémisium.
CLXXVIII.
Tandis que les Grecs portaient
en diligence du secours aux lieux qu'ils avaient ordre de
défendre, les Delphiens, inquiets et pour eux et pour la Grèce,
consultèrent le dieu. La Pythie leur répondit d'adresser leurs
prières aux Vents, qu'ils seraient de puissants défenseurs de la
Grèce. Les Delphiens n'eurent pas plutôt reçu cette réponse,
qu'ils en firent part à tous ceux d'entre les Grecs qui étaient
zélés pour la liberté; et comme ceux-ci craignaient beaucoup le
roi, ils acquirent par ce bienfait un droit immortel à leur
reconnaissance. Les Delphiens érigèrent ensuite un autel aux
Vents à Thya, où l'on voit un lieu consacré à Thya, fille de
Céphisse, qui a donné son nom à ce canton, et leur offrirent des
sacrifices. Ils se les rendent encore actuellement propices en
vertu de cet oracle.
CLXXIX.
Tandis que l'armée navale de
Xerxès partait de la ville de Therme, dix vaisseaux, les
meilleurs voiliers de la flotte, cinglèrent droit à l'île de
Sciathos, où les Grecs avaient trois vaisseaux d'observation, un
de Trézen, un d'Égine, et un d'Athènes. Ceux-ci, apercevant de
loin les Barbares, prirent incontinent la fuite.
CLXXX.
Les Barbares, s'étant mis à
leur poursuite, enlevèrent d'abord le vaisseau trézénien,
commandé par Praxinus. Ils égorgèrent ensuite à la proue le plus
bel homme de tout l'équipage, regardant comme un présage heureux
de ce que le premier Grec qu'ils avaient pris était aussi un
très bel homme : il avait nom Léon. Peut-être eut-il en partie
obligation à son nom du mauvais traitement qu'on lui fit.
CLXXXI.
La trirème d'Egine, commandée
par Asonides, leur causa quelque embarras par la valeur de
Pythès, fils d'Ischénoüs, un de ceux qui la défendaient. Quoique
le vaisseau fût pris, Pythès ne cessa pas de combattre jusqu'à
ce qu'il eût été entièrement haché en pièces. Enfin il tomba à
demi mort; mais, comme il respirait encore, les Perses qui
combattaient sur les vaisseaux, admirant sou courage, et
s'estimant très heureux de le conserver, le pansèrent avec de la
myrrhe, et enveloppèrent ses blessures avec des bandes de toile
de coton. De retour au camp, ils le montrèrent à toute l'armée
avec admiration ; et ils eurent pour lui toute sorte d'égards,
tandis qu'ils traitèrent comme de vils esclaves le reste de ceux
qu'ils prirent sur ce vaisseau.
CLXXXII.
Ces deux trirèmes ayant été
prises de la sorte, la troisième, commandée par Phormus
d'Athènes, s'enfuit, et alla échouer à l'embouchure du Pénée.
Les Barbares s'emparèrent de ce vaisseau démâté et privé de ses
agrès, sans pouvoir prendre ceux qui le montaient; car ils le
quittèrent dès qu'ils eurent échoué, et s'en retournèrent à
Athènes par la Thessalie. Les Grecs en station dans l'Artémisium
apprirent cette nouvelle par les signaux qu'on leur fit de l'île
de Sciathos avec le feu. Ils en furent tellement épouvantés,
qu'ils abandonnèrent l'Artémisium, et se retirèrent à Chalcis
pour garder le passage de l'Euripe. Ils laissèrent néanmoins des
héméroscopes sur les hauteurs de l'Eubée, afin d'observer
l'ennemi.
CLXXXIII.
Des dix vaisseaux barbares
trois abordèrent à l'écueil nommé Myrmex, entre l'île de
Sciathos et la Magnésie, et élevèrent sur ce rocher une colonne
de pierre qu'ils avaient apportée avec eux. Cependant la flotte
partit de Therme dès que les obstacles furent levés, et avança
toute vers cet endroit, onze jours après le départ du roi de
Therme. Pammon, de l'île de Scyros, leur indiqua ce rocher, qui
se trouvait sur leur passage. Les Barbares employèrent un jour
entier à passer une partie des côtes de la Magnésie, et
arrivèrent à Sépias, et au rivage qui est entre la ville de
Casthanée et la côte de Sépias.
CLXXXIV.
Jusqu'à cet endroit et
jusqu'aux Thermopyles, il n'était point arrivé de malheur à leur
armée. Elle était encore alors, suivant mes conjectures, de
douze cent sept vaisseaux venus d'Asie, et les troupes anciennes
des différentes nations montaient à deux cent quarante et un
mille quatre cents hommes, à compter deux cents hommes par
vaisseau. Mais, indépendamment de ces soldats fournis par ceux
qui avaient donné les vaisseaux, il y avait encore sur chacun
d'eux trente combattants, tant Perses que Mèdes et Saces; ces
autres troupes montaient à trente-six mille deux cent dix hommes.
À ces deux nombres j'ajoute les soldats qui étaient sur les
vaisseaux à cinquante rames, et supposant sur chacun
quatre-vingts hommes, parce qu'il y en avait dans les uns plus,
dans les autres moins, cela ferait deux cent quarante mille
hommes, puisqu'il y avait trois mille vaisseaux de cette sorte,
comme je l'ai dit ci-dessus. L'armée navale venue de l'Asie
était en tout de cinq cent dix-sept mille six cent dix hommes,
et l'armée de terre de dix-sept cent mille hommes d'infanterie,
et de quatre-vingt mille de cavalerie; à quoi il faut ajouter
les Arabes qui conduisaient des chameaux, et les Libyens, montés
sur des chars, qui faisaient vingt mille hommes. Telles furent
les troupes amenées de l'Asie même, sans y comprendre les valets
qui les suivaient, les vaisseaux chargés de vivres et ceux qui
les montaient.
CLXXXV.
Joignez encore à cette
énumération les troupes levées en Europe, dont je ne puis rien
dire que d'après l'opinion publique. Les Grecs de Thrace et des
îles voisines fournirent cent vingt vaisseaux, qui font
vingt-quatre mille hommes. Quant aux troupes de terre que
donnèrent les Thraces, les Paeoniens, les Eordes, les Bottiéens,
les Chalcidiens, les Bryges, les Pières, les Macédoniens, les
Perrhaebes, les Ænianes, les Dolopes, les Magnésiens, les
Achéens et tous les peuples qui habitent les côtes maritimes de
la Thrace, elles allaient, à ce que je pense, à trois cent mille
hommes. Ce nombre, ajouté à celui des troupes asiatiques,
faisait en tout deux millions six cent quarante et un mille six
cent dix hommes.
CLXXXVI.
Quoique le nombre des gens de
guerre fût si considérable, je pense que celui des valets qui
les suivaient, des équipages des navires d'avitaillement, et
autres bâtiments qui accompagnaient la flotte, était plus grand,
bien loin de lui être inférieur. Je veux bien cependant le
supposer ni plus ni moins, mais égal. En ce cas-là, il faisait
autant de milliers d'hommes que les combattants des deux armées.
Xerxès, fils de Darius, mena donc jusqu'à Sépias et aux
Thermopyles cinq millions deux cent quatre-vingt-trois mille
deux cent vingt hommes.
CLXXXVII.
Tel fut le total du
dénombrement de l'armée de Xerxès. Quant aux femmes qui
faisaient le pain, aux concubines, aux eunuques, personne ne
pourrait en dire le nombre avec exactitude, non plus que celui
des chariots de bagages, des bêtes de somme, et des chiens
indiens qui suivaient l'armée, tant il était grand. Je ne suis
par conséquent nullement étonné que des rivières n'aient pu
suffire à tant de monde; mais je le suis qu'on ait eu assez de
vivres pour tant de milliers d'hommes. Car je trouve par mon
calcul qu'en distribuant par tête une chénice de blé seulement
chaque jour, cela ferait par jour cent dix mille trois cent
quarante médimnes, sans y comprendre celui qu'on donnait aux
femmes, aux eunuques, aux bêtes de trait et de somme et aux
chiens. Parmi un si grand nombre d'hommes, personne par sa
beauté et la grandeur de sa taille ne méritait mieux que Xerxès
de posséder cette puissance.
CLXXXVIII.
L'armée navale remit à la
voile, et étant abordée au rivage de la Magnésie, situé entre la
ville de Casthanée et la côte de Sépias, les premiers vaisseaux
se rangèrent vers la terre, et les autres se tinrent à l'ancre
près de ceux-là. Le rivage n'étant pas en effet assez grand pour
une flotte si nombreuse, ils se tenaient à la rade les uns à la
suite des autres, la proue tournée vers la mer, sur huit rangs
de hauteur. Ils passèrent la nuit dans cette position. Le
lendemain, dès le point du jour, après un temps serein et un
grand calme, la mer s'agita; il s'éleva une furieuse tempête,
avec un grand vent d'est que les habitants des côtes voisines
appellent hellespontias. Ceux qui s'aperçurent que le vent
allait en augmentant, et qui étaient à la rade, prévinrent la
tempête et se sauvèrent ainsi que leurs vaisseaux, en les tirant
à terre. Quant à ceux que le vent surprit en pleine mer, les uns
furent poussés contre ces endroits du mont Pélion qu'on appelle
ipnes (fours), les autres contre le rivage; quelques-uns se
brisèrent au promontoire Sépias; d'autres furent portés à la
ville de Mélibée, d'autres enfin à Casthanée; tant la tempête
fut violente.
CLXXXIX.
On dit qu'un autre oracle
ayant répondu aux Athéniens d'appeler leur gendre à leur
secours, ils avaient, sur l'ordre de cet oracle, adressé leurs
prières à Borée. Borée, selon la tradition des Grecs, épousa une
Athénienne nommée Orithyie, fille d'Érechthée. Ce fut, dit-on,
cette alliance qui fit conjecturer aux Athéniens que Borée était
leur gendre. Ainsi, tandis qu'ils étaient avec leurs vaisseaux à
Chalcis d'Eubée pour observer l'ennemi, dès qu'ils se furent
aperçus que la tempête augmenterait, ou même avant ce temps-là,
ils firent des sacrifices à Borée et à Orithyie, et les
conjurèrent de les secourir, et de briser les vaisseaux des
Barbares comme ils l'avaient été auparavant aux environs du mont
Athos. Si, par égard pour leurs prières, Borée tomba avec
violence sur la flotte des Barbares, qui était à l'ancre, c'est
ce que je ne puis dire. Mais les Athéniens prétendent que Borée,
qui les avait secourus auparavant, le fit encore en cette
occasion. Aussi, lorsqu'ils furent de retour dans leur pays, ils
lui bâtirent une chapelle sur les bords de l'Ilissus.
CXC.
Il périt dans cette tempête
quatre cents vaisseaux, suivant la plus petite évaluation. On y
perdit aussi une multitude innombrable d'hommes, avec des
richesses immenses. Ce naufrage fut très avantageux à Aminoclès,
fils de Crétinès, Magnète, qui avait du bien aux environs du
promontoire Sépias. Quelque temps après il enleva quantité de
vases d'or et d'argent que la mer avait jetés sur le rivage. Il
trouva aussi des trésors des Perses, et se mit en possession
d'une quantité immense d'or. Cet Aminoclès devint très riche par
ce moyen ; mais d'ailleurs il n'était pas heureux, car ses
enfants avaient été tués, et il était vivement affligé de ce
cruel malheur.
CXCI
. La perte des vaisseaux
chargés de vivres et autres bâtiments était innombrable. Les
commandants de la flotte, craignant que les Thessaliens ne
profitassent de leur désastre pour les attaquer, se fortifièrent
d'une haute palissade, qu'ils firent avec les débris des
vaisseaux; car la tempête dura trois jours. Enfin les mages
l'apaisèrent le quatrième jour en immolant des victimes aux
Vents, avec des cérémonies magiques en son honneur, et outre
cela par des sacrifices à Thétis et aux Néréides; ou peut-être
s'apaisa-t-elle d'elle-même. Ils offrirent des sacrifices à
Thétis, parce qu'ils avaient appris des Ioniens qu'elle avait
été enlevée de ce canton-là même par Pélée, et que toute la côte
de Sépias lui était consacrée, ainsi qu'au reste des Néréides.
Quoi qu'il en soit, le vent cessa le quatrième jour.
CXCII.
Les héméroscopes, accourant
des hauteurs de l'Eubée le second jour après le commencement de
!a tempête, firent part aux Grecs de tout ce qui était arrivé
dans le naufrage. Ceux-ci n'en eurent pas plutôt eu connaissance,
qu'après avoir fait des libations à Neptune Sauveur, et lui
avoir adressé des voeux, ils retournèrent à la hâte à
l'Artémisium, dans l'espérance de n'y trouver qu'un petit nombre
de vaisseaux ennemis. Ainsi les Grecs allèrent pour la seconde
fois à l'Artémisium, s'y tinrent à la rade, et donnèrent depuis
ce temps à Neptune le surnom de Sauveur, qu'il conserve encore
maintenant.
CXCIII.
Le vent étant tombé et les
vagues apaisées, les Barbares remirent les vaisseaux en mer et
côtoyèrent le continent. Lorsqu'ils eurent doublé le promontoire
de Magnésie, ils allèrent droit au golfe qui mène à Pagases.
Dans ce golfe de la Magnésie est un lieu où l'on dit que Jason
et ses compagnons qui montaient le navire Argo, et qui allaient
à Aea en Colchide conquérir la toison d'or, abandonnèrent
Hercule, qu'on avait mis à terre pour aller chercher de l'eau.
Comme les Argonautes se remirent en mer en cet endroit, et
qu'ils en partirent après avoir fait leur provision d'eau, il en
a pris le nom d'Aphètes. Ce fut dans ce même lieu que la flotte
de Xerxès vint mouiller.
CXCIV.
Quinze vaisseaux de cette
flotte, restés bien loin derrière les autres, aperçurent les
Grecs à Artémisium, et, les prenant pour leur armée navale, ils
vinrent donner au milieu d'eux. Ce détachement était commandé
par Sandom, fils de Thaumasias, gouverneur de Cyme en Éolie. Il
avait été un des juges royaux et Darius l'avait fait autrefois
mettre en croix, parce qu'il avait rendu pour de l'argent un
jugement injuste. Il était déjà en croix, lorsque ce prince,
venant à réfléchir que les services qu'il avait rendus à la
maison royale étaient en plus grand nombre que ses fautes, et
reconnaissant que lui-même il avait agi avec plus de
précipitation que de prudence, il le fit détacher. Ce fut ainsi
que Sandoces évita la mort à laquelle il avait été condamné par
Darius; mais, ayant alors donné au milieu de la flotte ennemie,
il ne devait pas s'y soustraire une seconde fois. Les Grecs, en
effet, n'eurent pas plutôt vu ces vaisseaux venir à eux, et
reconnu leur méprise, qu'ils tombèrent dessus, et les enlevèrent
sans peine.
CXCV.
Aridolis, tyran d'Alabandes en
Carie, fut pris sur un de ces vaisseaux, et Penthyle, fils de
Démonoüs, de Paphos, sur un autre. De douze vaisseaux paphiens
qu'il commandait, il en perdit onze par la tempête arrivée au
promontoire Sépias, et lui-même tomba entre les mains des
ennemis en allant à Artémisium avec le seul qui lui restait. Les
Grecs les envoyèrent liés à l'isthme de Corinthe, après les
avoir interrogés sur ce qu'ils voulaient apprendre de l'armée de
Xerxès.
CXCVI.
L'armée navale des Barbares
arriva aux Aphètes, excepté les quinze vaisseaux commandés,
comme je l'ai dit, par Sandoces. De son côté, Xerxès avec
l'armée de terre, ayant traversé la Thessalie et l'Achaïe, était
entré le troisième jour sur les terres des Méliens. En passant
par la Thessalie, il essaya sa cavalerie contre celle des
Thessaliens, qu'on lui avait vantée comme la meilleure de toute
la Grèce. Mais la sienne l'emporta de beaucoup sur celle des
Grecs. De tous les fleuves de Thessalie, l'Onochonos fut le seul
qui ne put suffire à la boisson de l'armée. Quant à ceux qui
arrosent l'Achaïe, l'Apidanos, quoique le plus grand de tous, y
suffit à peine.
CXCVII.
Tandis que Xerxès allait à
Alos en Achaïe, ses guides, qui voulaient lui en apprendre les
curiosités, lui firent part des histoires qu'on fait en ce pays
touchant le lieu consacré à Jupiter Laphystien. Athamas, fils
d'Éole, dirent-ils à ce prince, trama avec Ino la perte de
Phrixus; mais voici la récompense qu'en reçurent ses descendants
par l'ordre d'un oracle. Les Achéens interdirent à l'aîné de
cette maison l'entrée de leur Prytanée, qu'ils appellent Léitus.
Ils veillent eux-mêmes à l'exécution de cette loi. Si cet aîné y
entre, il ne peut en sortir que pour être immolé. Plusieurs de
cette famille, ajoutèrent encore les guides, s'étaient sauvés
par crainte dans un autre pays, lorsqu'on était sur le point de
les sacrifier; mais si dans la suite ils retournaient dans leur
patrie, et qu'ils fussent arrêtés, on les envoyait au Prytanée.
Enfin ils lui racontèrent qu'on conduisait en grande pompe cette
victime, toute couverte de bandelettes, et qu'on l'immolait en
cet état. Les descendants de Cytissore, fils de Phrixus, sont
exposés à ce traitement parce que Cytissore revenant d'Aea,
ville de Colchide, délivra Athamas des mains des Achéens, qui
étaient sur le point de l'immoler pour expier le pays, suivant
l'ordre qu'ils en avaient reçu d'un oracle. Par cette action,
Cytissore attira sur ses descendants la colère du dieu. Sur ce
récit Xerxès, étant arrivé près du bois consacré à ce dieu,
s'abstint lui-même d'y toucher, et défendit à ses troupes de le
faire. Il témoigna le même respect pour la maison des
descendants d'Athamas.
CXCVIII.
Telles sont les choses qui se
passèrent en Thessalie et en Achaïe. Xerxès alla ensuite de ces
deux pays dans la Mélide, près d'un golfe (le golfe Maliaque) où
l'on voit tous les jours un flux et un reflux. Dans le voisinage
de ce golfe est une plaine large dans un endroit, et très
étroite dans un autre. Des montagnes élevées et inaccessibles,
qu'on appelle les roches Trachiniennes, enferment la Mélide de
toutes parts. Anticyre est la première ville qu'on rencontre sur
ce golfe en venant d'Achaïe. Le Sperchius, qui vient du pays des
Aenianes, l'arrose, et se jette près de là dans la mer. À vingt
stades environ de ce fleuve, est un autre fleuve qui a nom Dyras;
il sortit de terre, à ce qu'on dit, pour secourir Hercule qui se
brûlait. À vingt stades de celui-ci est le Mélas, dont la ville
de Trachis n'est éloignée que de cinq stades.
CXCIX.
La plus grande longueur de ce
pays est en cet endroit. C'est une plaine de vingt-deux mille
plèthres, qui s'étend depuis les montagnes près desquelles est
située la ville de Trachis jusqu'à la mer. Dans la montagne qui
environne la Trachinie, il y a au midi de Trachis une ouverture:
l'Asopus la traverse, et passe au pied et le long de la montagne.
CC.
Au milieu de l'Asopus coule le
Phénix, rivière peu considérable, qui prend sa source dans ces
montagnes, et se jette dans l'Asopus. Le pays auprès du Phénix
est très étroit. Le chemin qu'on y a pratiqué ne peut admettre
qu'une voiture de front. Du Phénix aux Thermopyles il y a quinze
stades. Dans cet intervalle est le bourg d'Anthela, arrosé par
l'Asopus, qui se jette près de là dans la mer. Les environs de
ce bourg sont spacieux. On y voit un temple de Cérès
Amphictyonide, des sièges pour les amphictyons, et un temple
d'Amphictyon lui-même.
CCI.
Le roi Xerxès campait dans la
Trachinie en Mélide, et les Grecs dans le passage. Ce passage
est appelé Thermopyles par la plupart des Grecs, et Pylos par
les gens du pays et leurs voisins. Tels étaient les lieux où
campaient les uns et les autres. L'armée des Barbares occupait
tout le terrain qui s'étend au nord jusqu'à Trachis, et celle
des Grecs, la partie de ce continent qui regarde le midi.
CCII.
Les Grecs qui attendaient le
roi de Perse dans ce poste consistaient en trois cents
Spartiates pesamment armés, mille hommes moitié Tégéates, moitié
Mantinéens, six vingts hommes d'Orchomènes en Arcadie, et mille
hommes du reste de l'Arcadie (c'est tout ce qu'il y avait
d'Arcadiens), quatre cents hommes de Corinthe, deux cents de
Phliunte et quatre-vingts de Mycènes: ces troupes venaient du
Péloponnèse. Il y vint aussi de Béotie sept cents Thespiens et
quatre cents Thébains.
CCIII.
Outre ces troupes, on avait
invité toutes celles des Locriens-Opuntiens, et mille Phocidiens.
Les Grecs les avaient eux-mêmes engagés a venir à leur secours,
en leur faisant dire par leurs envoyés qu'ils s'étaient mis les
premiers en campagne, et qu'ils attendaient tous les jours le
reste des alliés; que la mer serait gardée par les Athéniens,
les Éginètes, et les autres peuples dont était composée l'armée
navale; qu'ils avaient d'autant moins sujet de craindre, que ce
n'était pas un dieu, mais un homme qui venait attaquer la Grèce;
qu'il n'y avait jamais eu d'homme, et qu'il n'y en aurait jamais
qui n'éprouvât quelque revers pendant sa vie; que les plus
grands malheurs étaient réservés aux hommes les plus élevés ;
qu'ainsi celui qui venait leur faire la guerre, étant un mortel,
devait être frustré de ses espérances. Ces raisons les
déterminèrent à aller à Trachis au secours de leurs alliés.
CCIV.
Chaque corps de troupes était
commandé par un officier général de son pays; mais Léonidas de
Lacédémone était le plus considéré, et commandait en chef toute
l'armée. Il comptait parmi ses ancêtres Anaxandrides, Léon,
Eurycratides, Anaxandre, Eurycrates, Polydore, Alcamènes,
Téléclus, Archélaüs, Agésilaüs, Doryssus, Léobotes, Echestratus,
Agis, Eurysthènes, Aristodémus, Aristomachus, Cléodéus, Hyllus,
Hercule.
CCV.
Léonidas parvint à la couronne
contre son attente. Cléomènes et Doriée, ses frères, étant plus
âgés que lui, il ne lui était point venu en pensée qu'il pût
jamais devenir roi. Mais Cléomènes était mort sans enfants mâles,
et Doriée n'était plus,- il avait fini ses jours en Sicile.
Ainsi Léonidas, qui avait épousé une fille de Cléomènes, monta
sur le trône, parce qu'il était l'aîné de Cléombrote, le plus
jeune des fils d'Anaxandrides. Il partit alors pour les
Thermopyles, et choisit pour l'accompagner le corps fixe et
permanent des trois cents Spartiates qui avaient des enfants. Il
prit aussi avec lui les troupes des Thébains, dont j'ai déjà dit
le nombre. Elles étaient commandées par Léontiades, fils
d'Eurymachus. Les Thébains furent les seuls Grecs que Léonidas
s'empressa de mener avec lui, parce qu'on les accusait fortement
d'être dans les intérêts des Mèdes. Il les invita donc à cette
guerre, afin de savoir s'ils lui enverraient des troupes, ou
s'ils renonceraient ouvertement à l'alliance des Grecs. Ils lui
en envoyèrent, quoiqu'ils fussent mal intentionnés.
CCVI.
Les Spartiates firent d'abord
partir Léonidas avec le corps de trois cents hommes qu'il
commandait, afin d'engager par cette conduite le reste des
alliés à se mettre en marche, et de crainte qu'ils
n'embrassassent aussi les intérêts des Perses, en apprenant leur
lenteur à secourir la Grèce. La fête des Carnies les empêchait
alors de se mettre en route avec toutes leurs forces; mais ils
comptaient partir aussitôt après, et ne laisser à Sparte que peu
de monde pour la garde. Les autres alliés avaient le même
dessein ; car le temps des jeux olympiques était arrivé dans ces
circonstances, et comme ils ne s'attendaient pas à combattre
sitôt aux Thermopyles, ils s'étaient contentés de faire prendre
les devants à quelques troupes.
CCVII.
Telles étaient les résolutions
des Spartiates et des autres alliés. Cependant les Grecs qui
étaient aux Thermopyles, saisis de frayeur à l'approche des
Perses, délibérèrent s'ils ne se retireraient pas. Les
Péloponnésiens étaient d'avis de retourner dans le Péloponnèse
pour garder le passage de l'isthme. Mais Léonidas, voyant que
les Phocidiens et les Locriens en étaient indignés, opina qu'il
fallait rester; et il fut résolu de dépêcher des courriers à
toutes les villes alliées, pour leur demander du secours contre
les Perses, parce qu'ils étaient en trop petit nombre pour les
repousser.
CCVIII.
Pendant qu'ils délibéraient
là-dessus, Xerxès envoya un cavalier pour reconnaître leur
nombre, et quelles étaient leurs occupations. Il avait ouï dire,
tandis qu'il était encore en Thessalie, qu'un petit corps de
troupes s'était assemblé dans ce passage, et que les
Lacédémoniens, commandés par Léonidas, de la race d'Hercule,
étaient à leur tête. Le cavalier s'étant approché de l'armée,
l'examina avec soin ; mais il ne put voir les troupes qui
étaient derrière la muraille qu'on avait relevée. Il aperçut
seulement celles qui campaient devant. Les Lacédémoniens
gardaient alors ce poste. Les uns étaient occupés en ce moment
aux exercices gymniques, les autres prenaient soin de leur
chevelure. Ce spectacle l'étonna : il prit connaissance de leur
nombre, et s'en retourna tranquillement après avoir tout examiné
avec soin ; car personne ne le poursuivit, tant on le méprisait.
CCIX.
Le cavalier, de retour,
raconta à Xerxès tout ce qu'il avait vu. Sur ce récit, le roi ne
put imaginer qu'ils se disposassent, autant qu'il était en eux,
à donner la mort ou à la recevoir, comme cela était cependant
vrai. Cette manière d'agir lui paraissant ridicule, il envoya
chercher Démarate, fils d'Ariston, qui était dans le camp.
Démarate s'étant rendu à ses ordres, ce prince l'interrogea sur
cette conduite des Lacédémoniens, dont il voulait connaître les
motifs: « Seigneur, répondit Démarate, je vous parlai de ce
peuple lorsque nous marchâmes contre la Grèce; et lorsque je
vous fis part des événements que je prévoyais, vous vous
moquâtes de moi. Quoiqu'il y ait du danger à soutenir la vérité
contre un si grand prince, écoutez-moi cependant. Ces hommes
sont venus pour vous disputer le passage, et ils s'y disposent;
car ils ont coutume de prendre soin de leur chevelure quand ils
sont à la veille d'exposer leur vie. Au reste, si vous subjuguez
ces hommes-ci et ceux qui sont restés à Sparte, sachez,
seigneur, qu'il ne se trouvera pas une seule nation qui ose
lever le bras contre vous ; car les Spartiates, contre qui vous
marchez, sont le plus valeureux peuple de la Grèce, et leur
royaume et leur ville sont les plus florissants et les plus
beaux de tout le pays. » Xerxès, ne pouvant ajouter foi à ce
discours, lui demanda une seconde fois comment les Grecs, étant
en si petit nombre, pourraient combattre son armée. « Seigneur,
reprit Démarate, traitez-moi comme un imposteur, si cela
n'arrive pas comme je le dis. »
CCX.
Ce discours ne persuada pas le
roi. Il laissa passer quatre jours, espérant que les Grecs
prendraient la fuite. Le cinquième enfin, comme ils ne se
retiraient pas, et qu'ils lui paraissaient ne rester que par
impudence et par témérité; il se mit en colère, et envoya contre
eux un détachement de Mèdes et de Cissiens, avec ordre de les
faire prisonniers et de les lui amener. Les Mèdes fondirent avec
impétuosité sur les Grecs, mais il en périt un grand nombre. De
nouvelles troupes vinrent à la charge, et, quoique fort
maltraitées, elles ne reculaient pas. Tout le monde vit alors
clairement, et le roi lui-même, qu'il avait beaucoup d'hommes,
mais peu de soldats. Ce combat dura tout le jour.
CCXI.
Les Mèdes, se voyant si
rudement menés, se retirèrent. Les Perses prirent leur place.
(C'était la troupe que le roi appelait les Immortels, et qui
était commandée par Hydarnes.) Ils allèrent à l'ennemi comme à
une victoire certaine et facile ; mais, lorsqu'ils en furent
venus aux mains, ils n'eurent pas plus d'avantage que les Mèdes,
parce que leurs piques étaient plus courtes que celles des
Grecs, et que, l'action se passant dans un lieu étroit, ils ne
pouvaient faire usage de leur nombre. Les Lacédémoniens
combattirent d'une manière qui mérite de passer à la postérité,
et firent voir qu'ils étaient habiles, et que leurs ennemis
étaient très ignorants dans l'art militaire. Toutes les fois
qu'ils tournaient le dos, ils tenaient leurs rangs serrés. Les
Barbares, les voyant fuir, les poursuivaient avec des cris et un
bruit affreux ; mais, dès qu'ils étaient près de se jeter sur
eux, les Lacédémoniens, faisant volte-face, en renversaient un
très grand nombre. Ceux-ci essuyèrent aussi quelque perte
légère: Enfin, les Perses voyant qu'après des attaques
réitérées, tant par bataillons que de toute autre manière, ils
faisaient de vains efforts pour se rendre maîtres du passage,
ils se retirèrent.
CCXII.
On dit que le roi, qui
regardait le combat, craignant pour son armée, s'élança par
trois fois de dessus son trône. Tel fut le succès de cette
action. Les Barbares ne réussirent pas mieux le lendemain. Ils
se flattaient cependant que les Grecs ne pourraient plus lever
les mains, vu leur petit nombre et les blessures dont ils les
croyaient couverts. Mais les Grecs, s'étant rangés en bataille
par nations et par bataillons, combattirent tour à tour, excepté
les Phocidiens, qu'on avait placés sur la montagne pour en
garder le sentier. Les Perses, voyant qu'ils se battaient comme
le jour précédent, se retirèrent.
CCXIII.
Le roi se trouvait très
embarrassé dans les circonstances présentes, lorsque Éphialtes,
Mélien de nation et fils d'Eurydème, vint le trouver dans
l'espérance de recevoir de lui quelque grande récompense. Ce
traître lui découvrit le sentier qui conduit par la montagne aux
Thermopyles, et fut cause par là de la perte totale des Grecs
qui gardaient ce passage. Dans la suite il se réfugia en
Thessalie pour se mettre à couvert du ressentiment des
Lacédémoniens, qu'il craignait; mais, quoiqu'il eût pris la
fuite, les pylagores, dans une assemblée générale des
amphictyons aux Pyles, mirent sa tête à prix; et dans la suite,
étant venu à Anticyre, il fut tué par un Trachinien nommé
Athénadès. Celui-ci le tua pour un autre sujet, dont je parlerai
dans la suite de cette histoire; mais il n'en reçut pas moins
des Lacédémoniens la récompense qu'ils avaient promise. Ainsi
périt Éphialtes quelque temps après cette expédition des
Barbares.
CCXIV.
On dit aussi que ce furent
Onétès de Ciryste, fils de Phanagoras, et Corydale d'Anticyre
qui firent ce rapport au roi, et qui conduisirent les Perses
autour de cette montagne. Je n'ajoute nullement foi à ce récit,
et je m'appuie d'un côté sur ce que les pylagores des Grecs ne
mirent point à prix la tête d'Onétès ni celle de Corydale, mais
celle du Trachinien Éphialtes; ce qu'ils ne firent sans doute
qu'après s'être bien assurés du fait. D'un autre côté, je sais
très certainement qu'Éphialtes prit la fuite à cette occasion.
Il est vrai qu'Onétès aurait pu connaître ce sentier, quoiqu'il
ne fût pas Mélien, s'il se fût rendu le pays très-familier. Mais
ce fut Éphialtes qui conduisit les Perses par la montagne, ce
fut lui qui leur découvrit ce sentier, et c'est lui que j'accuse
de ce crime.
CCXV.
Les promesses d'Éphialtes
plurent beaucoup à Xerxès, et lui donnèrent bien de la joie.
Aussitôt il envoya Hydarnes avec les troupes qu'il commandait
pour mettre ce projet à exécution. Ce général partit du camp à
l'heure où l'on allume les flambeaux. Les Méliens, qui sont les
habitants naturels de ce pays, découvrirent ce sentier, et ce
fut par là qu'ils conduisirent les Thessaliens contre les
Phocidiens lorsque ceux-ci, ayant fermé d'un mur le passage des
Thermopyles, se furent mis à couvert de leurs incursions; et
depuis un si long temps il était prouvé que ce sentier n'avait
été d'aucune utilité aux Méliens.
CCXVI.
En voici la description : il
commence à l'Asope, qui coule par l'ouverture de la montagne qui
porte le nom d'Anopée, ainsi que le sentier. Il va par le haut
de la montagne, et finit vers la ville d'Alpènes, la première du
pays des Locriens du côté des Méliens, près de la roche appelée
Mélampyge et de la demeure des Cercopes. C'est là que le chemin
est le plus étroit.
CCXVII.
Les Perses, ayant passé
l'Asope près du sentier dont j'ai fait la description,
marchèrent toute la nuit, ayant à droite les monts des Oetéens
et à gauche ceux des Trachiniens. Ils étaient déjà sur le sommet
de la montagne lorsque l'aurore commença à paraître. On avait
placé en cet endroit, comme je l'ai dit plus haut, mille
Phocidiens pesamment armés pour garantir leur pays de l'invasion
des Barbares et pour garder le sentier, car le passage inférieur
était défendu par les troupes dont j'ai parlé, et les Phocidiens
avaient promis d'eux-mêmes à Léonidas de garder celui de la
montagne.
CCXVIII.
Les Perses montaient sans être
aperçus, les chênes dont est couverte cette montagne empêchant
de les voir. Le temps étant calme, les Phocidiens les
découvrirent aux bruits que faisaient sous leurs pieds les
feuilles des arbres, comme cela était naturel. Aussitôt ils
accoururent, se revêtirent de leurs armes, et dans l'instant
parurent les Barbares. Les Perses, qui ne s'attendaient point à
rencontrer d'ennemis, furent surpris à la vue d'un corps de
troupes qui s'armait. Alors Hydarnes, craignant que ce ne
fussent des Lacédémoniens, demanda à Ephialtes de quel pays
étaient ces troupes. Instruit de la vérité, il rangea les Perses
en bataille. Les Phocidiens, accablés d'une nuée de flèches,
s'enfuirent sur la cime de la montagne ; et, croyant que ce
corps d'armée était venu exprès pour les attaquer, ils se
préparèrent à les recevoir comme des gens qui se dévouent à la
mort. Telle était la résolution des Phocidiens. Mais Hydarnes et
les Perses, guidés par Ephialtes, descendirent à la hâte de la
montagne sans prendre garde seulement à eux.
CCXIX.
Le devin Mégistias, ayant
consulté les entrailles des victimes, apprit le premier aux
Grecs qui gardaient le passage des Thermopyles qu'ils devaient
périr le lendemain au lever de l'aurore. Ensuite des transfuges
les avertirent du circuit que faisaient les Perses ; et aussitôt
ils firent part de cet avis à tout le camp, quoiqu'il fût encore
nuit. Enfin le jour parut, et les héméroscopes accoururent de
dessus les hauteurs. Dans le conseil tenu à ce sujet, les
sentiments furent partagés : les uns voulaient qu'on demeurât
dans ce poste, et les autres étaient d'un avis contraire. On se
sépara après cette délibération ; les uns partirent et se
dispersèrent dans leurs villes respectives, les autres se
préparèrent à rester avec Léonidas.
CCXX.
On dit que Léonidas les
renvoya de son propre mouvement, afin de ne pas les exposer à
une mort certaine, et qu'il pensa qu'il n'était ni, de son
honneur ni de celui des Spartiates présents d'abandonner le
poste qu'ils étaient venus garder. Je suis bien plus porté à
croire que Léonidas, ayant remarqué le découragement des alliés
et combien ils étaient peu disposés à courir le même danger que
les Spartiates, leur ordonna de se retirer; et que, pour lui, il
crut qu'il lui serait honteux de s'en aller, et qu'en restant il
acquerrait une gloire immortelle, et assurerait à Sparte un
bonheur inaltérable : car la Pythie avait répondu aux Spartiates,
qui l'avaient consultée dès le commencement de cette guerre,
qu'il fallait que Lacédémone fût détruite par les Barbares, ou
que leur roi pérît. Sa réponse était conçue en vers hexamètres :
« Citoyens de la spacieuse Sparte, ou votre ville célèbre sera
détruite par les descendants de Persée, ou le pays de Lacédémone
pleurera la mort d'un roi issu du sang d'Hercule. Ni la force
des taureaux ni celle des lions ne pourront soutenir le choc
impétueux du Perse; il a la puissance de Jupiter. Non, rien ne
pourra lui résister qu'il n'ait eu pour sa part l'un des deux
rois. » J'aime mieux penser que les réflexions de Léonidas sur
cet oracle et que la gloire, de cette action, qu'il voulait
réserver aux seuls Spartiates, le déterminèrent à renvoyer les
alliés, que de croire que ceux-ci furent d'un avis contraire au
sien, et qu'ils se retirèrent avec tant de lâcheté.
CCXXI.
Cette opinion me paraît vraie,
et en voici une preuve très forte. Il est certain que Léonidas
non seulement les renvoya, mais encore qu'il congédia avec eux
le devin Mégistias d'Acarnanie, afin qu'il ne pérît pas avec
lui. Ce devin descendait, à ce qu'on dit, de Mélampus. Mais
Mégistias ne l'abandonna point, et se contenta de renvoyer son
fils unique, qui l'avait suivi dans cette expédition.
CCXXII.
Les alliés que congédia
Léonidas se retirèrent par obéissance. Les Thébains et les
Thespiens restèrent avec les Lacédémoniens, les premiers malgré
eux et contre leur gré, Léonidas les ayant retenus pour lui
servir d'otages; les Thespiens restèrent volontairement. Ils
déclarèrent qu'ils n'abandonneraient jamais Léonidas et les
Spartiates: ils périrent avec eux. Ils étaient commandés par
Démophile, fils de Diadromas.
CCXXIII.
Xerxès fit des libations au
lever du soleil, et, après avoir attendu quelque temps, il se
mit en marche vers l'heure où la place est ordinairement pleine
de monde, comme le lui avait recommandé Éphialtes; car en
descendant la montagne le chemin est beaucoup plus court que
lorsqu'il la faut monter et en faire le tour. Les Barbares
s'approchèrent avec Xerxès. Léonidas et les Grecs, marchant
comme à une mort certaine, s'avancèrent beaucoup plus loin
qu'ils n'avaient fait dans le commencement, et jusqu'à l'endroit
le plus large du défilé; car jusqu'alors le mur leur avait tenu
lieu de défense. Les jours précédents ils n'avaient point passé
les lieux étroits, et c'était là qu'ils avaient combattu. Mais
ce jour-là le combat s'engagea dans un espace plus étendu, et il
y périt un grand nombre de Barbares. Leurs officiers, postés
derrière les rangs le fouet à la main, frappaient les soldats,
et les animaient continuellement à marcher. Il en tombait
beaucoup dans la mer, où ils trouvaient la fin de leurs jours;
il en périssait un plus grand nombre sous les pieds de leurs
propres troupes; mais on n'y avait aucun égard. Les Grecs,
s'attendant à une mort certaine de la part de ceux qui avaient
fait le tour de la montagne, employaient tout ce qu'ils avaient
de forces contre les Barbares, comme des gens désespérés et qui
ne font aucun cas de la vie. Déjà la plupart avaient leurs
piques brisées, et ne se servaient plus contre les Perses que de
leurs épées.
CCXXIV.
Léonidas fut tué dans cette
action après avoir fait des prodiges de valeur. Il y périt aussi
d'autres Spartiates d'un mérite distingué. Je me suis informé de
leurs noms, et même de ceux des trois cents. Les Perses
perdirent aussi beaucoup de gens de marque, et entre autres
Abrocomès et Hypéranthès, tous deux fils de Darius. Ce prince
les avait eus de Phratagune, fille d'Artanès, lequel était frère
de Darius, fils d'Hystaspes et petit-fils d'Arsames. Comme
Artanès n'avait pas d'autres enfants, tous ses biens passèrent
avec elle à Darius.
CCXXV.
Ces deux frères de Xerxès
périrent dans cet endroit les armes à la main. Le combat fut
très violent sur le corps de Léonidas. Les Perses et les
Lacédémoniens se repoussèrent alternativement; mais enfin les
Grecs mirent quatre fois en fuite les ennemis, et par leur
valeur ils retirèrent de la mêlée le corps de ce prince. Cet
avantage dura jusqu'à l'arrivée des troupes conduites par
Ephialtes. À cette nouvelle, la victoire changea de parti. Les
Grecs regagnèrent l'endroit le plus étroit du défilé ; puis,
ayant passé la muraille, et leurs rangs toujours serrés, ils se
tinrent tous, excepté les Thébains, sur la colline qui est à
rentrée du passage, et où se voit aujourd'hui le lion de pierre
érigé en l'honneur de Léonidas. Ceux à qui il restait encore des
épées s'en servirent pour leur défense ; les autres combattirent
avec les mains nues et les dents; mais les Barbares, les
attaquant les uns de front, après avoir renversé la muraille,
les autres de toutes parts, après les avoir environnés, les
enterrèrent sous un monceau de traits.
CCXXVI.
Quoique les Lacédémoniens et
les Thespiens se fussent conduits en gens de coeur, on dit
cependant que Diénécès de Sparte les surpassa tous. On rapporte
de lui un mot remarquable. Avant la bataille, ayant entendu dire
à un Trachinien que le soleil serait obscurci par les flèches
des Barbares, tant était grande leur multitude, il répondit sans
s'épouvanter, et comme un homme qui ne tenait aucun compte du
nombre des ennemis : « Notre hôte de Trachinie nous annonce
toutes sortes d'avantages; si les Mèdes cachent le soleil, on
combattra à l'ombre, sans être exposé à son ardeur. » On
rapporte aussi du même Diénécès plusieurs autres traits pareils,
qui sont comme autant de monuments qu'il a laissés à la
postérité.
CCXXVII.
Alphée et Maron, fils
d'Orsiphante, tous deux Lacédémoniens, se distinguèrent le plus
après Diénécès; et parmi les Thespiens, Dithyrambus, fils
d'Harmatidès, acquit le plus de gloire.
CCXXVIII.
Ils furent tous enterrés au
même endroit où ils avaient été tués, et l'on voit sur leur
tombeau cette inscription, ainsi que sur le monument de ceux qui
avaient péri avant que Léonidas eût renvoyé les alliés: « Quatre
mille Péloponnésiens combattirent autrefois dans ce lieu contre
trois millions d'hommes. » Cette inscription regarde tous ceux
qui eurent part à l'action des Thermopyles; mais celle-ci est
pour les Spartiates en particulier : « Passant, va dire aux
Lacédémoniens que nous reposons ici pour avoir obéi à leurs lois.
» En voici une pour le devin Mégistias : « C'est ici le monument
de l'illustre Mégistias, qui fut autrefois tué par les Mèdes
après qu'ils eurent passé le Sperchius. Il ne put se résoudre à
abandonner les chefs de Sparte, quoiqu'il sût avec certitude que
les Parques venaient fondre sur lui. » Les amphictyons tirent
graver ces inscriptions sur des colonnes, afin d'honorer la
mémoire de ces braves gens. J'en excepte l'inscription du devin
Mégistias, que fit, par amitié pour lui, Simonides, fils de
Léoprépès
CCXXIX.
On assure qu'Eurytus et
Aristodémus, tous deux du corps des trois cents, pouvant
conserver leur vie en se retirant d'un commun accord à Sparte,
puisqu'ils avaient été renvoyés du camp par Léonidas, et qu'ils
étaient détenus au lit à Alpènes pour un grand mal d'yeux, ou
revenir au camp et mourir avec les autres, s'ils ne voulaient
pas du moins retourner dans leur patrie ; on assure, dis-je,
qu'ayant la liberté de choisir, ils ne purent jamais s'accorder,
et furent toujours partagés d'opinions ; qu'Eurytus, sur la
nouvelle du circuit des Perses, demanda ses armes, et que s'en
étant revêtu il ordonna à son Ilote de le conduire sur le champ
de bataille; qu'aussitôt après l'Ilote prit la fuite, et que le
maître, s'étant jeté dans le fort de la mêlée, perdit la vie,
tandis qu'Aristodémus restait lâchement à Alpènes. Si
Aristodémus, étant lui seul incommodé de ce mal d'yeux, se fût
retiré à Sparte, ou s'ils y fussent retournés tous deux
ensemble, il me semble que les Spartiates n'auraient point été
irrités contre eux. Mais l'un ayant perdu la vie, et l'autre
n'ayant pas voulu mourir, quoiqu'il eût les mêmes raisons, ils
furent forcés de lui faire sentir tout le poids de leur colère.
CCXXX.
Quelques-uns racontent
qu'Aristodémus se sauva à Sparte de la manière et sous le
prétexte que nous avons dit. Mais d'autres prétendent que
l'armée l'ayant député pour quelque affaire, il pouvait revenir
à temps pour se trouver à la bataille, mais qu'il ne le voulut
pas, et qu'il demeura longtemps en route afin de conserver ses
jours. On ajoute que son collègue revint pour le combat, et fut
tué.
CCXXXI.
Aristodémus fut, à son retour
à Lacédémone, accablé de reproches et couvert d'opprobre ; on le
regarda comme un homme infâme. Personne ne voulut ni lui parler,
ni lui donner du feu, et il eut l'ignominie d'être surnommé le
lâche. Mais, depuis, il répara sa faute à la bataille de
Platées.
CCXXXII.
On dit que Pantitès, du corps
des trois cents, survécut à cette défaite. Il avait été député
en Thessalie; mais à son retour à Sparte, se voyant déshonoré,
il s'étrangla lui-même.
CCXXXIII.
Les Thébains, commandés par
Léontiades, combattirent contre l'armée du roi tant qu'ils
furent avec les Grecs et qu'ils s'y virent forcés. Mais dès
qu'ils eurent reconnu que la victoire se déclarait pour les
Perses, et que les Grecs qui avaient suivi Léonidas se
pressaient de se rendre sur la colline, ils se séparèrent d'eux,
et s'approchèrent des Barbares en leur tendant les mains. Ils
leur dirent en même temps qu'ils étaient attachés aux intérêts
des Perses, qu'ils avaient été des premiers à donner au roi la
terre et l'eau, qu'ils étaient venus au Thermopyles malgré eux,
et qu'ils n'étaient point cause de l'échec que le roi y avait
reçu. La vérité de ce discours, appuyée du témoignage des
Thessaliens, leur sauva la vie; mais ils ne furent pas heureux,
du moins en tout, car les Barbares qui les prirent en tuèrent
quelques-uns à mesure qu'ils approchaient: le plus grand nombre
fut marqué des marques royales par l'ordre de Xerxès, à
commencer par Léontiades, leur général. Son fils Eurymachus, qui
s'empara, dans la suite, de Platées avec quatre cents Thébains
qu'il commandait, fut tué par les habitants de cette ville.
CCXXXIV.
Telle fut l'issue du combat
des Thermopyles. Xerxès, ayant demandé Démarate, lui adressa le
premier la parole en ces termes : « Démarate, vous êtes un homme
de bien, et la vérité de vos discours m'en est une preuve. Car
tout ce que vous m'avez dit s'est trouvé confirmé par
l'événement. Mais apprenez-moi maintenant combien il reste
encore de Lacédémoniens, et combien il peut y en avoir qui
soient aussi braves que ceux-ci, ou s'ils le sont tous
également. - Seigneur, répondit Démarate, les Lacédémoniens en
général sont grand nombre, et ils ont beaucoup de villes. Mais
il faut vous instruire plus particulièrement de ce que vous
souhaitez. Sparte, capitale du pays de Lacédémone, contient
environ huit mille hommes qui ressemblent tous à ceux qui ont
combattu ici. Les autres Lacédémoniens, quoique braves, ne les
égalent pas. - Apprenez-moi donc, reprit Xerxès, par quel moyen
nous pourrons les subjuguer avec le moins de peine : car,
puisque vous avez été leur roi, vous connaissez quels sont
leurs» desseins. »
CCXXXV.
« Grand roi, répondit Démarate,
puisque vous me demandez avec confiance mon avis, il est juste
que je vous fasse part de celui que je crois le meilleur.
Envoyez trois cents vaisseaux de votre flotte sur les côtes de
la Laconie. Près de ces côtes est une île qu'on appelle Cythère.
Chilon, l'homme le plus sage que nous ayons eu, disait qu'il
serait avantageux aux Spartiates qu'elle fût au fond des eaux :
car il s'attendait toujours qu'elle donnerait lieu à quelque
projet pareil à celui dont je vous parle; non qu'il prévît dès
lors votre expédition, mais parce qu'il craignait également
toute armée navale. Que votre flotte parte de celte île pour
répandre la terreur sur les côtes de la Laconie. Les
Lacédémoniens ayant la guerre à leur porte et chez eux, il n'est
pas à craindre qu'ils donnent du secours au reste des Grecs
quand vous les attaquerez avec votre armée de terre. Le reste de
la Grèce asservi, la Laconie seule sera trop faible pour vous
résister. Si vous ne prenez pas ce parti, voici à quoi vous
devez vous attendre. À l'entrée du Péloponnèse est un isthme
étroit, où tous les Péloponnésiens, assemblés et ligués contre
vous, vous livreront de plus rudes combats que ceux que vous
avez eus à soutenir. Si vous faites ce que je vous dis, vous
vous rendrez maître de cet isthme et de toutes leurs villes. »
CCXXXVI. Achéménès, frère de
Xerxès et général de l'armée navale, qui était présent à ce
discours, et qui craignait que le roi ne se laissât persuader,
prit la parole. « Seigneur, dit-il, je vois que vous recevez
favorablement les conseils d'un homme jaloux de votre prospérité,
ou même qui trahit vos intérêts. Car tel est le caractère
ordinaire des Grecs : ils portent envie au bonheur des autres,
et détestent ceux qui valent mieux qu'eux. Si, dans la position
où nous nous trouvons, après avoir perdu quatre cents vaisseaux
par un naufrage, vous en envoyez trois cents autres croiser sur
les côtes du Péloponnèse, les ennemis seront aussi forts que
nous. Si notre flotte ne se sépare point, elle sera invincible,
et les Grecs seront hors d'état de lui résister. Les deux armées
marchant ensemble, celle de mer portera du secours à celle de
terre, et celle-ci en donnera à la flotte. Si vous les séparez
elles seront inutiles l'une à l'autre. Content de bien régler
vos affaires, ne vous inquiétez pas de celles de vos ennemis,
n'examinez point de quel côté ils porteront la guerre, quelles
mesures ils prendront, et quelles sont leurs forces. Ce soin les
regarde personnellement. Ne songeons de même qu'à nos intérêts.
Si les Lacédémoniens livrent bataille aux Perses, ils ne
répareront pas pour cela la perte qu'ils viennent d'essuyer. »
CCXXXVII. « Achéménès, reprit
Xerxès, votre conseil me parait juste, et je le suivrai. Mais
Démarate propose ce qu'il croit m'être le plus avantageux; et
quoique votre avis l'emporte sur le sien, je ne me persuaderai
pas que ce prince soit mal intentionné. Ses discours précédents,
que l'événement a justifiés, me sont garants de sa droiture.
Qu'un homme soit jaloux du bonheur de son concitoyen, qu'il ait
contre lui une haine secrète, et s'il n'a pas fait de grands
progrès dans la vertu, chose rare, qu'il ne lui donne pas les
conseils qu'il croira les plus salutaires, je n'en serai pas
surpris. Mais un hôte est l'homme qui a le plus de bienveillance
pour un ami qu'il voit dans la prospérité; et si celui-ci le
consulte, il ne lui donnera que d'excellents conseils. Démarate
est mon hôte, et je veux que dans la suite on s'abstienne de mal
parler de lui. »
CCXXXVIII.
Xerxès, ayant cessé de parler,
passa à travers les morts. Ayant appris que Léonidas était roi
et général des Lacédémoniens, il lui fit couper la tête et
mettre son corps en croix. Ce traitement m'est une preuve
convaincante, entre plusieurs autres que je pourrais apporter,
que Léonidas était, pendant sa vie, l'homme contre qui Xerxès
était le plus animé; sans cela, il n'aurait pas violé les lois
par un tel acte d'inhumanité. Car, de tous les hommes que je
connaisse, il n'y en a point qui soient plus dans l'usage
d'honorer ceux qui se distinguent par leur valeur que les Perses.
Ces ordres furent exécutés par ceux à qui on les avait donnés.
CCXXXIX.
Mais revenons à l'endroit de
cette histoire que j'ai interrompu. Les Lacédémoniens apprirent
les premiers que le roi se disposait à marcher contre la Grèce.
Sur cet avis, ils envoyèrent à l'oracle de Delphes, qui leur fit
la réponse dont j'ai parlé un peu auparavant. Cette nouvelle
leur parvint d'une façon singulière. Démarate, fils d'Ariston,
réfugié chez les Mèdes, n'était pas, comme je pense, et suivant
toute sorte de vraisemblance, bien intentionné pour les
Lacédémoniens. Ce fut lui cependant qui leur donna l'avis de la
marche du roi. Mais si ce fut par bienveillance ou pour les
instiller, c'est ce que je laisse à penser. Quoi qu'il en soit,
Xerxès s'étant déterminé à faire la guerre aux Grecs, Démarate,
qui était à Suses, et qui fut informé de ses desseins, voulut en
faire part aux Lacédémoniens. Mais comme les moyens lui
manquaient, parce qu'il était à craindre qu'on le découvrit, il
imagina cet artifice. Il prit des tablettes doubles, en ratissa
la cire, et écrivit ensuite sur le bois de ces tablettes les
projets du roi. Après cela, il couvrit de cire les lettres, afin
que ces tablettes n'étant point écrites, il ne pût arriver au
porteur rien de fâcheux de la part de ceux qui gardaient les
passages. L'envoyé de Démarate les ayant rendues aux
Lacédémoniens, ils ne purent d'abord former aucune conjecture ;
mais Gorgo, fille de Cléomène et femme de Léonidas, imagina, dit-on,
ce que ce pouvait être, et leur apprit qu'en enlevant la cire
ils trouveraient des caractères sur le bois. On suivit son
conseil, et les caractères furent trouvés. Les Lacédémoniens
lurent ces lettres, et les envoyèrent ensuite au reste des Grecs.
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