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Livre 3 - THALIE
I.
Ce fut donc contre ce prince
que marcha Cambyse, fils de Cyrus, avec une armée composée des
peuples soumis à son obéissance, entre autres des Ioniens et des
Éoliens. Voici quel fut le sujet de cette guerre. Cambyse avait
fait demander par un ambassadeur la fille d'Amasis. Il suivait
en cela le conseil d'un Égyptien, qui l'en pressait pour se
venger de son prince, qui l'avait arraché d'entre les bras de sa
femme et de ses enfants, pour l'envoyer en Perse lorsque Cyrus
avait fait prier Amasis de lui envoyer le meilleur médecin qu'il
y eût dans ses États pour les maladies des yeux. Ce médecin, qui
avait le coeur ulcéré, ne cessait de solliciter Cambyse de
demander la fille d'Amasis, afin de mortifier celui-ci s'il
l'accordait, ou de le rendre odieux au roi de Perse s'il la
refusait. Amasis, qui haïssait autant les Perses qu'il en
redoutait la puissance, ne pouvait se résoudre ni à l'accorder
ni à la refuser, sachant bien que Cambyse n'avait pas dessein de
l'épouser, mais d'en faire sa concubine. Après de sérieuses
réflexions, voici comment il se conduisit. Il avait à sa cour
une fille d'Apriès, son prédécesseur. C'était une princesse
d'une taille avantageuse et d'une grande beauté, et la seule qui
fût restée de cette maison ; elle se nommait Nitétis. Amasis,
l'ayant fait revêtir d'une étoffe d'or, l'envoya en Perse, comme
si elle eût été sa fille. Quelque temps après, Cambyse l'ayant
saluée du nom de son père : « Vous ignorez, seigneur, lui
dit-elle, qu'Amasis vous trompe ; il m'a envoyée vers vous avec
ces riches habits, comme si j'étais sa fille, quoique je n'aie
point d'autre père qu'Apriès. Ce prince était son maître ;
Amasis s'est révolté contre lui avec les Égyptiens, et en a été
le meurtrier. » A ce discours, Cambyse entra dans une furieuse
colère, et résolut, pour venger ce meurtre, de porter la guerre
en Égypte.
II. Tel en fut le sujet, selon
les Perses. Les Égyptiens revendiquent Cambyse ; ils prétendent
qu'il était fils de cette fille d'Apriès, et que ce ne fut point
lui, mais Cyrus qui envoya demander la fille d'Amasis. Cela est
d'autant moins juste, qu'étant de tous les peuples les mieux
instruits des lois et des usages des Perses, ils savent
premièrement qu'en Perse la loi ne permet pas à un fils naturel
de succéder à la couronne lorsqu'il y en a un légitime ;
secondement, que Cambyse était fils de Cassandane ; fille de
Pharnaspes, de la race des Achéménides, et non de la princesse
égyptienne. Mais ils intervertissent l'histoire, en prétextant
cette alliance avec la maison de Cyrus.
III. On raconte aussi
l'histoire suivante ; mais je n'y trouve aucune vraisemblance.
Une femme de qualité, Perse de naissance, s'étant rendue chez
les femmes de Cyrus, fut frappée de la beauté et de la taille
avantageuse des enfants de Cassandane, qu'elle voyait auprès de
cette princesse ; elle en témoigna de l'admiration, et lui donna
de grandes louanges. Eh bien, répondit Cassandane, quoique mère
de princes si bien faits, Cyrus n'a pour moi que du mépris, et
tous les honneurs sont pour l'esclave égyptienne. Sa colère
contre Nitétis lui dictait ce langage. Sur quoi Cambyse, l'aîné
de ses enfants, prenant la parole : Ma mère, lui dit-il, lorsque
je serai en âge d'homme, je détruirai l'Égypte de fond en
comble. On ajoute que ces paroles du jeune prince, qui avait
alors environ dix ans, étonnèrent ces femmes, et que Cambyse,
s'en étant ressouvenu, porta la guerre en Égypte dès qu'il eut
atteint l'âge viril et qu'il fut parvenu à la couronne.
IV. Il survint aussi un autre
événement que voici, et qui contribua à faire entreprendre cette
expédition. Un officier des troupes auxiliaires d'Amasis, nommé
Phanès, originaire de la ville d'Halicarnasse, homme excellent
pour le conseil et brave guerrier, mécontent de ce prince, se
sauva d'Égypte par mer pour avoir un entretien avec Cambyse.
Comme il occupait un rang distingué parmi les troupes
auxiliaires, et qu'il avait une très grande connaissance des
affaires d'Égypte, Amasis fit tout ses efforts pour le remettre
en son pouvoir. L'ayant fait poursuivre par une trirème montée
par le plus fidèle de ses eunuques, celui-ci l'atteignit en
Lycie et le fit prisonnier ; cependant il ne le ramena pas en
Égypte. Phanès enivra ses gardes, et, s'étant tiré de ses mains
par son adresse, il se rendit à la cour de Perse. Cambyse se
disposait alors à marcher en Égypte ; mais la difficulté de
faire traverser à son armée des déserts où l'on ne trouve point
d'eau le retenait, lorsque Phanès arriva. Celui-ci apprit au roi
l'état des affaires d'Amasis et ce qui avait rapport au passage
des déserts, et lui conseilla d'envoyer prier le roi des Arabes
de lui permettre de passer sur ses terres, et de lui donner les
moyens de l'exécuter avec sûreté.
V. C'est en effet le seul
endroit par où il soit possible de pénétrer en Égypte. Car la
Syrie de la Palestine s'étend depuis la Phénicie jusqu'aux
confins de la ville de Cadytis ; et de cette ville, qui, à mon
avis, n'est guère moins grande que Sardes, toutes les places
maritimes, jusqu'à Jénysus, appartiennent aux Arabes. Le pays,
depuis Jénysus jusqu'au lac Serbonis, près duquel est le mont
Casius, qui s'étend jusqu'à la mer, appartient de nouveau aux
Syriens de la Palestine. L'Égypte commence au lac Serbonis, dans
lequel on dit que Typhon se cacha. Or, tout cet espace entre la
ville. de Jénysus, le mont Casius et le lac Serbonis, forme un
vaste désert d'environ trois jours de marche, d'une très grande
sécheresse et aridité.
VI. Voici la manière dont on
remédie à cet inconvénient. Je vais dire ce que savent peu de
personnes parmi celles qui vont par mer en Égypte. On porte deux
fois par an en Égypte, de tous les différents pays de la Grèce,
et, outre cela, de la Phénicie, une grande quantité de jarres de
terre pleines de vin ; et cependant on n'y voit pas, pour ainsi
dire, une seule de ces jarres. Que deviennent-elles donc ?
pourrait-on demander. Je vais le dire. Dans chaque ville, le
démarque (magistrat) est obligé de faire ramasser toutes les
jarres qui s'y trouvent, et de les faire porter à Memphis ; de
Memphis on les envoie pleines d'eau dans les lieux arides de la
Syrie. Ainsi toutes les jarres que l'on porte en Égypte, et que
l'on y met en réserve, sont reportées en Syrie et rejointes aux
anciennes.
VII. Ce sont les Perses qui
ont facilité ce passage, en y faisant porter de l'eau de la
manière que nous venons de le dire, dès qu'ils se furent rendus
maîtres de l'Égypte. Mais comme, dans le temps de cette
expédition, il n'y avait point en cet endroit de provision
d'eau, Cambyse, suivant les conseils de Phanès d'Halicarnasse,
fit prier par ses ambassadeurs le roi des Arabes de lui procurer
un passage sûr ; et il l'obtint après qu'on se fut juré une foi
réciproque.
VIII. Il n'y a point de
peuples plus religieux observateurs des serments que les Arabes.
Voici les cérémonies qu'ils observent à cet égard : Lorsqu'ils
veulent engager leur foi, il faut qu'il y ait un tiers, un
médiateur. Ce médiateur, debout entre les deux contractants,
tient une pierre aiguë et tranchante, avec laquelle il leur fait
à tous deux une incision à la paume de la main, près des grands
doigts. Il prend ensuite un petit morceau de l'habit de chacun,
le trempe dans leur sang, et en frotte sept pierres qui sont au
milieu d'eux, en invoquant Bacchus et Uranie. Cette cérémonie
achevée, celui qui a engagé sa foi donne à l'étranger, ou au
citoyen si c'est avec un citoyen qu'il traite, ses amis pour
garants ; et ceux-ci pensent eux-mêmes qu'il est de l'équité de
respecter la foi des serments, Ils croient qu'il n'y a point
d'autres dieux que Bacchus et Uranie. Ils se rasent la tête
comme ils disent que Bacchus se la rasait, c'est-à-dire en rond
et autour des tempes. Ils appellent Bacchus Urotal, et Uranie
Alitat.
IX. Lorsque le roi d'Arabie
eut conclu le traité avec les ambassadeurs de Cambyse, il fit
remplir d'eau des peaux de chameaux, et en fit charger tous les
chameaux qu'il y avait dans ses États. Cela fait, on les mena
dans les lieux arides, où il alla attendre l'armée de Cambyse.
Ce récit me paraît le plus vraisemblable ; mais je ne dois point
passer sous silence l'autre manière de raconter le même fait,
quoique moins croyable. Il y a en Arabie un grand fleuve qu'on
nomme Corys : il se jette dans la mer Érythrée (mer Rouge).
Depuis ce fleuve, le roi d'Arabie fit faire, à ce que l'on dit,
un canal avec des peaux de boeufs et autres animaux, crues et
cousues ensemble. Ce canal, qui s'étendait depuis ce fleuve
jusque dans les lieux arides, portait de l'eau dans de grandes
citernes qu'on y avait creusées pour fournir de l'eau à l'armée.
Or il y a douze journées de chemin depuis ce fleuve jusqu'à ce
désert. On ajoute qu'on y conduisit de l'eau en trois endroits
par trois canaux différents.
X. Psamménite, fils d'Amasis,
campa vers la bouche Pélusienne du Nil, où il attendit l'ennemi.
Il venait de succéder à son père Amasis, qui ne vivait plus
lorsque Cambyse entra en Égypte. Il était mort après un règne de
quarante-quatre ans, pendant lesquels il n'éprouva rien de
fâcheux. Après sa mort on l'embauma, et on le mit dans le
monument qu'il s'était fait faire lui-même dans l'en-ceinte
sacrée de Minerve. Il y eut en Égypte, sous le règne de
Psamménite, un prodige : il plut à Thèbes en Égypte ; ce qui
n'était point arrivé jusqu'alors, et ce qu'on n'a point vu
depuis le règne de ce prince jusqu'à mon temps, comme le disent
les Thébains eux-mêmes ; car il ne pleut jamais dans la haute
Égypte, et il y plut alors.
XI. Lorsque les Perses eurent
traversé les lieux arides, et qu'ils eurent assis leur camp près
de celui des Égyptiens, comme pour leur livrer bataille, les
Grecs et les Cariens à la solde de Psamménite, indignés de ce
que Phanès avait amené contre l'Égypte une armée d'étrangers, se
vengèrent de ce perfide sur ses enfants qu'il avait laissés en
ce pays lorsqu'il partit pour la Perse. Ils les menèrent au camp
; et ayant placé à la vue de leur père un cratère entre les deux
armées, on les conduisit l'un après l'autre en cet endroit, et
on les égorgea sur le cratère. Lorsqu'on les eut tous tués, on
mêla avec ce sang, dans le même cratère, du vin et de l'eau, et
tous les auxiliaires en ayant bu, on en vint aux mains. Le
combat fut rude et sanglant ; il y périt beaucoup de monde de
part et d'autre ; mais enfin les Égyptiens tournèrent le dos.
XII. J'ai vu sur le champ de
bataille une chose fort surprenante, que les habitants de ce
canton m'ont fait remarquer. Les ossements de ceux qui périrent
à cette journée sont encore dispersés, mais séparément ; de
sorte que vous voyez d'un côté ceux des Perses, et de l'autre
ceux des Égyptiens, aux mêmes endroits où ils étaient dès les
commencements. Les têtes des Perses sont si tendres, qu'on peut
les percer en les frappant seulement avec un caillou ; celles
des Égyptiens sont au contraire si dures, qu'à peine peut-on les
briser à coups de pierres. Ils m'en dirent la raison, et
n'eurent pas de peine à me persuader. Les Égyptiens, me
dirent-ils, commencent dès leur bas âge à se raser la tête ;
leur crâne se durcit par ce moyen au soleil, et ils ne
deviennent point chauves. On voit, en effet, beaucoup moins
d'hommes chauves en Égypte que dans tous les autres pays. Les
Perses, au contraire, ont le crâne faible, parce que dès leur
plus tendre jeunesse ils vivent à l'ombre, et qu'ils ont
toujours la tête couverte d'une tiare. J'ai vu de telles choses
; et aussi j'ai remarqué à Paprémis quelque chose de semblable à
l'égard des ossements de ceux qui furent défaits avec Achéménès,
fils de Darius, par Inaros, roi de Libye.
XIII. La bataille perdue, les
Égyptiens tournèrent le dos, et s'enfuirent en désordre à
Memphis. S'étant enfermés dans cette place, Cambyse leur envoya
un héraut, Perse de nation, pour les engager à traiter avec lui.
Ce héraut remonta le fleuve sur un vaisseau mitylénien. Dès que
les Égyptiens le virent entrer dans Memphis, ils sortirent en
foule de la citadelle, brisèrent le vaisseau, mirent en pièces
ceux qui le montaient, et en transportèrent les membres dans la
citadelle. Les Perses ayant fait le siège de cette ville, les
Égyptiens furent enfin obligés de se rendre. Les Libyens,
voisins de l'Égypte, craignant d'éprouver le même sort que les
Égyptiens, se soumirent sans combat. Ils s'imposèrent un tribut,
et envoyèrent des présents. Les Cyrénéens et les Barcéens
imitèrent les Libyens par le même motif de crainte. Cambyse
reçut favorablement les présents de ceux-ci ; mais il se
plaignit de ceux des Cyrénéens, sans doute parce qu'ils
n'étaient point assez considérables. Ils ne se montaient en
effet qu'à cinq cents mines d'argent, qu'il distribua lui-même à
ses troupes.
XIV. Le dixième jour après la
prise de la citadelle de Memphis, Psamménite, roi d'Égypte, qui
n'avait régné que six mois, fut conduit, par ordre de Cambyse,
devant la ville avec quelques autres Égyptiens. On les y traita
avec la dernière ignominie, afin de les éprouver. Cambyse fit
habiller la fille de ce prince en esclave, et l'envoya, une
cruche à la main, chercher de l'eau ; elle était accompagnée de
plusieurs autres filles qu'il avait choisies parmi celles de la
première qualité, et qui étaient habillées de la même façon que
la fille du roi. Ces jeunes filles, passant auprès de leurs
pères, fondirent en larmes, et jetèrent des cris lamentables.
Ces seigneurs, voyant leurs enfants dans un état si humiliant,
ne leur répondirent que par leurs larmes, leurs cris et leurs
gémissements ; mais Psamménite, quoiqu'il les vît et qu'il les
reconnût, se contenta de baisser les yeux. Ces jeunes filles
sorties, Cambyse fit passer devant lui son fils, accompagné de
deux mille Égyptiens de même âge que lui, la corde au cou, et un
frein à la bouche. On les menait à la mort pour venger les
Mityléniens qui avaient été tués à Memphis, et dont on avait
brisé le vaisseau : car les juges royaux avaient ordonné que,
pour chaque homme massacré en cette occasion, on ferait mourir
dix Égyptiens des premières familles. Psamménite les vit
défiler, et reconnut son fils qu'on menait à la mort ; mais
tandis que les autres Égyptiens qui étaient autour de lui
pleuraient et se lamentaient, il garda la même contenance qu'à
la vue de sa fille. Lorsque ces jeunes gens furent passés, il
aperçut un vieillard, qui mangeait ordinairement à sa table. Cet
homme, dépouillé de tousses biens, et ne subsistant que des
aumônes qu'on lui faisait, allait de rang en rang par toute
l'armée, implorant la compassion d'un chacun, et celle de
Psamménite et des seigneurs égyptiens qui étaient dans le
faubourg. Ce prince, à cette vue, ne put retenir ses larmes, et
se frappa la tête en l'appelant par son nom. Des gardes, placés
auprès de lui avec ordre de l'observer, rapportaient à Cambyse
tout ce qu'il faisait à chaque objet qui passait devant lui.
Étonné de sa conduite, ce prince lui en fit demander les motifs.
« Cambyse, votre maître, lui dit l'envoyé, vous demande pourquoi
vous n'avez point jeté de cris, ni répandu de larmes, en voyant
votre fille traitée en esclave, et votre fils marchant au
supplice; et que vous honorez ce mendiant, qui ne vous est, à ce
qu'il a appris, ni parent ni allié. - Fils de Cyrus, répondit
Psamménite, les malheurs de ma maison sont trop grands pour
qu'on puisse les pleurer ; mais le triste sort d'un ami qui, au
commencement de sa vieillesse, est tombé dans l'indigence après
avoir possédé de grands biens, m'a paru mériter des larmes. »
Cambyse trouva cette réponse sensée. Les Égyptiens disent
qu'elle fit verser des pleurs non seulement à Crésus, qui avait
suivi ce prince en Égypte, mais encore à tous les Perses qui
étaient présents ; que Cambyse fut lui-même si touché de
compassion, qu'il commanda sur-le-champ de délivrer le fils de
Psamménite, de le tirer du nombre de ceux qui étaient condamnés
à mort, et de lui amener Psamménite même du faubourg où il
était.
XV. Ceux qui étaient allés
chercher le jeune prince le trouvèrent sans vie. On l'avait
exécuté le premier. De là ils allèrent prendre Psamménite, et le
menèrent à Cambyse, auprès duquel il passa le reste de ses
jours, sans en éprouver aucun mauvais traitement. On lui aurait
même rendu le gouvernement d'Égypte, si on ne l'eût pas
soupçonné de chercher, par ses intrigues, à troubler l'État car
les Perses sont dans l'usage d'honorer les fils des rois, et
même de leur rendre le trône que leurs pères ont perdu par leur
révolte. Je pourrais rapporter plusieurs exemples en preuve de
cette coutume ; je me contenterai de ceux de Thannyras, fils
d'Inaros, roi de Libye, à qui ils rendirent le royaume que son
père avait possédé ; et de Pausiris, fils d'Amyrtée, qui rentra
aussi en possession des États de son père, quoique jamais aucuns
princes n'eussent fait plus de mal aux Perses qu'Inaros et
Amyrtée. Mais Psamménite, ayant conspiré contre l'État, en reçut
le salaire ; car, ayant sollicité les Égyptiens à la révolte, il
fut découvert, et ayant été convaincu par Cambyse, ce prince le
condamna à boire du sang de taureau, dont il mourut
sur-le-champ. Telle fut sa fin malheureuse.
XVI. Cambyse partit de Memphis
pour se rendre à Saïs, à dessein d'exercer sur le corps d'Amasis
la vengeance qu'il méditait. Aussitôt qu'il fut dans le palais
de ce prince, il commanda de tirer son corps du tombeau ; cela
fait, il ordonna de le battre de verges, de lui arracher le poil
et les cheveux, de le piquer à coups d'aiguillons, et de lui
faire mille outrages. Mais comme les exécuteurs étaient las de
maltraiter un corps qui résistait à tous leurs efforts, et dont
ils ne pouvaient rien détacher, parce qu'il avait été embaumé,
Cambyse le fit brûler, sans aucun respect pour la religion. En
effet, les Perses croient que le feu est un dieu, et il n'est
permis, ni par leurs lois, ni par celles des Égyptiens, de
brûler les morts. Cela est défendu chez les Perses, parce qu'un
dieu ne doit pas, selon eux, se nourrir du cadavre d'un homme :
cette défense subsiste aussi chez les Égyptiens, parce qu'ils
sont persuadés que le feu est un animal féroce qui dévore tout
ce qu'il peut saisir, et qui, après s'en être rassasié, meurt
lui-même avec ce qu'il a consumé. Or, leurs lois ne permettent
pas d'abandonner aux bêtes les corps morts ; et c'est par cette
raison qu'ils les embaument, de crainte qu'en les mettant en
terre, ils ne soient mangés des vers. Ainsi Cambyse fit, en
cette occasion, une chose également condamnée par les lois de
l'un et l'autre peuple. Au reste, s'il faut en croire les
Égyptiens, ce ne fut pas le corps d'Amasis qu'on traita d'une
manière si indigne, mais celui de quelque autre Égyptien de même
taille que lui, à qui les Perses firent ces outrages, pensant
que ce fût celui de ce prince : car on dit qu'Amasis, ayant
appris d'un oracle ce qui devait lui arriver après sa mort, crut
remédier aux événements qui devaient arriver, en faisant placer
dans l'intérieur de son monument, et près des portes, le corps
de celui que Cambyse fit maltraiter, et en ordonnant à son fils
de mettre le sien au fond du même tombeau. Mais je ne puis
absolument me persuader qu'Amasis ait jamais donné de pareils
ordres, tant au sujet de sa sépulture qu'à l'égard de cet homme,
et j'attribue cette histoire à la vanité des Égyptiens, qui ont
voulu embellir ces choses.
XVII. Cambyse résolut ensuite
de faire la guerre à trois nations différentes, aux Carthaginois,
aux Ammoniens et aux Éthiopiens-Macrobiens, qui habitent en
Libye vers la mer Australe. Après avoir délibéré sur ces
expéditions, il fut d'avis d'envoyer son armée navale contre les
Carthaginois, un détachement de ses troupes de terre contre les
Ammoniens, et d'envoyer d'a bord des espions chez les Éthiopiens,
qui, sous prétexte de porter des présents au roi, s'assureraient
de l'existence de la Table du Soleil, et examineraient, outre
cela, ce qui restait à voir dans le pays.
XVIII. Voici en quoi consiste
la Table du Soleil. Il y a devant la ville une prairie remplie
de viandes bouillies de toutes sortes d'animaux à quatre pieds,
que les magistrats ont soin d'y faire porter la nuit. Lorsque le
jour paraît, chacun est le maître d'y venir prendre son repas.
Les habitants disent que la terre produit d'elle-même toutes ces
viandes. Voilà ce qu'on appelle la Table du Soleil.
XIX. Cambyse n'eut pas plutôt
résolu d'envoyer des espions dans ce pays, qu'il manda, de la
ville d'Éléphantine, des Ichtyophages qui savaient la langue
éthiopienne. Pendant qu'on était allé les chercher, il ordonna à
son armée navale d'aller à Carthage ; mais les Phéniciens
refusèrent d'obéir, parce qu'ils étaient liés avec les
Carthaginois par les plus grands serments, et qu'en combattant
contre leurs propres enfants, ils auraient, cru violer les
droits du sang et de la religion. Sur le refus des Phéniciens,
le reste de la flotte ne s'étant point trouvé assez fort pour
cette expédition, les Carthaginois évitèrent le joug que leur
préparaient les Perses. Cambyse ne crut pas qu'il fût juste de
forcer les Phéniciens, parce qu'ils s'étaient donnés
volontairement à lui, et parce qu'ils avaient le plus
d'influence dans l'armée navale. Les habitants de l'île de Cypre
s'étaient aussi donnés aux Perses, et les avaient accompagnés en
Égypte.
XX.
Lorsque les Ichtyophages
furent arrivés d'Éléphantine, Cambyse leur donna ses ordres sur
ce qu'ils devaient dire, et les envoya en Éthiopie avec des
présents pour le roi. Ils consistaient en un habit de pourpre,
un collier d'or, des bracelets, un vase d'albâtre plein de
parfums, et une barrique de vin de palmier. On dit que les
Éthiopiens, à qui Cambyse envoya cette ambassade, sont les plus
grands et les mieux faits de tous les hommes ; qu'ils ont des
lois et des coutumes différentes de celles de toutes les autres
nations, et qu'entre autres ils ne jugent digne de porter la
couronne que celui d'entre eux qui est le plus grand, et dont la
force est proportionnée à la taille.
XXI. Les Ichtyophages, étant
arrivés chez ces peuples, offrirent leurs présents au roi, et
lui parlèrent ainsi: « Cambyse, roi des Perses, qui désire votre
amitié et votre alliance, nous a envoyés pour en conférer avec
vous : il vous offre ces présents, dont l'usage le flatte le
plus. » Le roi, qui n'ignorait pas que ces Ichtyophages étaient
des espions, leur répondit en ces termes : « Ce n'est pas le vif
désir de faire amitié avec moi qui a porté le roi des Perses à
vous envoyer ici avec ces présents, et vous ne me dites pas la
vérité. Vous venez examiner les forces de mes États, et votre
maître n'est pas un homme juste. S'il l'était, il n'envierait
pas un pays qui ne lui appartient pas, et il ne chercherait
point à réduire en esclavage un peuple dont il n'a reçu aucune
injure. Portez-lui donc cet arc de ma part, et dites-lui : Le
roi d'Éthiopie conseille à celui de Perse de venir lui faire la
guerre avec des forces plus nombreuses, lorsque les Perses
pourront bander un arc de cette grandeur aussi facilement que
moi. Mais en attendant qu'il rende grâces aux dieux de n'avoir
pas inspiré aux Éthiopiens le désir d'agrandir leur pays par de
nouvelles conquêtes ! »
XXII. Ayant ainsi parlé, il
débanda son arc, et te donna aux envoyés. Il prit ensuite
l'habit de pourpre, et leur demanda ce que c'était que la
pourpre, et comment elle se faisait. Quand les Ichtyophages lui
eurent appris le véritable procédé de cette teinture : « Ces
hommes, dit-il, sont trompeurs ; leurs vêtements le sont aussi.
» Il les interrogea ensuite sur le collier et les bracelets
d'or. Les Ichtyophages lui ayant répondu que c'étaient des
ornements, il se mit à rire, et, les prenant pour des chaînes,
il leur dit que les Éthiopiens en avaient chez eux de plus
fortes. Il leur parla en troisième lieu des parfums qu'ils
avaient apportés ; et lorsqu'ils lui en eurent expliqué la
composition et l'usage, il leur répondit comme il avait fait au
sujet de l'habit de pourpre. Mais lorsqu'il en fut venu au vin,
et qu'il eut appris la manière de le faire, il fut très content
de cette boisson. Il leur demanda ensuite de quels aliments se
nourrissait le roi, et quelle était la plus longue durée de la
vie chez les Perses. Les envoyés lui répondirent qu'il vivait de
pain, et lui expliquèrent la nature du froment. Ils ajoutèrent
ensuite que le plus long terme de la vie des Perses était de
quatre-vingts ans. Là-dessus, l'Éthiopien leur dit qu'il n'était
point étonné que des hommes qui ne se nourrissaient que de
fumier ne vécussent que peu d'années ; qu'il était persuadé
qu'ils ne vivraient pas même si longtemps s'ils ne réparaient
leurs forces par cette boisson (il voulait parler du vin), et
qu'en cela ils avaient un avantage sur les Éthiopiens.
XXIII. Les Ichtyophages
interrogèrent à leur tour le roi sur la longueur de la vie des
Éthiopiens, et sur leur manière de vivre. Il leur répondit que
la plupart allaient jusqu'à cent vingt ans, et quelques-uns même
au delà ; qu'ils vivaient de viandes bouillies, et que le lait
était leur boisson. Les espions paraissant étonnés de la longue
vie des Éthiopiens, il les conduisit à une fontaine où ceux qui
s'y baignent en sortent parfumés comme d'une odeur de violette,
et plus luisants que s'ils s'étaient frottés d'huile. Les
espions racontèrent à leur retour que l’eau de cette fontaine
était si légère, que rien n'y pouvait surnager, pas même le
bois, ni les choses encore moins pesantes que le bois ; mais que
tout ce qu'on y jetait allait an fond. Si cette eau est
véritablement telle qu'on le dit, l'usage perpétuel qu'ils en
font est peut-être la cause d'une si longue vie. De la fontaine,
le roi les conduisit à la prison. Tous les prisonniers y étaient
attachés avec des chaînes d'or ; car chez ces Éthiopiens le
cuivre est de tous les métaux le plus rare et le plus précieux.
Après qu'ils eurent visité la prison, on leur fit voir aussi ce
qu'on appelle la Table du Soleil.
XXIV. Enfin on leur montra les
cercueils des Éthiopiens, qui sont faits, à ce qu'on dit, de
verre, et dont voici le procédé. On dessèche d'abord le corps à
la façon des Égyptiens, ou de quelque autre manière on l'enduit
ensuite entièrement de plâtre, qu'on peint : de sorte qu'il
ressemble, autant qu'il est possible, à la personne même. Après
cela, on le renferme dans une colonne creuse et transparente de
verre fossile, aisé à mettre en oeuvre, et qui se tire en
abondance des mines du pays. On aperçoit le mort à travers cette
colonne, au milieu de laquelle il est placé. Il n'exhale aucune
mauvaise odeur, et n'a rien de désagréable. Les plus proches
parents du mort gardent cette colonne un an entier dans leur
maison. Pendant ce temps-là, ils lui offrent des victimes, et
les prémices de toutes choses. Ils la portent ensuite dehors, et
la placent quelque part autour de la ville.
XXV. Les espions s'en
retournèrent après avoir tout examiné. Sur leur rapport, Cambyse,
transporté de colère, marcha aussitôt contre les Éthiopiens,
sans ordonner qu'on préparât des vivres pour l'armée, et sans
réfléchir qu'il allait faire une expédition aux extrémités de la
terre. Tel qu'un furieux et un insensé, à peine eut-il entendu
le rapport des Ichtyophages, qu'il se mit en marche, menant avec
lui toute son armée de terre, et ne laissant en Égypte que les
Grecs qui l'avaient accompagné. Lorsqu'il fut arrivé à Thèbes,
il choisit environ cinquante mille hommes, à qui il ordonna de
réduire en esclavage les Ammoniens, et de mettre ensuite le feu
au temple où Jupiter rendait ses oracles. Pour lui, il continua
sa route vers l'Éthiopie avec le reste de l'armée, Ses troupes
n'avaient pas encore fait la cinquième partie du chemin, que les
vivres manquèrent tout à coup. On mangea les bêtes de somme, et
bientôt après elles manquèrent aussi. Si Cambyse, instruit de
cette disette, eût alors changé de résolution, et qu'après la
faute qu'il avait faite dans le commencement il fût revenu sur
ses pas avec son armée, il aurait agi en homme sage. Mais, sans
s'inquiéter de la moindre chose, il continua à marcher en avant.
Les soldats se nourrirent d'herbages tant que la campagne put
leur en fournir ; mais, lorsqu'ils furent arrivés dans les pays
sablonneux, la faim en porta quelques-uns à une action horrible.
Ils se mettaient dix à dix, tiraient au sort, et mangeaient
celui qu'ils désignaient. Cambyse en ayant eu connaissance, et
craignant qu'ils ne se dévorassent les uns les autres, abandonna
l'expédition contre les Éthiopiens, rebroussa chemin, et arriva
à Thèbes, après avoir perdu une partie de son armée. De Thèbes
il vint à Memphis, où il congédia les Grecs, et leur permit de
se mettre en mer. Tel fut le succès de son expédition contre les
Éthiopiens.
XXVI. Les troupes qu'on avait
envoyées contre les Ammoniens partirent de Thèbes avec des
guides, et il est certain qu'elles allèrent jusqu'à Oasis. Cette
ville est habitée par des Samiens qu'on dit être de la tribu
aeschrionienne. Elle est à sept journées de Thèbes, et l'on ne
peut y aller que par un chemin sablonneux. Ce pays s'appelle en
grec les îles des Bienheureux. On dit que l'armée des Perses
alla jusque-là ; mais personne ne sait ce qu'elle devint ensuite,
si ce n'est les Ammoniens et ceux qu'ils en ont instruits. Ce
qu'il y a de certain, c'est qu'elle n'alla pas jusqu'au pays des
Ammoniens, et qu'elle ne revint point en Égypte. Les Ammoniens
racontent que cette armée étant partie d'Oasis, et ayant fait,
par le milieu des sables, à peu près la moitié du chemin qui est
entre eux et cette ville, il s'éleva, pendant qu'elle prenait
son repas, un vent de sud impétueux, qui l'ensevelit sous des
montagnes de sable, et la fit entièrement disparaître. Ainsi
périt cette armée, au rapport des Ammoniens.
XXVII. Cambyse étant de retour
à Memphis, le dieu Apis, que les Grecs appellent Épaphus, se
manifesta aux Égyptiens. Dès qu'il se fut montré, ils se
revêtirent de leurs plus riches habits, et firent de grandes
réjouissances. Cambyse, témoin de ces fêtes, s'imaginant qu'ils
se réjouissaient du mauvais succès de ses armes, fit venir
devant lui les magistrats de Memphis. Quand ils furent en sa
présence, il leur demanda pourquoi, n'ayant pas témoigné de joie
la première fois qu'ils l'avaient vu dans leur ville, ils en
faisaient tant paraître depuis son retour, et après qu'il avait
perdu une partie de son armée. Ils lui dirent que leur dieu, qui
était ordinairement très longtemps sans se manifester, s'était
montré depuis peu, et que lorsque cela arrivait tous les
Égyptiens en témoignaient leur joie par des fêtes publiques.
Cambyse, les ayant entendus parler de la sorte, leur dit qu'ils
déguisaient la vérité, et les condamna à mort, comme s'ils
eussent cherché à lui en imposer.
XXVIII. Après les avoir fait
mourir, il manda les prêtres, et, ayant aussi reçu d'eux la même
réponse, il leur dit que si quelque dieu se montrait
familièrement aux Égyptiens, il n'échapperait pas h sa
connaissance. Là-dessus, il leur ordonna de lui amener Apis. Ils
allèrent sur-le-champ le chercher.
Cet Apis, appelé aussi Épaphus, est un jeune boeuf, dont la mère
ne peut en porter d'autre. Les Égyptiens disent qu'un éclair
descend du ciel sur elle, et que de cet éclair elle conçoit le
dieu Apis. Ce jeune boeuf, qu'on nomme Apis, se connaît à de
certaines marques. Son poil est noir; il porte sur le front une
marque blanche et triangulaire, sur le dos la ligure d'un aigle,
sous la langue celle d'un escarbot, et les poils de sa queue
sont doubles.
XXIX. Dès que
les prêtres eurent amené Apis, Cambyse, tel qu'un furieux, tira
son poignard pour lui en donner un coup dans le ventre ; mais il
ne le frappa qu'à la cuisse. S'adressant ensuite aux prêtres
d'un ton railleur : « Scélérats, leur dit-il, les dieux sont-ils
donc de chair et de sang ? Sentent-ils les atteintes du fer ? Ce
dieu, sans doute, est bien digne des Égyptiens: mais vous ne
vous serez pas impunément moqués de moi. » Là-dessus, il les fit
battre de verges par ceux qui ont coutume d'exécuter ces sortes
de jugements, et il ordonna qu'on fît main basse sur tous les
Égyptiens que l'on trouverait célébrant la fête d'Apis. Les
réjouissances cessèrent aussitôt, et les prêtres furent punis. A
l'égard d'Apis, il languit quelque temps dans le temple, de la
blessure qu'il avait reçue à la cuisse, et mourut ensuite. Les
prêtres lui donnèrent la sépulture à l'insu de Cambyse.
XXX. Ce prince,
à ce que disent les Égyptiens, ne tarda point, en punition de ce
crime, à devenir furieux, lui qui, avant cette époque, n'avait
pas même de bon sens. Le premier crime qu'il commit fut le
meurtre de Smerdis, son frère de père et de mère. Il l'avait
renvoyé en Perse, jaloux de ce qu'il avait bandé, à deux doigts
près, l'arc que les Ichtyophages avaient apporté de la part du
roi d'Éthiopie ; ce qu'aucun autre Perse n'avait pu faire. Après
le départ de ce prince, Cambyse vit eu songe un courrier qui
venait de la part des Perses lui annoncer que Smerdis, assis sur
son trône, touchait le ciel de sa tête. Cette vision lui ayant
fait craindre que son frère ne le tuât pour s'emparer de la
couronne, il envoya après lui Prexaspes, celui de tous les
Perses en qui il avait le plus de confiance, avec ordre de le
faire périr. Prexaspes, étant arrivé à Suses, exécuta l'ordre
dont il était chargé. Les uns disent qu'il attira ce prince à la
chasse ; d'autres prétendent qu'il le mena sur les bords de la
mer Érythrée, et qu'il l'y précipita. Tel fut, dit-on, le
premier crime de Cambyse.
XXXI. Le second
fut le meurtre de sa soeur de père et de mère. Cette princesse,
qui l'avait suivi en Égypte, était en même temps sa femme. Voici
comme elle le devint ; car, avant lui, les Perses n'étaient pas
dans l'usage d'épouser, leurs soeurs.
Cambyse se prit d'amour pour une de ses soeurs ; voulant ensuite
l'épouser, comme cela était sans exemple, il convoqua les juges
royaux, et leur demanda s'il n'y avait pas quelque loi qui
permît au frère de se marier avec sa soeur s'il en avait envie.
Ces juges royaux sont des hommes, choisis entre tous les Perses.
Ils exercent leurs fonctions, jusqu'à la mort, à moins qu'ils ne
soient convaincus de quelque injustice. Ils sont les interprètes
des lois et les juges des procès ; toutes les affaires
ressortissent à leur tribunal. Cambyse les ayant donc
interrogés, ils lui firent une réponse qui, sans blesser la
justice, ne les exposait à aucun danger. Ils lui dirent qu'ils
ne trouvaient point de loi qui autorisât un frère à épouser sa
soeur, mais qu'il y en avait une qui permettait au roi des
Perses de faire tout ce qu'il voulait. En répondant ainsi, ils
ne violèrent pas la loi, quoiqu'ils redoutassent Cambyse ; et,
pour ne pas s'exposer à périr en la défendant, ils trouvèrent
une autre loi qui favorisait le désir qu'avait ce prince
d'épouser ses soeurs. Sur cette réponse, Cambyse épousa la
personne qu'il aimait ; et, peu de temps après, il prit encore
pour femme une autre de ses soeurs, c'était la plus jeune. Ce
fut celle qui le suivit en Égypte, et qu'il tua.
XXXII. On
raconte sa mort de deux manières, ainsi que celle de Smerdis Les
Grecs prétendent que cette princesse assistait au combat d'un
lionceau que Cambyse avait lâché contre un jeune chien. Celui-ci
ayant du dessous, un autre jeune chien, son frère, rompit sa
laisse pour venir à son secours. Les deux chiens réunis eurent
l'avantage sur le lionceau. Ce combat plaisait beaucoup à
Cambyse ; il arrachait au contraire des larmes à sa soeur, qui
était assise auprès de lui. Le roi, s'en étant aperçu, lui en
demanda la raison. « Je n'ai pu, lui dit-elle, retenir mes
larmes en voyant le jeune chien accourir au secours de son
frère, parce que cela me rappelle le triste sort de Smerdis,
dont je sais que personne ne vengera la mort. » S'il faut en
croire les Grecs, Cambyse la tua pour cette réponse. Mais les
Égyptiens disent que cette princesse étant à table avec Cambyse,
elle prit une laitue et, en ayant arraché toutes les feuilles,
elle demanda au roi son mari si cette laitue lui paraissait plus
belle en pomme, ou les feuilles arrachées. « En pomme, répondit
le roi. - Seigneur, reprit-elle, en diminuant la maison de Cyrus
vous avez fait la même chose que je viens de faire à cette
laitue. » Là-dessus, Cambyse, irrité, se jeta sur elle et la
maltraita tellement à coups de pied, qu'elle accoucha avant
terme et mourut incontinent.
XXXIII. Tels
furent les excès auxquels Cambyse se porta contre ceux de sa
maison, soit que sa frénésie fût une punition de l'outrage
commis envers Apis, soit qu'elle lui vînt d'ailleurs, comme une
infinité d'autres maux qui affligent ordinairement l'espèce
humaine : car on dit que de naissance il était sujet à
l'épilepsie, que quelques-uns appellent mal sacré. Il n'est donc
pas étonnant que, le corps étant attaqué d'une si grande
maladie, il n'eût pas l'esprit sain.
XXXIV. Il ne
témoigna pas moins de fureur contre le reste des Perses : car on
dit que, s'adressant à Prexaspes, qu'il estimait beaucoup, et
qui lui présentait les requêtes et les placets, et dont le fils
avait une charge d'échanson, l'une des plus importantes de la
cour : « Que pensent de moi les Perses ? que disent-ils ? » lui
demanda-t-il un jour. « Seigneur, ils vous comblent de louanges
; mais ils croient que vous avez un peu trop de penchant pour le
vin. - Eh bien ! reprit ce prince, transporté de colère, les
Perses disent donc que j'aime trop le vin, qu'il me fait perdre
la raison, et qu'il me rend furieux ? Les louanges qu'ils me
donnaient auparavant n'étaient donc point sincères ? »
Cambyse avait un jour demandé
à Crésus, et aux grands de Perse qui composaient son conseil, ce
qu'on pensait de lui, et si l'on croyait qu'il fût homme à
égaler son père ; les Perses avaient répondu qu'il lui était
supérieur, parce qu'il était maître de tous les pays que
celui-ci avait eus, et qu'il y avait ajouté la conquête de
l'Égypte et l'empire de la mer. Mais Crésus, qui était présent,
ne fut pas de leur avis. « Il ne me paraît pas, lui dit-il, que
vous ressembliez à votre père ; car vous n'avez point encore
d'enfant tel qu'il en avait un lorsqu'il mourut. » Cambyse,
flatté de cette réponse, approuva le sentiment de Crésus.
XXXV. Ce prince
s'étant donc rappelé les discours des Perses : « Apprends
maintenant, dit-il en colère à Prexaspes, apprends si les Perses
disent vrai, et s'ils n'ont pas eux-mêmes perdu l'esprit quand
ils parlent ainsi de moi. Si je frappe au milieu du coeur de ton
fils, que tu vois debout dans ce vestibule, il sera constant que
les Perses se trompent. Mais si je manque mon coup, il sera
évident qu'ils disent vrai et que j'ai perdu le sens. »Ayant
ainsi parlé, il bande son arc, et frappe le fils de Prexaspes.
Le jeune homme tombe ; Cambyse le fait ouvrir, pour voir où
avait porté le coup, et la flèche se trouva au milieu du coeur.
Alors ce prince, plein de joie, s'adressant au père du jeune
homme : « Tu vois clairement, lui dit-il en riant, que je ne
suis point un insensé, mais que ce sont les Perses qui ont perdu
l'esprit. Dis-moi présentement si tu as vu quelqu'un frapper le
but avec tant de justesse ? » Prexaspes, voyant qu'il parlait à
un furieux, et craignant pour lui, répondit : « Seigneur, je ne
crois pas que le dieu lui-même puisse tirer si juste. » C'est
ainsi qu'il en agit avec Prexaspes. Mais une autre fois il fit,
sans aucun motif, enterrer vifs jusqu'à la tête douze Perses de
la plus grande distinction.
XXXVI. Crésus,
témoin de ces extravagances, crut devoir lui donner un conseil
salutaire. « Grand roi, lui dit-il, ne vous abandonnez point à
votre colère et à l’impétuosité de votre jeunesse ; rendez-vous
maître de vous-même, et contenez-vous dans les bornes de la
modération. Il importe à un grand prince de prévoir les choses,
et il est d'un homme sage de se laisser guider par la prudence.
Vous faites mourir injustement plusieurs de vos concitoyens ;
vous ôtez même la vie à des enfants. Prenez garde qu'en
commettant souvent de pareilles violences, vous ne forciez les
Perses à se révolter contre vous. Je vous dois ces avis, parce
que le roi votre père m'a expressément recommandé de vous donner
de bons conseils, et de vous avertir de tout ce que je croirais
vous être le plus utile et le plus avantageux. »
Ce langage
était l'effet de la bienveillance de Crésus ; Cambyse s'en
offensa. « Et vous aussi, lui dit-il, vous osez me donner des
avis ; vous, qui avez si bien gouverné vos États; vous, qui avez
donné de si bons conseils à mon père en l'exhortant à passer
l'Araxe pour aller attaquer les Massagètes chez eux, au lieu de
les attendre sur nos terres où ils voulaient passer ! Vous vous
êtes perdu en gouvernant mal vos États, et Cyrus s'est perdu en
suivant vos avis. Mais vous ne l'aurez pas fait impunément ; et
même il y a longtemps que je cherchais un prétexte pour le
venger. » En finissant ces mots, il prit ses flèches pour en
percer Crésus. Mais ce prince se déroba à sa fureur par une
prompte fuite. Cambyse, voyant qu'il ne pouvait l'atteindre,
commanda à ses gens de s'en saisir et de le tuer. Mais comme ils
connaissaient l'inconstance de son caractère, ils cachèrent
Crésus dans le dessein de le représenter si le roi, venant à se
repentir, le redemandait. Ils espéraient aussi recevoir une
récompense pour lui avoir sauvé la vie ; et d'ailleurs ils
étaient dans la résolution de le tuer, si le roi ne se repentait
point des ordres qu'il avait donnés. Cambyse ne fut pas
longtemps sans regretter Crésus. Ses serviteurs, s'en étant
aperçus, lui apprirent qu'il vivait encore. II en témoigna de la
joie ; mais il dit que ce ne serait pas impunément qu'ils lui
auraient conservé la vie. En effet, il les fit mourir.
XXXVII. Pendant
son séjour à Memphis, il lui échappa plusieurs autres traits
pareils de folie, tant contre les Perses que contre les alliés.
Il fit ouvrir les anciens tombeaux pour considérer les morts. Il
entra aussi dans le temple de Vulcain, et fit mille outrages à
la statue de ce dieu. Cette statue ressemble beaucoup aux
pataïques que les Phéniciens mettent à la proue de leurs
trirèmes. Ces pataïques, pour en donner une idée à ceux qui ne
les ont point vus, ressemblent à un pygmée. Il entra aussi dans
le temple des Cabires, dont les lois interdisent l'entrée à tout
autre qu'au prêtre. Après plusieurs insultes et railleries, il
en fit brûler les statues. Elles . ressemblent à celles de
Vulcain. On dit, en effet, que les Cabires sont fils de ce dieu.
XXXVIII. Je
suis convaincu par tous ces traits que Cambyse n'était qu'un
furieux ; car, sans cela, il n'aurait jamais entrepris de se
jouer de la religion et des lois.
Si l'on proposait en effet à tous les hommes de faire un choix
parmi les meilleures lois qui s'observent dans les divers pays,
il est certain que, après un examen réfléchi, chacun se
déterminerait pour celles de sa patrie : tant il est vrai que
loin homme est persuadé qu'il n'en est point de plus belles. Il
n'y a donc nulle apparence que tout autre qu'un insensé et un
furieux en fit un sujet de dérision.
Que tous les hommes soient dans ces sentiments touchant leurs
lois et leurs usages, c'est une vérité qu'on peut confirmer par
plusieurs exemples, et entre autres par celui-ci : Un jour
Darius, ayant appelé près de lui des Grecs soumis à sa
domination ; leur demanda pour quelle somme ils pourraient se
résoudre à se nourrir des corps morts de leurs pères. Tous
répondirent qu'ils ne le feraient jamais, quelque argent qu'on
pût leur donner. Il fit venir ensuite les Calaties, peuples des
Indes, qui mangent leurs pères ; il leur demanda en présence des
Grecs, à qui un interprète. expliquait tout ce qui se disait de
part et d'autre, quelle somme d'argent pourrait les engager à
brûler leurs pères après leur mort. Les Indiens, se récriant à
cette question, le prièrent de ne leur pas tenir un langage si
odieux : tant la coutume a de force. Aussi rien ne me paraît
plus vrai que ce mot que l'on trouve dans les poésies de Pindare
: La loi est un roi qui gouverne tout.
XXXIX. Tandis
que Cambyse portait la guerre en Égypte, les Lacédémoniens la
faisaient aussi contre Samos et contre Polycrate, fils d'Ajax,
qui, s'étant révolté, s'était emparé de cette île. II l'avait
d'abord divisée en trois parties, et l'avait partagée avec
Pantagnote et Syloson ses frères. Mais dans la suite, ayant tué
Pantagnote et chassé Syloson, le plus jeune, il la posséda tout
entière. Lorsqu'il l'eut en sa puissance, il fit avec Amasis,
roi d'Égypte, un traité d'amitié, que ces deux princes
cimentèrent par des présents mutuels. Sa puissance s'accrut tout
à coup en peu de temps, et bientôt sa réputation se répandit
dans l'Ionie et dans le reste de la Grèce. La fortune
l'accompagnait partout où il portait ses armes. Il avait cent
vaisseaux à cinquante rames, et mille hommes de trait. Il
attaquait et pillait tout le monde sans aucune distinction :
disant qu'il ferait plus de plaisir à un ami en lui restituant
ce qu'il lui aurait pris, que s'il ne lui eût rien enlevé du
tout. Il se rendit maître de plusieurs îles, et prit un grand
nombre de villes sur le continent. Il vainquit dans un combat
naval les Lesbiens, qui étaient venus avec toutes leurs forces
au secours des Milésiens ; et les ayant faits prisonniers, et
les ayant chargés de chaînes, il leur fit entièrement creuser le
fossé qui environne les murs de Samos.
XL. Amasis,
instruit de la grande prospérité de Polycrate, en eut de
l'inquiétude. Comme elle allait toujours en augmentant, il lui
écrivit en ces termes : « Amasis à Polycrate. Il m'est bien doux
d'apprendre les succès d'un ami et d'un allié. Mais comme je
connais la jalousie des dieux, ce grand bonheur me déplaît.
J'aimerais mieux pour moi, et pour ceux à qui je m'intéresse,
tantôt des avantages et tantôt des revers, et que la vie fût
alternativement partagée entre l'une et l'attire fortune, qu'un
bonheur toujours constant et sans vicissitude ; car je n'ai
jamais ouï parler d'aucun homme qui, ayant été heureux en toutes
choses, n'ait enfin péri malheureusement.
Ainsi donc, si vous voulez m'en croire, vous ferez contre votre
bonne fortune ce que je vais vous conseiller.
Examinez quelle est la chose dont vous faites le plus de cas, et
dont la perte vous serait la plus sensible. Lorsque vous l'aurez
trouvée, jetez-la loin de vous, et de manière qu'on ne puisse
jamais la revoir. Que si, après cela, la Fortune continue à vous
favoriser en tout, sans mêler quelque disgrâce à ses faveurs, ne
manquez pas d'y apporter le remède que je vous propose. »
XLI. Polycrate,
ayant lu cette lettre, fit de sérieuses réflexions sur le
conseil d'Amasis, et, le trouvant prudent, il résolut de le
suivre. Il chercha parmi toutes ses raretés quelque chose dont
la perte pût lui être le plus sensible ; il s'arrêta à une
émeraude montée en or, qu'il avait coutume de porter au doigt,
et qui lui servait de cachet. Elle était gravée par Théodore de
Samos, fils de Téléclès. Résolu de s'en défaire, il fit équiper
un vaisseau, et, étant monté dessus, il se fit conduire en
pleine mer. Lorsqu'il fut loin de l'île, il tira son anneau, et
le jeta dans la mer à la vue de tous ceux qu'il avait menés avec
lui. Cela fait, il retourna à terre.
XLII. Dès qu'il
fut rentré dans son palais, il parut affligé de sa perte. Cinq
ou six jours après, un pécheur, ayant pris un très gros poisson,
le crut digne de Polycrate. Il le porta au palais, demanda à
parler au prince, et l'ayant obtenu : « Seigneur, dit-il en le
lui présentant, voici un poisson que j'ai pris. Quoique je gagne
ma vie du travail de mes mains, je n'ai pas cru devoir le porter
au marché ; il ne peut convenir qu'a vous, qu'à un puissant
prince, et je vous prie de le recevoir. »
Ce discours
plut beaucoup à Polycrate. « Je te sais gré, mon ami, lui
dit-il, de m'avoir apporté ta pêche. Ton présent me fait
plaisir, et ton compliment ne m'en fait pas moins. Je t'invite à
souper. » Le pêcheur retourna chez lui, flatté d'un si bon
accueil. Cependant les officiers de cuisine ouvrent le poisson,
et, lui trouvant dans le ventre l'anneau de Polycrate, ils
allèrent pleins de joie le lui porter en diligence, et lui
contèrent la manière dont ils l'avaient trouvé. Polycrate
imagina qu'il y avait en cela quelque chose de divin. Il écrivit
à Amasis tout ce qu'il avait fait et tout ce qui lui était
arrivé, et remit sur-le-champ sa lettre à un exprès pour être
portée en Égypte.
XLIII. Ce
prince, en ayant fait lecture, reconnut qu'il était impossible
d'arracher un homme au sort qui le menaçait, et que Polycrate ne
pourrait finir ses jours heureusement, puisque la Fortune lui
était si favorable en tout, qu'il retrouvait même ce qu'il avait
jeté loin de lui. Il lui envoya un héraut à Samos pour renoncer
à son alliance. Il rompit, parce qu'il craignait que, si la
fortune de Polycrate venait à changer, et qu'il lui arrivât
quelque grand malheur, il ne fût contraint de le partager en
qualité d'allié et d'ami.
XLIV. Ce fut
donc contre ce prince, si favorisé de la Fortune, que marchèrent
les Lacédémoniens, à la prière de ceux d'entre les Samiens qui
fondèrent depuis en Crète la ville de Cydonie. Cambyse levait
alors une armée pour porter la guerre en Égypte. Polycrate le
fit prier de lui envoyer demander des troupes. Là-dessus,
Cambyse fit volontiers prier Polycrate de faire partir une armée
navale, pour l'accompagner dans son expédition contre l'Égypte.
Ce prince choisit ceux d'entre les citoyens qu'il soupçonnait le
plus d'avoir du penchant à la révolte, les embarqua sur quarante
trirèmes, et recommanda à Cambyse de ne jamais les renvoyer à
Samos.
XLV. Les uns
disent que ces Samiens, envoyés par Polycrate, n'allèrent pas
jusqu'en Égypte, mais que, lorsqu'ils furent dans la mer
Carpathienne, ils tinrent conseil entre eux, et résolurent de ne
pas naviguer plus avant. D'autres prétendent qu'ils arrivèrent
en Égypte, mais que, se voyant observés, ils prirent la fuite,
et firent voile vers Samos ; que Polycrate, étant allé à leur
rencontre avec ses vaisseaux, leur livra bataille, et la perdit
; qu'étant descendus dans lîle après leur victoire, ils furent
défaits dans un combat sur terre, ce qui les obligea de rentrer
dans leurs vaisseaux et de se retirer à Lacédémone.
Il y en a qui
assurent que ces mécontents remportèrent, à leur retour d'Égypte,
la victoire sur Polycrate. Mais, à mon avis, leur opinion est
mal fondée ; car s'ils eussent été assez forts eux seuls pour le
réduire, ils n'auraient pas eu besoin d'appeler à leur secours
les Lacédémoniens : d'ailleurs il n'est pas vraisemblable qu'un
prince qui avait à sa solde tant de troupes auxiliaires, et tant
de gens de trait de sa nation, ait été défait par un petit
nombre de Samiens qui revenaient dans leur patrie. Ajoutez à
cela que Polycrate avait en sa puissance les femmes et les
enfants des citoyens de Samos, ses sujets. Il les avait
renfermés dans les havres à dessein de les brûler avec les
havres mêmes, en cas de trahison de la part des Samiens, et
qu'ils se joignissent à ceux qui revenaient dans l'île.
XLVI. Les
Samiens chassés par Polycrate, étant arrivés à Sparte, allèrent
trouver les magistrats, leur firent un long discours, et tel que
les suppliants ont coutume d'en faire. A la première audience,
les Lacédémoniens leur répondirent qu'ils avaient oublié le
commencement de la harangue, et qu'ils n'en entendaient pas la
fin. A la seconde, les Samiens apportèrent un sac de cuir, et
leur dirent seulement que ce sac manquait de farine. Les
Lacédémoniens répliquèrent que ces paroles étaient superflues :
cependant ils résolurent de leur donner du secours.
XLVII.
Lorsqu'ils furent prêts, ils allèrent à Samos. Les Samiens
prétendent qu'ils les secoururent en cette occasion pal
reconnaissance de ce qu'eux-mûmes les avaient auparavant aidés
de leurs vaisseaux contre les Messéniens.
Mais, s'il faut
en croire les Lacédémoniens, ils entreprirent cette expédition
moins pour accorder aux exilés les secours qu'ils demandaient,
que pour se venger des Samiens, qui avaient enlevé le cratère
qu'ils portaient à Crésus, et, un an auparavant, le corselet
qu'Amasis, roi d'Égypte, leur envoyait en présent.
Ce corselet était de lin, mais orné d'un grand nombre de figures
d'animaux tissées en or et en coton. Chaque fil de ce corselet
mérite en particulier notre admiration. Quoique très menus, ces
fils sont cependant composés chacun de trois cent soixante
autres fils, tous très-distincts. Tel est aussi cet autre
corselet dont Amasis fit présent à Minerve de Linde.
XLVIII. Les
Corinthiens contribuèrent aussi avec beaucoup d'ardeur à
l'expédition des Spartiates contre Samos. Les Samiens les
avaient outragés une génération avant cette guerre, et sans
doute vers le temps de l'enlèvement du cratère.
Périandre, fils
de Cypsélus, envoyait à Alyattes, à Sardes, trois cents enfants
des meilleures maisons de Corcyre, pour en faire des eunuques.
Les Corinthiens qui les conduisaient étant abordés à Samos, les
Samiens furent bientôt instruits du dessein dans lequel on
conduisait ces enfants à Sardes. Ils leur apprirent d'abord à
embrasser le temple de Diane en qualité de suppliants; après
quoi ils ne voulurent jamais permettre qu'on les en arrachât.
Mais comme les Corinthiens empêchaient qu'on ne leur portât à
manger, les Samiens instituèrent une fête qu'ils célèbrent
encore aujourd'hui de la même manière. Dès que la nuit était
venue, et tout le temps que les jeunes Corcyréens restèrent dans
ce temple en qualité de suppliants, ils y établirent des choeurs
de jeunes garçons et de jeunes filles, tenant à la main des
gâteaux de sésame et de miel. Ils avaient institué cette
cérémonie, afin que ces jeunes gens enlevassent ces gâteaux, et
eussent de quoi se nourrir. Ils continuèrent ces choeurs
jusqu'au départ des Corinthiens chargés de ces enfants ; après
quoi les Samiens les ramenèrent à Corcyre.
XLIX. Si, après
la mort de Périandre, il y avait eu de l'amitié entre les
Corcyréens et les Corinthiens, ce motif aurait empêché ceux-ci
d'aider les Lacédémoniens dans leur expédition contre Samos ;
mais, depuis la fondation de Corcyre par les Corinthiens, il y a
toujours eu de l'inimitié entre ces deux peuples, quoiqu'ils
eussent la même origine.
Les Corinthiens
se rappelaient, par cette raison, l'insulte que leur avaient.
faite les Samiens. Quant à Périandre, il envoyait à Sardes ces
trois cents jeunes garçons, choisis parmi les meilleures
familles de Corcyre, pour y être faits eunuques, afin de se
venger des Corcyréens, qui l'avaient les premiers outragé.
L. Périandre
ayant tué Mélisse, sa femme, ce malheur fut suivi d'un autre. Il
avait d'elle deux fils, l'un âgé de dix-sept ans, et l'autre de
dix-huit. Proclès, leur aïeul maternel, tyran d'Épidaure, les
avait fait venir chez lui, et les traitait avec l'amitié qu'il
est naturel à un père de témoigner aux enfants de sa fille.
Lorsqu'il les renvoya, il leur dit en les accompagnant : « Mes
enfants, savez-vous quel est celui qui a tué votre mère ? »
L'aîné ne fit
aucune attention à ces paroles ; mais le plus jeune, nommé
Lycophron, en conçut une telle douleur, que, lorsqu'il fut de
retour à Corinthe, il ne voulut jamais saluer son père, parce
qu'il le regardait comme le meurtrier de sa mère, ni
s'entretenir avec lui, ni lui répondre quand il l'interrogeait.
Enfin Périandre, indigné, le chassa de chez lui.
LI. Après cet
acte de sévérité, il demanda à l'aîné quel discours leur avait
tenu leur grand-père maternel. Celui-ci lui raconta le bon
accueil qu'il leur avait fait, mais ne lui dit rien vies
dernières paroles de Proclès en les renvoyant; il y avait fait
si peu d'attention, qu'il ne s'en souvenait plus. Périandre lui
témoigna qu'il n'était pas possible que leur aïeul ne leur eût
donné quelque conseil ; et, comme il le pressait par ses
questions, le jeune prince se rappela les dernières paroles de
Proclès, et en fit part à son père. Périandre, y ayant réfléchi,
résolut de ne plus user d'indulgence envers son fils, et envoya
défendre à ceux chez qui il se retirait de le recevoir chez eux.
Lycophron, chassé d'un endroit, cherchait un asile dans un autre
; mais bientôt, sur les menaces et les ordres de Périandre, on
l'obligeait aussi d'en sortir. Ce jeune homme passait ainsi de
la maison d'un ami dans celle d'un autre ; et quoiqu'on redoutât
Périandre, cependant, comme ce prince était son fils, on ne
laissait pas de le recevoir.
LII. Enfin,
Périandre fit publier que quiconque l'admettrait dans sa maison,
ou lui parlerait, encourrait une amendé applicable au temple
d'Apollon. Cette amende était spécifiée dans l'édit. Personne
n'osa plus alors le recevoir chez soi, ni lui parler. Lycophron
lui-même, ne jugeant pas à propos de rien tenter contre la
défense de son père, se retirait assidûment sous les portiques.
Le quatrième jour, Périandre le voyant négligé dans tout son
extérieur, et mourant de faim, en eut compassion. Il s'adoucit,
et s'étant approché de lui, il lui parla ainsi : « Hé bien, mon
fils ! lequel vaut mieux, à votre avis, ou de votre état actuel,
ou de la souveraine puissance et des biens dont je jouis, et que
vous pouvez partager avec moi en me témoignant de l'obéissance ?
Quoique vous soyez mon fils, et roi de la riche Corinthe, vous
préférez une vie errante et vagabonde, en irritant, par votre
résistance et par votre colère, celui que vous auriez dû le
moins offenser. S'il est arrivé dans cette affaire quelque»
malheur qui vous ait inspiré des soupçons sur ma conuite, ce
malheur est retombé sur moi; et je le ressens d'autant plus
vivement, que j'en ai été moi-même l'auteur. Pour vous, qui
savez par expérience combien il vaut mieux faire envie que
pitié, et à quoi mène la colère contre un père, et surtout
contre un père qui a la force en main, revenez au palais. »
Périandre
tâchait ainsi de faire rentrer son fils en lui-même ; mais
celui-ci se contenta de lui dire qu'en lui parlant il avait
encouru l'amende. Périandre, comprenant par cette réponse que le
mal de son fils était extrême et que rien ne pouvait le vaincre,
l'éloigna de sa présence, et le fit embarquer pour Corcyre, qui
était aussi de sa dépendance. Périandre, l'ayant relégué loin de
lui, marcha contre son beau-père Proclès ; parce qu'il était le
principal auteur des malheurs de sa maison. Il se rendit maître
de la ville d'Épidaure, et fit prisonnier Proclès, à qui
cependant il conserva la vie.
LIII. Dans la
suite des temps, Périandre étant âgé, et ne se sentant plus en
état de veiller aux affaires et de gouverner par lui-même,
envoya chercher Lycophron à Corcyre, pour lui confier les rênes
de l'État : car son fils aîné était stupide, et il ne voyait en
lui aucune ressource. Lycophron ne daigna pas même répondre au
message de son père. Mais Périandre, qui l'aimait tendrement,
lui envoya ensuite sa soeur, qui était sa propre fille, dans
l'espérance qu'elle aurait plus de crédit sur son esprit.
Quand elle fut arrivée à Corcyre : « Aimez-vous donc mieux, mon
frère, lui dit-elle, voir la puissance souveraine passer en des
mains étrangères, et les biens de votre père dissipés, que de
revenir en prendre possession ? Revenez dans la maison
paternelle ; cessez de vous nuire à vous-même : le zèle est un
bien fâcheux ; ne cherchez point à guérir un mal par un autre.
Bien des gens préfèrent les voies de la douceur à celles de la
justice; et plusieurs, en poursuivant les droits d'une mère, ont
perdu ceux qu'ils pouvaient espérer de leur père. La tyrannie
est une chose glissante ; mille amants aspirent à sa conquête.
Périandre est déjà vieux et avancé en âge : n'abandonnez pas à
d'autres un bien qui vous appartient. »
Instruite par
son père, elle tint à Lycophron le langage le plus propre à le
persuader; mais il lui répondit qu'il n'irait jamais à Corinthe
tant qu'il saurait Périandre en vie. La princesse fit, à son
retour, part à son père de la réponse de Lycophron. Périandre
lui envoya la troisième fois un héraut, avec ordre de lui dire
qu'il avait dessein de se retirer en Corcyre, et qu'il pouvait
revenir à Corinthe prendre possession de la couronne. Le jeune
prince accepta la proposition. Le père se disposait à partir
pour Corcyre, et le fils pour Corinthe ; mais les Corcyréens,
informés de ce qui se passait, et appréhendant de voir Périandre
dans leur île, assassinèrent son fils. Ce fut cette raison qui
porta ce prince à se venger des Corcyréens.
LIV. Lorsque
les Lacédémoniens furent arrivés à Samos avec une puissante
flotte, ils assiégèrent la ville et s'approchèrent des
murailles, laissant derrière eux la tour qui est sur le bord de
la mer, près du faubourg. Mais ensuite, Polycrate en personne
étant tombé sur eux avec des forces considérables, ils furent
contraints de reculer. Dans le même moment, les auxiliaires,
accompagnés d'un grand nombre de Samiens, sortirent de la tour
supérieure qui était sur la croupe de la montagne, et fondirent
sur les Lacédémoniens. Ceux-ci, après avoir soutenu quelque
temps leurs efforts, prirent la fuite ; et les vainqueurs, les
ayant poursuivis, en firent un grand carnage.
LV. Si les
Lacédémoniens qui se trouvèrent à cette action se fussent
conduits comme Archias et Lycopas, Samos aurait été prise ; car
ces deux braves guerriers étant tombés sur les Samiens, et les
ayant mis en fuite, ils entrèrent dans la ville pêle-mêle avec
les fuyards, quoiqu'ils ne fussent accompagnés de nul autre ;
mais comme on leur coupa le chemin, et qu'ils ne purent en
sortir, ils y périrent.
Je me trouvai
un jour avec un autre Archias, fils de Samius, et petit-fils de
cet Archias dont nous parlons. C'était à Pitane, bourgade où il
avait pris naissance. Il faisait plus de cas des Samiens que de
tous les autres étrangers, et il m'apprit qu'on avait donné à
son père le nom de Samius, parce qu'il était fils de cet Archias
tué dans Samos en combattant vaillamment. Il ajouta qu'il avait
une estime particulière pour les Samiens, parce qu'ils avaient
fait à son aïeul de magnifiques funérailles aux dépens du
public.
LVI. Les
Lacédémoniens, voyant que le siège traînait en longueur, et
qu'après quarante jours il n'était nullement avancé, s'en
retournèrent dans le Péloponnèse. On dit, mais sans fondement,
que Polycrate leur donna une grande quantité de monnaie de plomb
doré, frappée au coin du pays, et que, gagnés par ces présents,
ils se retirèrent dans leur patrie. Ce fut la première
expédition des Lacédémoniens-Doriens en Asie.
LVII. Ceux
d'entre les Samiens qui avaient entrepris cette guerre contre
Polycrate, se voyant sur le point d'être abandonnés des
Lacédémoniens, s'embarquèrent aussi, et tirent voile pour
Siphnos, parce que l'argent leur manquait. Les Siphniens étaient
alors dans un état très florissant, et les plus riches des
insulaires. Leur île abondait tellement en mines d'or et
d'argent, que, de la dîme du revenu qui en provenait, ils
offrirent à Delphes un trésor qu'on peut comparer aux plus
riches qui soient en ce temple. Ils partageaient tous les ans
entre eux le produit de ces mines. Tandis qu'ils travaillaient à
ce trésor, ils consultèrent l'oracle, et lui demandèrent s'ils
pourraient conserver longtemps les biens présents. La Pythie
leur répondit : « Quand le Prytanée de Siphnos sera blanc, et
que la place publique aura le même aspect, vous aurez alors
grand besoin d'un homme prudent et sage pour vous garantir d'une
embûche de bois et d'un héraut rouge. »
LVIII. La place
publique et le Prytanée de Siphnos étaient alors de marbre de
Paros. Les Siphniens ne purent cependant comprendre le sens de
cet oracle, ni dans le temps qu'il leur fut rendu, ni même après
l'arrivée des Samiens. Ceux-ci n'eurent pas plutôt abordé en
Siphnos, qu'ils envoyèrent à la ville un de leurs vaisseaux avec
des ambassadeurs. Autrefois tous les navires étaient peints en
vermillon ; et c'était là ce que la Pythie avait prédit aux
Siphniens, en les avertissant de se tenir sur leurs gardes
contre une embûche de bois et contre un ambassadeur rouge. Les
ambassadeurs, étant donc arrivés, prièrent les Siphniens de leur
prêter dix talents. Sur leur refus, les Samiens pillèrent leurs
campagnes. Les Siphniens, à cette nouvelle, coururent sur-le-champ
aux armes, livrèrent bataille, et furent battus. Il y en eut un
grand nombre de coupés dans leur retraite, et qui ne purent
rentrer dans la ville. Après cette défaite, les Samiens
exigèrent d'eux cent talents.
LIX. Les exilés
de Samos ayant reçu des Hermionéens, au lieu d'argent, l'île
d'Hydrée, qui touche au Péloponnèse, ils la donnèrent en gage
aux Trézéniens. De là ils firent voile en Crète, où ils bâtirent
la ville de Cydonie, quoiqu'ils n'y fussent pas allés dans ce
dessein, mais seulement pour chasser les Zacynthiens de l'île.
Ils y fixèrent leur demeure ; et, durant cinq ans, leur
prospérité fut si constante, que non seulement ils bâtirent tous
les temples qu'on voit encore aujourd'hui à Cydonie, mais encore
le temple de Dictyne. La sixième année, les Éginètes, les ayant
vaincus dans un combat naval, les réduisirent en esclavage avec
le secours des Crétois. Ils désarmèrent les proues de leurs
vaisseaux, en ôtèrent les sangliers qui leur servaient
d'ornements, et les offrirent à Égine, dans le temple de Minerve.
Les Éginètes se portèrent à cette vengeance par la haine
invétérée qu'ils avaient contre les Samiens. Ceux-ci les avaient
attaqués les premiers dans le temps qu'Amphicrate régnait à
Samos, et leur avaient fait beaucoup de mal ; mais les Éginètes
le leur avaient bien rendu.
LX. Je me suis
d'autant plus étendu sur les Samiens, qu'ils ont exécuté trois
des plus grands ouvrages qu'il y ait dans toute la Grèce.
On voit à Samos
une montagne de cent cinquante orgyies de haut. On a percé cette
montagne par le pied, et l'on y a pratiqué un chemin qui a deux
bouches en ouvertures. Ce chemin a sept stades de longueur sur
huit pieds de hauteur et autant de largeur. Le long de ce chemin,
on a creusé un canal qui traverse toute cette montagne. Il a
vingt coudées de profondeur sur trois pieds de largeur. Il
conduit à la ville, par des tuyaux, l'eau d'une grande fontaine.
L'architecte qui a entrepris cet ouvrage était de Mégare et
s'appelait Eupalinos, fils de Naustrophus. C'est un des trois
ouvrages des Samiens. Le second consiste en un môle, ou une
grande digue faite dans la mer, près du port, d'environ vingt
orgyies de haut et de deux stades et plus de long. Leur
troisième ouvrage est un temple, le plus grand dont nous ayons
connaissance. Le premier architecte de cet édifice est un homme
du pays, nommé Rhoecus fils de Philéus. C'est à cause de ces
ouvrages que je me suis étendu sur les Samiens.
LXI. Tandis que
Cambyse, fils de Cyrus, passait en Égypte son temps à faire des
extravagances, deux mages, qui étaient frères, profitèrent de
cette occasion pour se révolter. Il avait laissé l'un deux en
Perse pour y gérer ses biens, et ce fut l'auteur de la révolte.
Ce mage n'ignorait pas la mort de Smerdis ; il savait qu'on la
tenait cachée, qu'elle n'était connue que d'un petit nombre de
Perses, et que la plupart croyaient ce prince vivant. Cette
mort, jointe aux circonstances dont je vais parler, lui fit
prendre la résolution de s'emparer du trône. Il avait un frère
qui, comme je l'ai déjà dit, était compagnon de sa révolte. Ce
frère ressemblait parfaitement à Smerdis, fils de Cyrus, que
Cambyse avait fait tuer, et portait le même nom que ce prince.
Pour lui, il s'appelait Patizithès. Celui-ci plaça son frère sur
le trône, après lui avoir persuadé qu'il aplanirait toutes les
difficultés. Cela fait, il envoya des hérauts dans toutes les
provinces, et particulièrement en Égypte, pour défendre à
l'armée d'obéir à Cambyse, et lui ordonner de ne reconnaître à
l'avenir que Smerdis, fils de Cyrus.
LXII. Tous les
hérauts firent cette proclamation. Celui qui avait été envoyé en
Égypte trouva Cambyse avec son armée à Agbatanes, en Syrie. Il
publia au milieu du camp les ordres dont le mage l'avait chargé.
Cambyse, ayant entendu la proclamation du héraut, et pensant
qu'il disait vrai, se persuada qu'il avait été trahi par
Prexaspes, et que celui-ci n'avait point exécuté l'ordre qu'il
lui avait donné de tuer Smerdis. « C'est donc ainsi, Prexaspes,
lui dit-il en le regardant d'un oeil fixe, que tu as fait ce que
je t'ai ordonné ? - Seigneur, répondit Prexaspes, ne croyez rien
de ce que vient de dire le héraut. Votre frère Smerdis ne se
révoltera jamais contre vous, et vous n'aurez point avec lui la
plus légère contestation. J'ai moi-même exécuté vos ordres, et
je lui ai donné la sépulture de mes propres mains. Si les morts
ressuscitent, attendez-vous à voir aussi le Mède Astyages se
soulever contre vous. Mais, s'il en est du présent comme du
passé, soyez certain qu'il ne vous arrivera jamais de mal, du
moins de la part de Smerdis. Au reste, je suis d'avis qu'on
envoie après le héraut, et qu'on lui demande de quelle part il
vient ici nous dire d'obéir aux ordres du roi Smerdis. »
LXIII. Cambyse
approuva le conseil de Prexaspes. On envoya sur-le-champ après
le héraut, et on le ramena au camp. Prexaspes l'interrogea en
ces termes : « Vous dites, mon ami, que vous venez de la part de
Smerdis, fils de Cyrus. Avouez-nous donc maintenant la vérité,
et on vous laissera aller sans vous faire aucun mal. Avez-vous
vu Smerdis ? Vous a-t-il lui-même donné ces ordres ? Les
tenez-vous de quelqu'un de ses ministres ?- Je n'ai point vu,
répondit le héraut, Smerdis, fils de Cyrus, depuis le départ du
roi Cambyse pour son expédition d'Égypte ; mais le mage qui gère
les biens de Cambyse m'a donné les ordres que j'ai apportés ;
c'est lui qui m'a dit que Smerdis, fils de Cyrus, me commandait
de venir vous les annoncer. » Le héraut parla ainsi, sans
déguiser en rien la vérité.
Alors Cambyse
dit à Prexaspes : « Vous avez exécuté mes ordres en homme de
bien ; je n'ai rien à vous reprocher : mais quel peut être celui
d'entre les Perses qui, s'emparant du nom de Smerdis, s'est
révolté contre moi ? - Seigneur, lui répondit-il, je crois
comprendre ce qui s'est passé : les mages se sont soulevés
contre vous ; c'est Patizithès, que vous avez laissé en Perse
pour prendre soin des affaires de votre maison, et son frère «
Smerdis. »
LXIV. Au nom de
Smerdis, Cambyse fut frappé de la vérité du discours de
Prexaspes et de celle de son songe, dans lequel il lui semblait
voir un héraut lui annoncer que Smerdis, assis sur le trône,
touchait de la tête au ciel. Reconnaissant alors qu'il avait
fait tuer son frère sans sujet, il le pleura. Après lui avoir
donné des larmes et s'être plaint de l'excès de ses malheurs, il
se jeta avec précipitation sur son cheval, dans le dessein de
marcher en diligence à Suses contre le mage ; mais, en
s'élançant, le fourreau de son cimeterre tomba, et le cimeterre
étant resté nu le blessa à la cuisse, au même endroit où il
avait auparavant frappé Apis, le dieu des Égyptiens. Comme sa
plaie lui parut mortelle, il demanda le nom de la ville où il
était alors : on lui dit qu'elle s'appelait Agbatanes.
L'oracle de la
ville de Buto lui avait auparavant prédit qu'il finirait ses
jours à Agbatanes. Il s'était imaginé qu'il devait mourir de
vieillesse à Agbatanes en Médie, où étaient toutes ses richesses
; mais l'oracle parlait d'Agbatanes en Syrie. Lorsqu'il eut donc
appris le nom de cette ville, accablé par le chagrin de la
révolte du mage et par la douleur que lui causait sa blessure,
il revint de son erreur ; et, comprenant le sens de l'oracle : «
C'est ici, dit-il, que Cambyse, fils de Cyrus, doit terminer ses
jours, suivant l'ordre des destins. »
LXV. Il n'en
dit pas alors davantage ; mais, environ vit jours après, il
convoqua les Perses les plus distingués qui se trouvaient à
l'armée, et leur tint ce discours : « Perses, les choses en sont
au point que je ne puis plus me dispenser de vous découvrir ce
que j'ai tâché, jusqu'à présent, de tenir extrêmement caché,
Lorsque j'étais en Égypte, j'eus, pendant mon sommeil, une
vision. Eh ! plût aux dieux que je ne l'eusse point eue ! Il me
sembla voir un courrier, arrivé de mon palais, m'annoncer que
Smerdis était assis sur le trône, et que de sa tête il touchait
au ciel. Cette vision me faisant craindre que mon frère ne
m'enlevât la couronne, je pris des mesures où la précipitation
eut plus de part que la prudence : car il n'est pas possible aux
hommes de changer l'ordre des destinées. J'envoyai follement
Prexaspes à Suses, pour tuer Smerdis. Ce crime commis, je vivais
tranquille et sans crainte, ne pouvant m'imaginer qu'après
m'être défait de mon frère, quelque autre se soulevât contre
moi. Mais l'événement s'est trouvé contraire à mon attente. J'ai
versé le sang d'un frère, un sang que je n'aurais pas dû
répandre, et je n'en perds pas moins la couronne. C'était le
mage Smerdis qu'un dieu me montrait eu songe ; c'était lui qui
devait se révolter contre moi. Le coup est fait ; Smerdis, fils
de Cyrus, est mort. Le mage Patizithès, que j'ai laissé pour
avoir soin de mes biens, et son frère Smerdis, se sont emparés
de la couronne. Celui qui aurait dû principalement me venger de
leur traitement honteux a été tué par les mains impies de ses
plus proches parents. Mais enfin, puisqu'il n'est plus, il ne me
reste qu'à vous donner mes ordres ; et c'est une nécessité pour
moi de vous faire connaître ce que je veux que vous fassiez
après ma mort. Je vous prie donc, ô Perses, par les dieux
protecteurs des rois, je vous conjure tous, et vous
principalement, Achéménides, qui êtes ici présents, de ne point
souffrir que l'empire retourne aux Mèdes. S'ils s'en sont rendus
maitres par la ruse, recouvrez-le par la ruse ; s'ils s'en sont
emparés par la force, reprenez-le par la force. Si vous faites
ce que je vous recommande, et si vous conservez votre liberté,
puisse la terre produire pour vous des fruits en abondance !
puissent vos femmes vous donner un grand nombre d'enfants, et
vos troupeaux se multiplier par une heureuse fécondité ! Mais si
vous ne recouvrez point l'empire, et si vous ne faites aucun
effort pour le reconquérir, non seulement je fais des voeux pour
que le contraire vous arrive, mais, de plus, je souhaite à tous
les Perses, en particulier, une fin telle que la mienne. »
LXVI. Cambyse,
ayant parlé de la sorte, déplora son sort ; les Perses, voyant
couler les larmes de leur prince, déchirèrent leurs habits en
poussant de grands gémissements. Peu de temps après, l'os se
caria ; et, la gangrène ayant promptement gagné toute la cuisse,
Cambyse fut emporté après avoir régné en tout sept ans et cinq
mois. Il mourut sans laisser d'enfants, ni garçons ni filles.
Les Perses qui étaient présents ne pouvaient croire que les
mages se fussent emparés de la couronne ; ils pensaient plutôt
que ce que Cambyse avait dit de la mort de Smerdis était un
effet de sa haine contre ce prince, afin que tous les Perses lui
fissent la guerre. Ils regardaient, en effet, comme une chose
certaine que c'était Smerdis, fils de Cyrus, qui s'était soulevé
; et ils en étaient d'autant plus persuadés, que Prexaspes niait
fortement de l'avoir tué : car, après la mort de Cambyse, il
n'aurait pas été sûr pour lui d'avouer que le fils de Cyrus
avait péri de sa main.
LXVII. Cambyse
étant mort, le mage, à la faveur du nom de Smerdis, qu'il
portait ainsi que le fils de Cyrus, régna tranquillement pendant
les sept mois qui restaient pour accomplir la huitième année de
son prédécesseur. Pendant ce temps, il combla tous ses sujets de
bienfaits ; de sorte qu'après sa mort il fut regretté de tous
les peuples de l'Asie, excepté des Perses. Dès le commencement
de son règne, il fit publier dans toutes les provinces des édits
par lesquels il exemptait ses sujets, pour trois ans, de tous
tributs et subsides, et de servir à la guerre.
LXVIII. IIl fut
reconnu, le huitième mois, de la manière que je vais dire. Il y
avait à la cour un seigneur nommé Otanes, fils de Pharnaspes; sa
naissance et ses richesses le faisaient aller de pair avec ce
qu'il y avait de plus illustre en Perse. Ce seigneur soupçonna
le premier le nouveau roi de n'être pas Smerdis, fils de Cyrus,
mais le mage, comme en effet il l'était. Sa conjecture était
fondée sur ce qu'il ne sortait jamais de la citadelle, et qu'il
ne mandait auprès de lui aucun des grands de Perse. Se doutant
donc de l'imposture, voici ce qu'il fit pour là découvrir.
Cambyse avait épousé sa fille
Phédyme. Elle appartenait alors au mage, ainsi que toutes les
autres femmes du feu roi. Otanes lui envoya demander quel était
celui avec qui elle habitait ; si c'était Smerdis, fils de
Cyrus, ou quelque autre. Phédyme répondit qu'elle ne le savait
pas, qu'elle n'avait jamais vu Smerdis, fils de Cyrus, et
qu'elle ne connaissait pas plus celui qui l'avait admise au
nombre de ses femmes. « Si vous ne connaissez pas Smerdis, fils
de Cyrus, lui fit dire une seconde fois Otanes, du moins
demandez à Atosse quel est cet homme avec qui vous habitez l'une
et l'autre : elle doit connaître parfaitement son frère Smerdis.
» Sa fille répondit à cela : « Je ne puis parler à Atosse, ni
voir aucune des autres femmes. Dès que cet homme, quel qu'il
puisse être, s'est emparé du trône, il nous a dispersées dans
des appartements séparés. »
LXIX. Sur cette
réponse, l'affaire parut beaucoup plus claire à Otanes. Il
envoya un troisième message à Phédyme. « Ma fille, lui fit-il
dire, il faut qu'une personne bien née, comme vous, s'expose au
danger ; c'est votre père qui vous y engage, c'est lui qui vous
l'ordonne. Si le roi n'est point Smerdis, fils de Cyrus, mais
celui que je soupçonne, il ne convient pas que vous soyez sa
femme, ou qu'il occupe impunément le trône de Perse ; il mérite
d'être puni. Suivez donc mes conseils, et faites ce que je vais
vous prescrire. Quand il reposera auprès de vous, et que vous le
saurez profondément endormi, tâtez-lui les oreilles : s'il en a,
c'est le fils de Cyrus ; s'il n'en a point, c'est Smerdis, le
mage. »
Phédyme lui fit
dire qu'elle s'exposerait à un grand danger ; qu'il n'y avait
pas à douter que, si le roi n'avait pas d'oreilles, et qu'il la
surprît cherchant à s'en assurer, il ne la tuât sur-le-champ;
que néanmoins elle lui promettait d'exécuter ses ordres. Il faut
remarquer que Cyrus, fils de Cambyse, avait fait couper, pendant
son règne, les oreilles à Smerdis pour quelque affaire grave.
Les femmes, en Perse, ont coutume de coucher avec leurs maris
chacune à leur tour. Celui de Phédyme étant venu, elle exécuta
ce quelle avait promis à son père. Quand elle vit le mage
profondément endormi, elle porta la main sur ses oreilles, et,
ayant reconnu sans peine qu'il n'en avait point, elle en
instruisit son père dès qu'il fut jour.
LXX. Otanes
prit avec lui Aspathines et Gobryas, qui étaient les premiers
d'entre les Perses, et sur la foi desquels il comptait le plus.
Leur ayant fait part de tout ce qu'il venait d'apprendre, ils
eurent d'autant moins de peine à le croire qu'eux-mêmes ils en
avaient aussi quelque soupçon. Il fut donc résolu entre eux que
chacun s'associerait l'un des Perses en qui il aurait le plus de
confiance. Otanes engagea Intaphernes dans son parti, Gobryas
Mégabyse, et Aspathines Hydarnes. Ils étaient au nombre de six
lorsque Darius, fils d'Hystaspe, revenant de Perse, dont son
père était gouverneur, arriva à Suses. A peine fut-il de retour,
qu'ils résolurent de se l'associer aussi.
LXXI. Ces sept
seigneurs, s'étant assemblés, se jurèrent une fidélité
réciproque, et délibérèrent entre eux. Quand ce fut le tour de
Darius de dire son avis: « Je croyais, leur dit-il, être le seul
qui eût connaissance de la mort de Smerdis, fils de Cyrus, et
qui sût que le mage régnait en sa place : et c'est pour cela
même que je me suis rendu ici en diligence pour faire périr le
mage. Mais, puisqu'il est arrivé que vous ayez aussi découvert
le mystère, et que je ne sois pas le seul qui en ait
connaissance, il faut sur-le-champ et sans délai exécuter
l'entreprise; autrement il y aurait du danger. - Fils d'Hystaspe,
lui répondit Otanes, né d'un père illustre et courageux, vous
montrez que vous ne lui êtes inférieur en rien. Gardez-vous
néanmoins d'agir inconsidérément et de rien précipiter; que la
prudence soit votre guide. Pour moi, je suis d'avis de ne point
commencer que nous ne soyons en plus grand nombre. - Perses,
reprit Darius, si vous suivez les conseils d'Otanes, votre perte
est assurée ; vous périrez misérablement. L'appât d'une
récompense engagera quelqu'un à vous dénoncer au mage. Vous
auriez dû exécuter l'entreprise vous seuls, et sans la
communiquer à d'autres ; mais, puisque vous avez jugé à propos
d'en faire part à plusieurs et de me mettre moi-même de ce
nombre, exécutons-la aujourd'hui ou, si nous laissons passer la
journée, je vous déclare que je n'attendrai pas qu'on me
prévienne, mais que je prendrai les devants, et que j'irai
moi-même vous dénoncer au mage. »
LXXII. Otanes,
témoin de l'ardeur de Darius : « Puisque vous nous forcez,
dit-il, à hâter l'exécution de nos projets, et que vous ne nous
permettez point de la remettre à un autre temps, apprenez-nous
donc comment nous pourrons pénétrer dans le palais et attaquer
les usurpateurs : car enfin vous savez vous-même aussi bien que
nous qu'il y a des gardes disposés de côté et d'autre ; si vous
ne l'avez pas vu, du moins l'avez-vous ouï dire. Comment
pourrons-nous passer ? » « Il y a bien des choses, Otanes,
reprit Darius, dont on ne peut rendre raison par des paroles,
mais seulement par des actions; il y en a d'autres, au
contraire, qu'il est facile d'expliquer, et dont il ne peut
résulter rien d'éclatant. Vous savez qu'il n'est pas difficile
de passer au travers de la garde. Premièrement personne n'osera,
par respect ou par crainte, refuser l'entrée du palais à des
personnes de notre qualité ; en second lieu, j'ai un prétexte
très plausible pour entrer : je dirai que je viens de Perse, et
que j'ai quelque chose à communiquer au roi de la part de mon
père ; car, quand il est nécessaire de mentir, il ne faut point
s'en faire de scrupule. Ceux qui mentent désirent la même chose
que ceux qui disent la vérité : on ment dans l'espoir d'en
retirer quelque profit ; on dit la vérité dans la vue de quelque
avantage, et pour s'attirer une plus grande confiance. Ainsi,
quoique nous ne suivions pas la même route, nous n'en tendons
pas moins au même but ; car, s'il n'y avait rien à gagner, il
serait indifférent à celui qui dit la vérité de faire plutôt un
mensonge, et à celui qui ment de dire la vérité. Quant aux
gardes des portes, s'il s'en trouve quelqu'un qui nous laisse
passer sans difficulté, son sort en sera meilleur par la suite.
Celui, au contraire, qui tentera de nous résister, qu'il soit
traité sur-le-champ en ennemi. Pénétrons dans l'intérieur du
palais, et achevons notre entreprise. »
LXXIII. Gobryas
parla ensuite : « Quel honneur, mes amis, leur dit-il, ne
sera-ce pas pour nous de recouvrer l'empire ! ou, si nous ne
pouvons y réussir, quelle gloire de mourir les armes à la main !
Quelle honte pour des Perses d'obéir à un Mède, à un mage, à qui
même on a coupé les oreilles ! Vous tous, qui vous trouvâtes
auprès de Cambyse pendant sa maladie, vous ne pouvez avoir
oublié les imprécations qu'il fit contre les Perses, lorsqu'il
touchait à sa fin, s'ils ne s'efforçaient de recouvrer la
couronne. Alors nous n'ajoutions pas foi à ses discours, et nous
pensions qu'il ne parlait de la sorte que pour rendre son frère
odieux. Mais je suis maintenant d'avis de suivre l'opinion de
Darius, et je conclus qu'il ne faut rompre cette assemblée que
pour aller droit au mage. » Le conseil de Gobryas fut
unanimement approuvé.
LXXIV. Pendant
qu'ils délibéraient, il arriva par hasard que les mages tenaient
conseil entre eux. Ils résolurent de s'attacher Prexaspes, parce
que Cambyse l'avait traité d'une manière indigne en tuant son
fils d'un coup de flèche, et parce que lui seul avait
connaissance de la mort de Smerdis, fils de Cyrus, l'ayant tué
de sa main : d'ailleurs il était universellement estimé parmi
les Perses. L'ayant mandé en conséquence, ils n'oublièrent rien
pour le gagner. Ils exigèrent de lui qu'il leur donnât sa foi de
ne découvrir à personne la tromperie qu'ils avaient faite aux
Perses, et de leur en garder le secret ; et ils lui promirent
avec serment de le combler de richesses. Prexaspes s'engagea à
faire ce qu'on désirait de lui. Les mages, le voyant persuadé,
lui proposèrent ensuite de monter dans une tour pour annoncer
aux Perses, qu'ils allaient convoquer sous les murs du palais,
que c'était véritablement Smerdis, fils de Cyrus, qui régnait
sur eux, et non pas un autre. Ils lui avaient donné ces ordres à
cause de son ascendant sur l'esprit des Perses, parce qu'il
avait souvent déclaré que Smerdis, fils de Cyrus, était encore
vivant, et qu'il était faux qu'il l'eût tué.
LXXV. Prexaspes
ayant répondu qu'il était disposé à faire ce qu'ils désiraient,
les mages convoquèrent les Perses, et le firent monter sur une
tour afin de les haranguer. Mais Prexaspes, oubliant
volontairement leurs prières, commença la généalogie de Cyrus
par Achémènes; et quand enfin il fut venu à Cyrus, il lit
l'énumération de tous les biens dont il avait comblé les Perses.
Après ce début, il découvrit la vérité, qu'il avait jusqu'alors
tenue cachée, disait-il, parce qu'il eût été dangereux pour lui
de dire ce qui s'était passé ; mais que, dans les conjonctures
présentes, il s'y voyait forcé. Enfin, il assura qu'il avait tué
Smerdis, fils de Cyrus, par les ordres de Cambyse, et que les
mages régnaient actuellement. En même temps il fit beaucoup
d'imprécations contre les Perses s'ils ne recouvraient l'empire
et s'ils ne se vengeaient des mages : puis il se précipita de la
tour, la tête la première. Ainsi mourut Prexaspes, qui, pendant
toute sa vie, avait joui de la réputation d'un homme de bien.
LXXVI. Les sept
Perses, ayant résolu d'attaquer les mages sur-le-champ et sans
différer, se mirent en marche, après avoir prié les dieux. Ils
ne savaient encore rien de l'aventure de Prexaspes ; ils
l'apprirent à moitié chemin. Sur cette nouvelle, ils se
retirèrent à l'écart pour tenir conseil et délibérer entre eux.
Otanes était
toujours d'avis de différer l'entreprise, tandis que les
affaires étaient dans une espèce de fermentation. Mais Darius
représenta qu'il fallait marcher sur-le-champ, et exécuter sans
délai ce qu'on avait résolu. L'affaire se discutait encore,
lorsqu'ils aperçurent sept couples d'éperviers qui poursuivaient
deux couples de vautours, et les mettaient en pièces avec le bec
et les serres. Les Perses, à cette vue, se rangèrent tous de
l'avis de Darius, et, pleins de confiance en ce présage, il
allèrent au palais.
LXXVII.
Lorsqu'ils furent aux portes, ce que Darius avait prévu ne
manqua pas d'arriver. Les gardes, par respect pour leur rang, et
ne les soupçonnant point de mauvais desseins, les laissèrent
passer sans même leur faire de questions. Ils marchaient en
effet sous la conduite des dieux. Quand ils eurent pénétré dans
la cour du palais, ils rencontrèrent les eunuques chargés de
présenter au roi les requêtes. Ces eunuques leur demandèrent
quel sujet les amenait ; et, menaçant en même temps les gardes
parce qu'ils les avaient laissés entrer, ils firent tous leurs
efforts pour les empêcher de pénétrer plus avant. Ces sept
seigneurs, s'encourageant alors mutuellement, tombèrent, le
poignard à la main, sur ceux qui voulaient les retenir, et, les
ayant tués, ils coururent promptement à l'appartement des
hommes. Les deux mages y étaient, pour lors, à délibérer sur
l'action de Prexaspes.
LXXVIII. Le
tumulte et les cris des eunuques étant venus jusqu'à eux, ils
accoururent, et, voyant ce qui se passait, ils se mirent en
défense. L'un se hâte de prendre un arc, l'autre une lance, et
ils en viennent aux mains. Comme l'ennemi était trop près, l'arc
devint inutile à celui qui s'en était armé ; l'autre se
défendait mieux avec la lance : il blessa Aspathines à la
cuisse, et Intaphernes à l'oeil. Intaphernes perdit l'oeil, mais
il ne mourut pas de sa blessure. L'un des mages blessa deux des
conjurés ; l'autre, voyant que son arc lui était inutile,
s'enfuit dans une chambre qui communiquait à l'appartement des
hommes. Il voulut fermer la porte ; Darius et Gobryas s'y
jetèrent avec lui. Gobryas saisit le mage au corps ; mais, comme
on était dans les ténèbres, Darius craignit de percer Gobryas,
et se trouva très embarrassé. Gobryas, s'apercevant de son
inaction, lui demanda pourquoi il ne faisait nul usage de la
main. « Je crains de vous blesser, répondit Darius. Frappez, lui
dit Gobryas, dussiez-vous me percer aussi.» Darius obéit, et,
par un heureux hasard, le coup qu'il porta n'atteignit que le
mage.
LXXIX. Après
avoir tué les mages, ils leur coupèrent la tête, et, laissant
dans la citadelle ceux d'entre eux qui étaient blessés, tant
pour la garder que parce qu'ils étaient hors d'état de les
suivre, les cinq autres, tenant à la main les têtes des mages,
sortirent en jetant de grands cris et faisant beaucoup de bruit.
Ils appelèrent à haute voix les Perses, leur racontèrent ce qui
s'était passé, en leur montrant les têtes des usurpateurs. Ils
firent en même temps main basse sur tous les mages qui se
présentèrent à eux.
Les Perses,
instruits de l'action des sept conjurés et de la fourberie des
mages, crurent devoir les limiter, et, mettant l'épée à la main,
ils tuèrent tous les mages qu'ils rencontrèrent ; et si la nuit
n'eût arrêté le carnage, il ne s'en serait pas échappé un seul.
Les Perses
célèbrent avec beaucoup de solennité cette journée : cette fête,
l'une de leurs plus grandes, s'appelle Magophonie (le massacre
des mages). Ce jour-là, il n'est pas permis aux mages de
paraître en public ; ils restent chez eux.
LXXX. Cinq
jours après le rétablissement de la tranquillité, les sept
seigneurs qui s'étaient soulevés contre les mages tinrent
conseil sur l'état actuel des affaires. Leurs discours
paraîtront incroyables à quelques Grecs ; ils n'en sont pas
cependant moins vrais. Otanes exhorta les Perses à mettre
l'autorité en commun. « Je crois, dit-il, que l'on ne doit plus
désormais confier l'administration de l'État à un seul homme, le
gouvernement monarchique n'étant ni agréable ni bon. Vous savez
à quel point d'insolence en était venu Cambyse, et vous avez
éprouvé vous-mêmes celle du mage. Comment, en effet, la
monarchie pourrait-elle être un bon gouvernement ? Le monarque
fait ce qu'il veut, sans rendre compte de sa conduite. L'homme
le plus vertueux, élevé à cette haute dignité, perdrait bientôt
toutes ses bonnes qualités. Car l'envie naît avec tous les
hommes, et les avantages dont jouit un monarque le portent à
l'insolence. Or, quiconque a ces deux vices a tous les vices
ensemble : tantôt il commet, dans l'ivresse de l'insolence, les
actions les plus atroces, et tantôt par envie. Un roi devrait
être exempt d'envie, du moins parce qu'il jouit de toutes sortes
de biens ; mais c'est tout le contraire, et ses sujets ne le
savent que trop par expérience. Il hait les plus honnêtes gens,
et semble chagrin de ce qu'ils existent encore. Il n'est bien
qu'avec les plus méchants. Il prête volontiers l'oreille à la
calomnie ; il accueille les délateurs : mais ce qu'il y a de
plus bizarre, si on le loue modestement, il s'en offense ; si,
au contraire, on le recherche avec empressement, il en est
pareillement blessé, et ne l'impute qu'à la plus basse flatterie
; enfin, et c'est le plus terrible de tous les inconvénients, il
renverse les lois de la patrie, il attaque l'honneur des femmes,
et fait mourir qui bon lui semble, sans observer aucune
formalité. Il n'en est pas de même du gouvernement démocratique.
Premièrement on l'appelle isonomie (l'égalité des lois) ; c'est
le plus beau de tous les noms : secondement, il ne s'y commet
aucun de ces désordres qui sont inséparables de l'État
monarchique. Le magistrat s'y élit au sort ; il est comptable de
son administration, et toutes les délibérations s'y font en
commun. Je suis donc d'avis d'abolir le gouvernement monarchique,
et d'établir le démocratique, parce que tout se trouve dans le
peuple. » Telle fut l'opinion d'Otanes.
LXXXI.
Mégabyse, qui parla après lui, leur conseilla d'instituer
l'oligarchie. « Je pense, dit-il, avec Otanes, qu'il faut abolir
la tyrannie, et j'approuve tout ce qu'il a dit à ce sujet. Mais
quand il nous exhorte à remettre la puissance souveraine entre
les mains du peuple, il s'écarte du bon chemin : rien de plus
insensé et de plus insolent qu'une multitude pernicieuse ? en
voulant éviter l'insolence d'un tyran, on tombe sous la tyrannie
d'un peuple effréné. Y a-t-il rien de plus insupportable ? Si un
roi forme quelque entreprise, c'est avec connaissance : le
peuple, au contraire, n'a ni intelligence ni raison. Eh !
comment en aurait-il, lui qui n'a jamais reçu aucune
instruction, et qui ne connaît ni le beau, ni l’honnête, ni le
décent ? Il se jette dans une affaire, tête baissée et sans
jugement, semblable à un torrent qui entraîne tout ce qu'il
rencontre sur son passage. Puissent les ennemis des Perses user
de la démocratie! Pour nous, faisons choix des hommes les plus
vertueux ; mettons-leur la puissance entre les mains : nous
serons nous-mêmes de ce nombre ; et, suivant toutes les
apparences, des hommes sages et éclairés ne donneront que
d'excellents conseils. »
LXXXII. Tel fut
l'avis de Mégabyse. Darius parla le troisième, et proposa le
sien en ces termes : « L'avis de » Mégabyse contre la démocratie
me paraît juste et plein de sens ; il n'en est pas de même de ce
qu'il a avancé en faveur de l'oligarchie. Les trois sortes de
gouvernements que l'on puisse proposer, le démocratique,
l'oligarchique et le monarchique, étant aussi parfaits qu'ils
peuvent l'être, je dis que l'état monarchique l'emporte de
beaucoup sur les deux autres ; car il est constant qu'il n'y a
rien de meilleur que le gouvernement d'un seul homme, quand il
est homme de bien. Un tel homme ne peut manquer de gouverner ses
sujets d'une manière irrépréhensible : les délibérations sont
secrètes, les ennemis n'en ont aucune connaissance. Il n'en est
pas ainsi de l'oligarchie : ce gouvernement étant composé de
plusieurs personnes qui s'appliquent à la vertu dans la vue du
bien public, il naît ordinairement entre elles des inimitiés
particulières et violentes. Chacun veut primer, chacun vent que
son opinion prévale : de là les haines réciproques et les
séditions; des séditions on passe aux meurtres, et des meurtres
on revient ordinairement à la monarchie. Cela prouve combien le
gouvernement d'un seul est préférable à celui de plusieurs. D'un
autre côté, quand le peuple commande, il est impossible qu'il ne
s'introduise beaucoup de désordre dans un État. La corruption,
une fois établie dans la république, ne produit point des haines
entre les méchants ; elle les unit, au contraire, par les liens
d'une étroite amitié : car ceux qui perdent l'État agissent de
concert et se soutiennent mutuellement. Ils continuent toujours
à faire le mal, jusqu'à ce qu'il s'élève quelque grand
personnage qui les réprime en prenant autorité sur le peuple.
Cet homme se fait admirer, et cette admiration en fait un
monarque ; ce qui nous prouve encore que, de tous les
gouvernements, le monarchique est le meilleur : mais enfin, pour
tout dire en peu de mots, d'où nous est venue la liberté ? de
qui la tenons-nous ? du peuple, de l'oligarchie, ou d'un
monarque ? Puisqu'il est donc vrai que c'est par un seul homme
que nous avons été délivrés de l'esclavage, je conclus qu'il
faut nous en tenir au gouvernement d'un seul : d'ailleurs on ne
doit point renverser tes lois de la patrie lorsqu'elles sont
sages; cela serait dangereux. »
LXXXIII. Tels
furent les trois sentiments proposés. Le dernier fut approuvé
par les quatre d'entre les sept qui n'avaient point encore opiné.
Alors Otanes, qui désirait ardemment d'établir l'isonomie,
voyant que son avis n'avait point prévalu, se leva au milieu de
l'assemblée, et parla ainsi : « Perses, puisqu'il faut que l'un
de nous devienne roi, soit que le sort ou les suffrages de la
nation le placent sur le trône, soit qu'il y monte par quelque
autre voie, vous ne m'aurez point pour concurrent ; je ne veux
ni commander ni obéir : je vous cède l'empire, et je m’en
retire, à condition cependant que je ne serai sous la puissance
d'aucun de vous, ni moi, ni les miens, ni mes descendants à
perpétuité. »
Les six autres lui accordèrent sa demande. Il se retira de
l'assemblée, et n'entra point en concurrence avec eux : aussi sa
maison est-elle encore aujourd'hui la seule de toute la Perse
qui jouisse d'une pleine liberté, n'étant soumise qu'autant
qu'elle le veut bien, pourvu néanmoins qu'elle ne transgresse en
rien les lois du pays.
LXXXIV. Les six
autres Perses consultèrent ensemble sur le moyen d'élire un roi
de la manière la plus juste. Il fut d'abord résolu que, la
royauté étant destinée à l'un d'entre eux, on donnerait tous les
ans par distinction à Otanes., à lui et à ses descendants à
perpétuité, un habit à la médique, et qu'on lui ferait les
présents que les Perses regardent comme les plus honorables.
Cette distinction lui fut accordée, parce qu'il avait le premier
formé le projet de détrôner le mage, et qu'il les avait
assemblés pour l'exécuter. Ces honneurs le regardaient
spécialement ; mais ils firent pour eux-mêmes des règlements
généraux. Il fut arrêté premièrement que chacun des sept aurait
au palais ses entrées libres, sans être obligé de se faire
annoncer, excepté quand le roi serait au lit avec sa femme ;
secondement, que le roi ne pourrait prendre femme ailleurs que
dans la maison de ceux qui avaient détrôné le mage. Quant à la
manière dont il fallait élire le nouveau roi, il fut décidé que,
le lendemain matin, ils se rendraient à cheval devant la ville,
et qu'on reconnaîtrait pour roi celui dont le cheval hennirait
le premier au lever du soleil.
LXXXV. Darius
avait un habile écuyer, nommé Oebarsès. Au sortir de l'assemblée,
Darius s'adressant à lui : « Oebarès, lui dit-il, il a été
arrêté entre nous que, demain matin, nous monterions à cheval,
et que celui-là serait roi dont le cheval hennirait le premier
au soleil levant. Fais donc usage de toute ton habileté, afin
que j'obtienne ce haut rang préférablement à tout autre. -
Seigneur, répondit Oebarès, si votre élection ne dépend que de
cela, prenez courage, et ne vous mettez pas en peine : personne
n'aura sur vous la préférence; j'ai un secret infaillible. »
« Si tu en as
véritablement un, reprit Darius, il est temps d'en faire usage ;
il n'y a point à différer : demain notre sort sera décidé. »
Sur cet avis,
sitôt que la nuit fut venue, Oebarès prit une des cavales que le
cheval de Darius aimait le plus. Il la mena dans le faubourg,
l'y attacha, et en fit approcher le cheval de son maître, le fit
passer et repasser plusieurs fois autour de cette cavale, et
enfin il lui permit de la saillir.
LXXXVI. Le
lendemain, dès qu'il fut jour, les six Perses, selon leur
convention, se trouvèrent à cheval au rendez-vous. Comme ils
allaient de côté et d'autre dans le faubourg, lorsqu'ils furent
vers l'endroit où, la nuit précédente, la cavale avait été
attachée, le cheval de Darius y accourut, et se mit à hennir. En
même temps il parut un éclair, et l'on entendit un coup de
tonnerre, quoique l'air fût alors serein. Ces signes, survenant
comme le ciel eût été d'intelligence avec Darius, furent pour ce
prince une espèce d'inauguration. Les cinq autres descendirent
aussitôt de cheval, se prosternèrent à ses pieds, et le
reconnurent pour leur roi.
LXXXVII. Tel
fut, suivant quelques-uns, le moyen dont se servit Oebarès; mais
d'autres rapportent le fait différemment, car les Perses le
content de deux manières. Ils disent donc qu'Oebarès passa la
main sur les parties naturelles de cette cavale, et qu'ensuite
il la tint cachée sous sa ceinture ; que dans le moment que le
soleil commençait à paraître, les chevaux faisant le premier pas
pour se mettre en marche, il la tira de sa ceinture, l'approcha
des naseaux du cheval de Darius ; que cet animal, sentant
l'odeur de la cavale, se mit à ronfler et à hennir.
LXXXVIII.
Darius, fils d'Hystaspe, fut proclamé roi ; et tous les peuples
de l'Asie, qui avaient été subjugués par Cyrus et ensuite par
Cambyse, lui furent soumis, excepté les Arabes. Ceux-ci, en
effet, n'ont jamais été esclaves des Perses, mais leurs alliés.
Ils donnèrent passage à Cambyse pour entrer en Égypte. S'ils s'y
fussent opposés, l'armée des Perses n'aurait jamais pu y
pénétrer. Ce fut avec des femmes perses que Darius contracta ses
premiers mariages : il épousa deux filles de Cyrus, Atosse et
Artystone. Atosse avait été femme de son frère Cambyse, et
ensuite du mage ; Artystone était encore vierge. Il prit ensuite
pour femme Parmys, fille de Smerdis fils de Cyrus, et Phédyme,
fille d'Otanes, qui avait découvert l'imposture du mage.
Sa puissance étant affermie de
tous côtés, il commença par faire ériger en pierre sa statue
équestre, avec cette inscription : DARIUS, FILS D'HYSTASPE, EST
PARVENU A L'EMPIRE DES PERSES PAR L'INSTINCT DE SON CHEVAL (son
nom était marqué dans l'inscription) ET L'ADRESSE D'OEBARÉS, SON
ÉCUYER.
LXXXIX. Cela
fait, il partagea ses États en vingt gouvernements, que les
Perses appellent satrapies, et dans chacune il établit un
gouverneur. Il régla le tribut que chaque nation devait lui
payer, et, à cet effet, il joignait à une nation les peuples
limitrophes ; et quelquefois, passant par-dessus ceux qui
étaient voisins, il mettait dans un même département des peuples
éloignés l'un de l'autre.
Voici comment il distribua les satrapies, et régla les tributs
que chacune lui devait rendre tous les ans. Il fut ordonné que
ceux qui devaient payer leur contribution en argent la
payeraient au poids du talent babylonien, et que ceux qui la
devaient en or la payeraient au poids du talent euboïque : or le
talent babylonien vaut soixante et dix mines euboïques.
Sous le règne de Cyrus, et même sous celui de Cambyse, il n'y
avait rien de réglé concernant les tributs; on donnait seulement
au roi un don gratuit. Ces impôts, et autres pareils
établissements, font dire aux Perses que Darius était un
marchand, Cambyse un maître, et Cyrus un père : le premier,
parce qu'il faisait argent de tout ; le deuxième, parce qu'il
était dur et négligent ; et le troisième enfin, parce qu'il
était doux, et qu'il avait fait à ses sujets le plus de bien
qu'il avait pu.
XC. Les Ioniens,
les Magnètes d'Asie, les Éoliens, les Cariens, les Lydiens, les
Milyens, les Pamphyliens, composaient le premier département, et
payaient ensemble quatre cents talents d'argent. Les Mysiens,
les Lydiens, les Lasoniens, les Cabaliens et les Hygenniens,
étaient taxés à cinq cents talents d'argent, et composaient la
deuxième satrapie. Les habitants de l'Hellespont, qu'on trouve à
droite en naviguant de ce côté, les Phrygiens, les Thraces
d'Asie, les Paphlagoniens, les Mariandyniens et les Syriens,
faisaient le troisième département, et payaient trois cent
soixante talents. Les Ciliciens donnaient tous les jours un
cheval blanc, trois cent soixante en tout ; et, outre cela, cinq
cents talents d'argent, dont cent quarante se distribuaient à la
cavalerie qui était pour la garde de ce pays : les trois cent
soixante autres talents entraient dans les coffres de Darius.
C'était le quatrième département.
XCI. Le suivant
se prenait à commencer depuis la ville de Posideium, construite
sur les frontières de la Cilicie et de la Syrie par Amphilochus,
fils d'Amphiraüs, jusqu'en Égypte, sans y comprendre le pays des
Arabes, qui était exempt de tout tribut. Il payait trois cent
cinquante talents. Ce même département renfermait aussi toute la
Phénicie, la Syrie de la Palestine, et l’île de Chypre.
De l'Égypte,
des Libyens voisins de l'Égypte, de Cyrène et de Barcé, villes
comprises dans le gouvernement de l'Égypte, il revenait au roi
un tribut de sept cents talents, sans compter le produit de la
pêche du lac Moeris, et sept cents talents en blé : car on en
fournissait cent vingt mille mesures aux Perses en garnison dans
le château blanc de Memphis, et aux troupes auxiliaires qui
étaient à leur solde. Cette satrapie était la sixième. La
septième comprenait les Sattagydes, les Gandariens, les Dadices
et les Aparytes. Ces nations étaient du même gouvernement, et
payaient cent soixante-dix talents. Suses et le reste du pays
des Cissiens faisaient le huitième gouvernement, et rendaient au
roi trois cents talents.
XCII. De
Babylone et du reste de l'Assyrie, il lui revenait mille talents
d'argent, et cinq cents jeunes eunuques c'était le neuvième
département. D'Agbatanes et du reste de la Médie, des
Paricaniens et des Orthocorybantiens, qui faisaient le dixième
gouvernement, il tirait quatre cent cinquante talents. Les
Caspiens, les Pausices, les Pantimathiens et les Darites
composaient le onzième gouvernement. Ils payaient ensemble deux
cents talents. Tout le pays, depuis les Bactriens jusqu'aux
Aegles, faisait la douzième satrapie, et rendait un tribut de
trois cent soixante talents.
XCIII. Le
treizième département payait quatre cents talents. Il s'étendait
depuis le Pactyice, l'Arménie et les pays voisins, jusqu'au
Pont-Euxin. Les Sagartiens, les Sarangéens, les Thamanéens, les
Outiens, les Myciens et les peuples qui habitent les îles de la
mer Érythrée, où le roi envoie ceux qu'il relègue, payaient un
tribut de six cents talents : ils étaient compris sous la
quatorzième satrapie. La quinzième renfermait les Saces et
les..., qui donnaient deux cent cinquante talents. Les Parthes,
les Chorasmiens, les Sogdiens et les Ariens étaient taxés à
trois cents talents : cette satrapie était la seizième.
XCIV. Les
Paricaniens et les Éthiopiens asiatiques rendaient quatre cents
talents. Ils composaient le dix-septième gouvernement. Le
dix-huitième renfermait les Matianiens, les Sapires et les
Alarodiens. Ils étaient taxés à deux cents talents. Les Mosches,
les Tibaréniens, les Macrons, les Mosynaeques, les Mardes,
payaient trois cents talents. Ils faisaient le dix-neuvième
département. Les Indiens sont, de tous les peuples qui nous
soient connus, le plus nombreux. Ils payaient autant d'impôts
que tous les autres ensemble, et ils étaient taxés à trois cent
soixante talents de paillettes d'or. C'était le vingtième
gouvernement.
XCV. Si l'on
veut réduire au talent euboïque tout cet argent qui se payait au
poids du talent babylonien, on trouvera neuf mille huit cent
quatre-vingts talents ; et, si l'on met le prix de l'or à treize
fois autant que celui de l'argent, en le réduisant aussi au
talent euboïque, on aura quatre mille six cent quatre vingts
talents de paillettes d'or, Eu réunissant toutes ces sommes, on
verra que Darius retirait par an un tribut de quatorze mille
cinq cent soixante talents euboïques, sans y comprendre d’autres
sommes plus petites que je passe sous silence.
XCVI. Tels
étaient les revenus que Darius tirait de l'Asie et d'une petite
partie de la Libye. Il leva aussi, dans la suite, des impôts sur
les îles, ainsi que sur les peuples qui habitaient l'Europe
jusqu'en Thessalie. Le roi met ses revenus dans ses trésors, et
voici comment. Il fait fondre l'or et l'argent dans des
vaisseaux de terre ; lorsqu'ils sont pleins, on ôte le métal du
vaisseau, et, quand il a besoin d'argent, il en fait frapper
autant qu'il lui en faut.
XCVII. Tels
sont les différents gouvernements et les impôts auxquels ils
sont soumis. La Perse est la seule province que je n'aie point
mise au rang des pays tributaires. Ses peuples en font valoir
les terres sans payer d'impôts ; mais, s'ils ne sont point taxés.,
ils accordent du moins un don gratuit. Il en était de même des
Éthiopiens, voisins de l'Égypte, que Cambyse subjugua dans son
expédition contre les Éthiopiens-Macrobiens, et de ceux qui
habitent la ville sacrée de Nyse, et qui célèbrent des fêtes en
l'honneur de Bacchus. Ces Éthiopiens et leurs voisins observent,
à l'égard des morts, les mêmes coutumes que les Indiens-Calaties,
et leurs maisons sont sous terre. Ces deux peuples portaient
tous les trois ans au roi deux chénices d'or fin avec deux cents
troncs d'ébène et vingt grandes dents d'éléphant. De plus, ils
lui présentaient cinq jeunes Éthiopiens ; et cet usage
s'observait encore de mon temps.
Les peuples de Colchide se
taxaient eux-mêmes pour lui faire un présent, ainsi que leurs
voisins, jusqu'au mont Caucase ; car tout le pays, jusqu'à cette
montagne, est soumis aux Perses ; mais les nations qui habitent
au nord du Caucase ne tiennent aucun compte d'eux. Ces peuples
avaient coutume d'envoyer pour don gratuit, de cinq en cinq ans,
cent jeunes garçons et autant de jeunes filles. Ce présent,
auquel ils s'étalent taxés eux-mêmes, se faisait encore de mon
temps. Les Arabes donnaient aussi tous les ans au roi mille
talents d'encens.. Tels étaient les présents de ces différents
peuples, sans compter les tributs dont nous avons parlé.
XCVIII. Quant à
cette grande quantité de paillettes d'or dont les Indiens payent,
comme je l'ai dit, leur tribut au roi de Perse, voici comment
ils se les procurent. La partie des Indes qui s'étend vers le
soleil levant est sablonneuse; car, de tous les peuples que nous
connaissions, et dont on dise quelque chose de certain, il n'y
en a pas un qui soit plus près de l'aurore et du lever du soleil
que les Indiens. Ils sont, de ce côté, les premiers habitants de
l'Asie. A l'est, les sables rendent le pays désert. On comprend
sous le nom d'Indiens plusieurs peuples qui ne parlent pas une
même langue ; les uns sont nomades, et les autres ont une
demeure fixe. Il y en a qui habitent dans les marais formés par
les débordements du fleuve, et qui se nourrissent de poissons
crus, qu'ils pêchent de dessous leurs canots de cannes ou
roseaux. Ils coupent ces cannes de noeud en noeud ; chaque
morceau fait une nacelle. Ces Indiens portent des habits tissus
d'une plante qui croît dans les rivières; ils la recueillent,
et, l'ayant bien battue, ils l'entrelacent en forme de natte, et
s'en revêtent comme si c'était une cuirasse.
XCIX. Les
autres Indiens, qui habitent à l'est de ceux-ci, sont nomades,
et vivent de chair crue. On les appelle Padéens. Voici les lois
qu'on leur attribue. Quiconque parmi eux tombe malade, si c'est
un homme, ses plus proches parents et ses meilleurs amis le
tuent, apportant pour raison que la maladie le ferait maigrir et
que sa chair en serait moins bonne. Il a beau nier qu'il soit
malade, ils l'égorgent impitoyablement, et se régalent de sa
chair. Si c'est une femme, ses plus proches parentes la traitent
de la même manière que les hommes en agissent entre eux. Ils
tuent ceux qui sont parvenus a un grand âge, et les mangent ;
mais il s'en trouve peu, parce qu'ils ont grand soin de tuer
tous ceux qui tombent malades.
C. Il y a
d'autres Indiens qui ont des usages différents. Ils ne tient
aucun animal ; ils ne sèment rien, n'ont point de maisons, et
vivent d'herbages. Ils ont chez eux une espèce de grain que la
terre produit d'elle-même. Ce grain est à peu près de la
grosseur du millet, et vient dans une cosse. Ils le recueillent,
le font bouillir avec sa cosse, et le mangent. Si quelqu'un
d'entre eux tombe malade, il va dans un lieu désert et s'y tient,
sans que personne s'en occupe, soit pendant sa maladie, soit
après sa mort.
CI. Ces
Indiens, dont je viens de parler, voient publiquement leurs
femmes, comme les bêtes. Ils sont tous de la même couleur, et
elle approche beaucoup de celle des Éthiopiens. La liqueur
séminale n'est pas blanche chez eux, comme chez les autres
hommes, mais noire comme leur peau, et ressemble à celle des
Éthiopiens. Ces sortes d'Indiens sont fort éloignés des Perses ;
ils habitent du côté du midi, et n'ont jamais été soumis à
Darius.
CII. Il y a
d'autres Indiens, qui habitent au nord : ils sont voisins de la
ville de Caspatyre et de la Pactyice. Leurs moeurs et leurs
coutumes approchent beaucoup de celles des Bactriens. Ils sont
aussi les plus braves de tous les Indiens, et ce sont eux qu'on
envoie chercher l'or. Il y a aux environs de leur pays des
endroits que le sable rend inhabitables. On trouve dans ces
déserts et parmi ces sables des fourmis plus petites qu'un
chien, mais plus grandes qu'un renard. On en peut juger par
celles qui se voient dans la ménagerie du roi de Perse, et qui
viennent de ce pays, où elles ont été prises à la chasse.
Ces fourmis ont la forme de
celles qu'on voit en Grèce ; elles se pratiquent sous terre. un
logement. Pour le faire, elles poussent en haut la terre, de la
même manière que nos fourmis ordinaires, et le sable qu'elles
élèvent est rempli d'or. On envoie les Indiens ramasser ce
sable, dans les déserts. Ils attellent ensemble chacun trois
chameaux : ils mettent un mâle de chaque côté, et entre deux une
femelle, sur laquelle ils montent. Mais ils ont l'attention de
ne se servir que de celles qui nourrissent, et qu'ils viennent
d'arracher à leurs petits encore à la mamelle. Leurs chameaux ne
sont pas moins légers à la course que les chevaux, et portent
néanmoins de plus grands fardeaux.
CIII. Je ne
ferai point ici la description de la figure du chameau ; les
Grecs la connaissent : je dirai seulement ce qu'ils ignorent. Le
chameau a deux cuisses et deux genoux à chaque jambe de derrière
; et le membre passe entre les cuisses de derrière, et est
tourné vers la queue.
CIV. Les
Indiens, ayant attelé leurs chameaux de la sorte, règlent
tellement leur marche vers les lieux où est l'or, qu'ils n'y
arrivent et ne l'enlèvent que pendant la grande chaleur du jour
; car alors l'ardeur excessive du soleil oblige les fourmis à se
cacher sous terre. Dans ce pays, le soleil est le plus ardent le
matin, et non à midi, comme chez les autres nations. Ils l'ont
aplomb sur la tête jusqu'à l'heure où l'on a coutume de sortir
de la place publique. Dans cette partie du jour il est beaucoup
plus brûlant qu'il ne l'est en Grèce en plein midi. Aussi dit-on
que pendant ce temps-là ils se tiennent dans l'eau. A midi, il
est à peu près aussi chaud dans les autres pays que chez les
Indiens ; mais, après midi, la chaleur est aussi modérée chez
eux qu'elle l'est le matin chez les autres peuples ; et plus il
s'éloigne du midi, plus l'air devient frais, de sorte qu'à son
coucher ils jouissent d'une grande fraîcheur.
CV. Les Indiens
ne sont pas plutôt arrivés sur les lieux où se trouve l'or,
qu'ils remplissent de sable les sacs de cuir qu'ils ont apportés,
et s'en retournent en diligence : car, au rapport des Perses,
les fourmis, averties par l'odorat, les poursuivent incontinent.
Il n'est point, disent-ils, d'animal si vite à la course ; et si
les Indiens ne prenaient pas les devants pendant qu'elles se
rassemblent, il ne s'en sauverait pas un seul. C'est pourquoi
les chameaux mâles, ne courant pas si vite que les femelles,
resteraient en arrière, s'ils n'étaient point tirés ensemble et
à côté d'elles. Quant aux femelles, le souvenir de leurs petits
leur donne des forces. C'est ainsi, disent les Perses, que ces
Indiens recueillent la plus grande partie de leur or : celui
qu'ils tirent de leurs mines est plus rare.
CVI. Les
extrémités de la terre habitée ont en, en quelque sorte, en
partage ce qu'elle a de plus beau, comme la Grèce a eu, pour le
sien, la plus agréable température des saisons. L'Inde est,
ainsi que je viens de le dire, la dernière contrée habitée à
l'est. Les quadrupèdes et les volatiles y sont beaucoup plus
grands que dans les autres pays; mais les chevaux y sont plus
petits que ceux de la Médie, qu'on appelle Niséens. Ce. pays
abonde en or : on le tire des mines, des fleuves, qui le
charrient avec leurs eaux, et de la manière dont nous avons dit
qu'on l'enlevait. On y voit, outre cela, des arbres sauvages
qui, pour fruit, portent une espèce de laine plus belle et
meilleure que celle des brebis. Les Indiens s'habillent avec la
laine qu'ils recueillent sur ces arbres.
CVII. Du côté
du midi, l'Arabie est le dernier des pays habités. C'est aussi
le seul où l'on trouve l'encens, la myrrhe, la cannelle, le
cinnamome, le lédanon. Les Arabes recueillent toutes ces choses
avec beaucoup de peine, excepté la myrrhe.
Pour récolter l'encens, ils font brûler sous les arbres qui le
donnent une gomme appelée styrax, que les Phéniciens apportent
aux Grecs. Ils brûlent cette gomme pour écarter une multitude de
petits serpents volants, d'espèces différentes, qui gardent ces
arbres, et qui ne les quitteraient pas sans la fumée du styrax.
Ce sont ces sortes de serpents qui volent par troupes vers
l'Égypte.
CVIII. Les
Arabes disent aussi que tout le pays serait rempli de ces
serpents, s'il ne leur arrivait la même chose que nous savons
arriver aux vipères. C'est la Providence divine dont la sagesse
a voulu, comme cela est vraisemblable, que tous les animaux
timides, et qui servent de nourriture, fussent très féconds, de
crainte que la grande consommation qu'on en fait n'en détruisît
l'espèce, et qu'au contraire tous les animaux nuisibles et
féroces fussent beaucoup moins féconds.
Le lièvre
trouve partout des ennemis ; les bêtes, les oiseaux, les hommes,
lui font la guerre : aussi cet animal est-il extrêmement fécond.
Sa femelle est, de tous les animaux, la seule qui conçoive
quoique déjà pleine, et qui porte en même temps des petits dont
les uns sont couverts de poil, les autres n'en ont point encore,
et d'autres ne font que de se former, tandis qu'elle en conçoit
encore d'autres.
La lionne, au
contraire, cet animal si fort et si féroce, ne porte qu'une fois
en sa vie, et ne fait qu'un petit : car sa matrice sort avec son
fruit ; et en voici la raison. Dès que le lionceau commence à
remuer dans le ventre de sa mère, comme il a les griffes
beaucoup plus pointues que tout autre animal, il déchire la
matrice ; et plus il croît, plus il la déchire. Enfin, lorsque
la lionne est près de mettre bas, il n'y reste rien de sain.
CIX. Si donc
les vipères et les serpents volants d'Arabie ne mouraient que de
leur mort naturelle, il serait impossible aux hommes de vivre ;
mais, lorsqu'ils frayent ensemble, la femelle, dans
l'accouplement et dans l'instant de l'émission, prend le mâle à
la gorge, s'y attache fortement, et ne lâche point prise qu'elle
ne l'ait dévoré. Ainsi périt le mâle. La femelle en reçoit la
punition ; ses petits, étant prêts à sortir, lui rongent la
matrice et le ventre, se font un passage, et vengent de la sorte
la mort de leur père. Les autres serpents, qui ne font point de
mal aux hommes, pondent des oeufs d'où l'on voit éclore une
grande quantité de petits serpents. Au reste, il y a des vipères
par toute la terre ; mais on ne voit qu'en Arabie des serpents
ailés ; ils s'y trouvent en très grand nombre.
CX. C'est ainsi
que les Arabes recueillent l'encens. Voici comment ils font la
récolte de la cannelle. Lorsqu'ils vont la chercher, ils se
couvrent le corps entier, et même le visage, excepté les yeux,
de peaux de boeufs et de chèvres. La cannelle croît dans un lac
peu profond. Sur ce lac et tout à l'entour, il y a des animaux
volatiles semblables à des chauves-souris. Ces animaux jettent
des cris perçants et terribles, et sont très forts. Les Arabes
ont soin de les repousser et de se garantir les yeux, et avec
cette précaution ils récoltent la cannelle.
CXI. Le
cinnamome se recueille d'une façon encore plus merveilleuse. Les
Arabes eux-mêmes ne sauraient dire ni où il vient, ni quelle est
la terre qui le produit. Quelques-uns prétendent qu'il croît
dans le pays où Bacchus fut élevé ; et leur sentiment est appuyé
sur des conjectures. vraisemblables. Ils racontent que de
certains gros oiseaux vont chercher ces brins ou bâtons que nous
appelons cinnamome, nom que nous avons appris des Phéniciens ;
que ces oiseaux les portent à leurs nids, qu'ils construisent
avec de la boue sur des montagnes escarpées, et où aucun homme
ne peut monter. Pour avoir ces brins de cinnamome, on prétend
que les Arabes emploient cet artifice : ils prennent de la chair
de boeuf, d'âne et d'autres bêtes mortes, la coupent en très
gros morceaux, et l'ayant portée le plus près des nids qu'il
leur est possible, ils s'en éloignent. Les oiseaux fondent sur
cette proie,, et l'emportent dans leurs nids ; mais comme ces
nids ne sont point assez solides pour la soutenir, ils se
brisent et tombent à terre.. Les Arabes surviennent alors, et
ramassent le cinnamome, qu'ils font ensuite passer dans les
autres pays.
CXII. Le
lédanon, que les Arabes appellent ladanon, se recueille d'une
manière encore plus merveilleuse que le cinnamome. Quoique très
odoriférant, il vient dans un endroit d'une odeur
très-désagréable; car on le trouve dans la barbe des boucs et
des chèvres, tel que la moisissure qui se forme sur le bois. On
le fait entrer dans la composition de plusieurs parfums, et
c'est principalement avec le ledanon que se parfument les Arabes.
En voilà assez sur les substances odoriférantes.
CXIII. On
respire en Arabie une odeur très suave. Les Arabes ont deux
espèces de moutons dignes d'admiration, et qu'on ne voit point
ailleurs : les uns ont la queue longue au moins de trois
coudées. Si on la leur laissait traîner, il y viendrait des
ulcères, parce que la terre l'écorcherait et la meurtrirait.
Mais aujourd'hui tous les bergers de ce pays savent faire de
petits chariots, sur chacun desquels ils attachent la queue de
ces animaux. L'autre espèce de moutons a la queue large d'une
coudée.
CXIV.
L'Éthiopie s'étend au couchant de l'Arabie, en tirant vers le
midi : c'est le dernier des pays habités. Elle produit beaucoup
d'or, des éléphants monstrueux, toutes sortes d'arbres sauvages,
et de l'ébène. Les hommes y sont grands, beaux, bien faits, et
vivent fort longtemps.
CXV. Telles
sont les extrémités de l'Asie et de la Libye. Quant à celles de
l'Europe à l'occident, je n'en puis rien dire de certain ; car
je ne conviendrai pas que les barbares nomment Éridan un fleuve
qui se jette dans la mer du Nord, et dont on dit que nous vient
l'ambre. Je ne connais pas non plus les îles Cassitérides, d'où
l'on nous apporte l'étain : le nom même du fleuve est une preuve
de mon sentiment. Éridanos n'est point un mot barbare, c'est un
nom grec inventé par quelque poète. D'ailleurs, je n'ai jamais
trouvé personne qui ait pu me dire, comme témoin oculaire,
quelle est cette mer que l'on place dans cette région de
l'Europe. Ce qu'il y a de certain, c'est que l'étain et l'ambre
nous viennent de cette extrémité du monde.
CXVI. Il paraît
constant qu'il y a une très grande quantité d'or vers le nord de
l'Europe ; mais je ne saurais dire avec certitude comment on
parvient à se le procurer. On dit cependant que les Arimaspes
enlèvent cet or aux Gryphons, et que ces Arimaspes n'ont qu'un
oeil. Mais qu'il y ait des hommes qui naissent avec un oeil
seulement, et qui, dans tout le reste, ressemblent parfaitement
aux autres hommes, c'est une de ces choses que je ne puis me
persuader. Quoi qu'il en soit, il paraît que les extrémités de
la terre possèdent ce que nous estimons de plus beau et de plus
rare.
CXVII. Il y a,
en Asie, une plaine environnée de tous côtés d'une montagne qui
a cinq ouvertures. Cette plaine appartenait autrefois aux
Chorasmiens. Elle est située sur les frontières de ce même
peuple ; sur celles des Hyrcaniens, des Parthes, des Sarangéens
et des Thamanéens ; mais, depuis que les Perses sont en
possession de la puissance souveraine, elle appartient au roi.
De cette montagne, qui renferme la plaine en question, coule un
grand fleuve appelé Acès. Il prenait autrefois son cours par
chacune des cinq ouvertures, se distribuait de tous côtés, et
arrosait les terres des peuples dont je viens de parler. Mais,
depuis qu'ils sont tous sous la domination des Perses, voici ce
qui leur est arrivé. Le roi a fait faire, à chacune des
ouvertures de la montagne, des portes ou écluses ; l'eau ne
trouvant plus d'issue, et se répandant toujours dans la plaine
qui est entre les montagnes, en a fait une vaste mer. Ces
peuples ne pouvant plus se servir de ces eaux, dont ils
faisaient usage auparavant, se trouvent exposés à de fâcheux
accidents. Il est vrai qu'en hiver il pleut chez eux comme chez
les autres nations ; mais en été ils ont besoin d'eau lorsqu'ils
sèment le panis et le sésame, et elle leur manque. Voyant donc
qu'on ne leur en donne point, ils vont avec leurs femmes trouver
les Perses ; et, se tenant aux portes du palais du roi, ils
poussent des cris lamentables. Alors le roi ordonne de lâcher
les écluses du côté de ceux qui ont le plus besoin d'eau.
Lorsque leurs terres sont suffisamment abreuvées, on referme les
écluses. Il vient ensuite un ordre de les ouvrir pour ceux dont
les besoins sont les plus pressants. Mais, comme je l'ai ouï
dire, le roi exige, pour les lâcher, de grandes sommes d'argent,
sans compter le tribut ordinaire.
CXVIII.
Intaphernes, un des sept Perses qui avaient conspiré contre le
mage, se permit une insulte qui le fit punir de mort.
Immédiatement après le soulèvement contre les mages, il voulut
entrer dans le palais pour parler au roi ; car il avait été
arrêté, entre les sept qui s'étaient ligués contre le mage,
qu'ils auraient leurs entrées libres chez le roi sans avoir
besoin d'introducteur, à moins qu'il ne fût pour lors avec une
de ses femmes. Intaphernes voulut entrer chez Darius, croyant
qu'il ne devait point se faire annoncer, parce qu'il était un
des sept. Le garde de la porte et l'introducteur lui refusèrent
l'entrée, disant que le roi était avec une de ses femmes.
Intaphernes, s'imaginant qu'ils mentaient, tire son cimeterre,
leur coupe le nez et les oreilles, qu'il fait attacher à la
bride de son cheval, et, la leur ayant fait passer à l'entour du
cou, il les laisse aller.
CXIX. Ils se
présentèrent au roi, et lui dirent pourquoi on les avait ainsi
maltraités. Darius, appréhendant que cette violence n'eût été
commise de concert avec les cinq autres, les fit venir l'un
après l'autre, et les sonda chacun en particulier, pour savoir
s'ils approuvaient ce qui s'était passé. Quand il fut bien sûr
que cela s'était fait sans leur participation, comme il avait
tout lieu de croire qu'Intaphernes chercherait à se révolter
avec ses parents, il le fit arrêter, lui, ses fils et toute sa
famille. S'étant assuré de leurs personnes, il les fit mettre
aux fers, et les condamna à mort.
La femme
d'Intaphernes se rendait chaque jour aux portes du palais, tout
éplorée, et poussant des cris lamentables. Ses pleurs et son
assiduité firent impression sur le coeur de Darius. On vint lui
dire, de la part de ce prince : « Le roi Darius vous accorde un
des prisonniers ; vous pouvez choisir, parmi vos parents, celui
que vous voulez délivrer du supplice. » Après un moment de
réflexion, elle répondit : « Si le roi m'accorde la vie d'un de
mes proches, je choisis mon frère préférablement à tous les
autres. » Darius en fut surpris. « Quel motif, lui fit-il dire,
vous fait préférer votre frère à votre mari et à vos enfants,
quoiqu'il ne vous soit pas si proche que vos enfants, et qu'il
doive vous être moins cher que votre mari ? - Grand roi,
répondit-elle, si Dieu le permet, je pourrai trouver un autre
mari, et avoir d'autres enfants lorsque j'aurai perdu ceux-ci ;
mais, mon père et ma mère étant morts, il n'est pas possible que
j'aie jamais d'autre frère. Tels sont les motifs qui me l'ont
fait préférer. » Darius, trouvant sa réponse pleine de sens et
de raison, et l'ayant goûtée, il lui rendit non seulement ce
frère qu'elle avait demandé, mais encore l'aîné de ses enfants.
Quant aux autres, il les fit tous mettre à mort. Ainsi périt,
dès le commencement, l'un des sept.
CXX. Il arriva,
à peu près vers le temps de la maladie de Cambyse, une aventure
que je ne dois pas omettre. Orétès, Perse de nation, à qui Cyrus
avait donné le gouvernement de Sardes, conçut le projet
abominable de se saisir de Polycrate de Samos, et de le faire
mourir, quoiqu'il n'en eût jamais reçu la moindre offense ni en
paroles ni en actions, et qu'il ne l'eût même jamais vu. Mais
voici la raison qu'en donnent la plupart de ceux qui racontent
cette histoire.
Orétès, se
trouvant un jour à la cour avec Mitrobates, gouverneur de
Dascylium, de discours en discours, ils en vinrent aux reproches.
Comme leur dispute roulait, sur le courage : « Vous êtes
véritablement, dit Mitrobates à Orétès, un homme de coeur, vous
qui ne vous êtes pas encore emparé de l'île de Samos,
quoiqu'elle soit contiguë à votre gouvernement, et si facile à
subjuguer qu'un de ses habitants l'a prise avec quinze soldats,
et en est maintenant le maître. » Orétès fut, dit-on, si
sensible à ce reproche, qu'il chercha moins les moyens de se
venger de celui qui le lui avait fait, que de perdre entièrement
Polycrate, à l'occasion duquel il l'avait reçu.
CXXI.
Quelques-uns, mais en plus petit nombre, racontent qu'Orétès
envoya un héraut à Samos lui faire une demande quelconque ; on
ne dit point ce que c'était. Quand le héraut arriva, ce prince
était sur un lit de repos dans l'appartement des hommes, ayant
près de lui Anacréon de Téos. Le héraut s'étant avancé pour lui
parler, Polycrate, qui avait alors le visage du côté du mur,
soit qu'il se trouvât par hasard dans cette posture, soit qu'il
s'y fût mis exprès pour montrer le mépris qu'il faisait d'Orétès,
ne daigna point se tourner, ni même lui répondre.
CXXII. On
rapporte ces deux causes de la mort de Polycrate: chacun est
libre de croire celle qui lui paraîtra la plus probable. Orétès,
étant à Magnésie sur le Méandre, envoya à Samos un Lydien nommé
Myrsus, fils de Gygès, vers Polycrate, dont il connaissait le
caractère. Polycrate est le premier de tous les Grecs que nous
connaissions qui ait eu le dessein de se rendre maître de la mer,
si l'on excepte Minos de Cnosse, ou quelque autre plus ancien
que ce législateur, supposé qu'il y en ait eu. Quant à ce qu'on
appelle les temps historiques, Polycrate est le premier qui se
soit flatté de l'espérance de s'emparer de l'Ionie et des îles.
Orétès, instruit de ses vues, lui envoya ce message :« Orétès
parle ainsi à Polycrate : J'ai appris que vous aviez conçu de
vastes projets, mais que vos richesses n'y répondaient pas. Si
donc vous suivez mes conseils, vous vous élèverez, et vous me
mettrez moi-même à couvert de tout danger. Cambyse a dessein de
me faire mourir ; on me le mande comme une chose certaine.
Donnez-moi une retraite chez vous, et recevez-moi avec mes
trésors ; la moitié est à vous, laissez-moi l'autre ils vous
rendront maître de toute la Grèce. Au reste, si vous avez
quelque doute au sujet de mes richesses, envoyez-mol quelqu'un
de confiance, je les lui montrerai. »
CXXIII.
Polycrate, charmé des offres d'Orétès, lui accorda d'autant plus
volontiers sa demande, qu'il avait une grande passion pour
l'argent. D'abord il lui envoya Maeandrius, son secrétaire, fils
d'un père du même nom. Ce Maeandrius était de Samos; ce fut lui
qui, quelque temps après, consacra dans le temple de Junon le
riche ameublement de l'appartement de Polycrate.
Orétès, sachant qu'on devait venir visiter ses trésors, fit
remplir de pierres huit grands coffres presque jusqu'aux bords.
Il fit couvrir ces pierres de pièces d'or, et ayant fait fermer
les coffres avec un noeud, il les tint prêts. Cependant
Maeandrius arrive, visite les trésors, et retourne faire son
rapport à Polycrate.
CXXIV. Celui-ci
partit pour se rendre auprès d'Orétès, malgré les
représentations des devins et celles de ses amis. D'ailleurs sa
fille avait cru voir en songe son père élevé dans les airs, où
il était baigné par les eaux du ciel, et oint par le soleil.
Effrayée de cette vision, elle fit tous ses efforts pour le
dissuader de partir ; et, comme il allait s'embarquer sur un
vaisseau à cinquante rames, elle lui rapporta des choses de
mauvais augure. Alors il la menaça de ne la marier de longtemps,
s'il revenait sain et sauf de ce voyage. « Je souhaite, lui
répondit-elle, que vos menaces aient leur effet ; et j'aime
mieux rester longtemps vierge que d'être privée de mon père. »
CXXV. Polycrate,
sans aucun égard pour les conseils qu'on lui donnait, s'embarqua
pour se rendre auprès d'Orétès avec plusieurs de ses amis, et
entre autres avec le médecin Démocèdes, fils de Calliphon, de la
ville de Crotone, et le plus habile homme de son temps dans sa
profession. Étant arrivé à Magnésie, il y périt misérablement,
et d'une manière indigne de son rang et de la grandeur de son
âme. En effet, de tous les tyrans qui ont régné dans les villes
grecques, il n'y en a pas un seul, si l'on excepte ceux de
Syracuse, dont la magnificence mérite d'être comparée à celle de
Polycrate. Orétès l'ayant fait périr d'une mort que j'ai horreur
de rapporter, le fit mettre en croix. Il renvoya tous les
Samiens qui l'avaient suivi, et leur dit qu'ils devaient lui
savoir gré de la liberté qu'il leur laissait. Quant aux
étrangers et aux esclaves qui avaient accompagné Polycrate, il
les retint tous dans la servitude. Polycrate, élevé en l'air,
accomplit, toutes les circonstances du songe de sa fille. Il
était baigné par les eaux du ciel et oint par le soleil, dont la
chaleur faisait sortir les humeurs de son corps. Ce fut là
qu'aboutirent les prospérités de Polycrate, comme le lui avait
prédit Amasis.
CXXVI. La mort
de Polycrate ne tarda pas à être vengée sur Orétès. Cambyse
étant mort, et les mages s'étant emparés du trône, Orétès, qui
résidait à Sardes, bien loin de rendre aucun service aux Perses,
à qui les Mèdes avaient enlevé la couronne, profita de ces temps
de troubles et de désordres pour faire périr Mitrobates,
gouverneur de Dascylium, qui lui avait fait des reproches au
sujet de Polycrate, et son fils Cranapes, quoiqu'ils fussent
l'un et l'autre en grande considération parmi les Perses. Outre
une infinité d'autres crimes, un courrier lui ayant apporté de
la part de Darius des ordres qui ne lui étaient pas agréables,
il aposta des assassins pour l'attaquer sur le chemin lorsqu'il
s'en retournerait. Ils le tuèrent lui et son cheval, et en
firent disparaître les cadavres.
CXXVII. Darius
ne fut pas plutôt sur le trône, qu'il résolut de ne point
laisser impunis les crimes d'Orétès, et particulièrement la mort
de Mitrobates et de son fils. Mais il jugea d'autant moins
convenable d'envoyer une armée directement contre lui au
commencement de son règne, et dans le temps que les affaires
étaient encore dans une espèce de fermentation, qu'il savait
qu'Orétès avait des forces considérables. Sa garde, en effet,
était composée de mille Perses, et son gouvernement comprenait
la Phrygie, la Lydie et l'Ionie. Voici ce qu'il imagina.
Il convoqua les Perses les plus qualifiés. « Perses, leur
dit-il, qui d'entre vous me promettra d'exécuter une chose où il
ne s'agit que d'habileté, et où il n'est pas nécessaire
d'employer la force et le grand nombre ? car la violence est
inutile quand il ne faut que de l'adresse. Qui d'entre vous
tuera Orétès ou me l'amènera vif, lui qui n'a jamais rendu aucun
service aux Perses, et qui a commis plusieurs crimes ? Il a fait
périr deux d'entre nous, Mitrobates et son fils ; et, non
content de cela, il a fait assassiner tous les courriers que je
lui envoyais pour lui ordonner de se rendre auprès de moi. C'est
une insulte qu'on ne peut supporter. Prévenons par sa mort des
maux encore plus grands qu'il pourrait faire aux Perses. »
CXXVIII. Sur
cette proposition, trente Perses promirent, à l'envi l'un de
l'autre, de le servir. Pour terminer leurs contestations, Darius
ordonna que le sort en déciderait. On tira donc ; et le sort
étant tombé sur Bagéus, fils d'Artontès, voici comment il s'y
prit. Il écrivit plusieurs lettres sur différentes affaires, les
scella du sceau de Darius, et partit pour Sardes avec ces
dépêches. Aussitôt qu'il y fut arrivé, il alla trouver Orétès,
et donna les lettres, l'une après l'autre, au secrétaire du roi,
pour en faire la lecture : car tous les gouverneurs de province
ont auprès d'eux des secrétaires du roi. En donnant ces lettres,
Bagéus avait intention de sonder les gardes du gouverneur, pour
voir s'ils seraient disposés à l'abandonner. Ayant remarqué
qu'ils avaient beaucoup de respect pour ces lettres, et encore
plus pour les ordres qu'elles contenaient, il en donna une
autre, conçue en ces termes : « Perses, le roi Darius vous
défend de servir désormais de gardes à Orétès. » Là-dessus, ils
mirent sur-le-champ bas leurs. piques. Bagéus, encouragé par
leur soumission, mit entre les mains du secrétaire la dernière
lettre, ainsi conçue : « Le roi Darius ordonne aux Perses qui
sont à Sardes de tuer Orétès. » Aussitôt les gardes tirent leurs
cimeterres, et tuent le gouverneur sur la place. Ce fut ainsi
que la mort de Polycrate de Samos fut vengée par celle du Perse
Orétès.
CXXIX. Les
biens de celui-ci ayant été confisqués et transportés à Suses,
il arriva, peu de temps après, que Darius, étant à la chasse, se
donna une entorse au pied, en sautant en bas de son cheval. Elle
fut si violente, que la cheville du pied se déboîta. Darius
avait à sa cour les médecins qui passaient pour les plus habiles
qu'il y eût en Égypte. S'étant mis d'abord entre leurs mains,
ils lui tournèrent le pied avec tant de violence, qu'ils
augmentèrent le mal. Le roi fut sept jours et sept nuits sans
fermer l'oeil, tant la douleur était vive. Enfin, le huitième
jour, comme il se trouvait très mal, quelqu'un qui, pendant son
séjour à Sardes, avait entendu dire quelque chose de la
profession de Démocèdes de Crotone, lui parla de ce médecin :
Darius se le fit amener en diligence. On le trouva confondu
parmi les esclaves d'Orétès, comme un homme dont on ne faisait
pas grand cas. On le présenta au roi couvert de haillons, et
ayant des ceps aux pieds.
CXXX. Darius
lui ayant demandé s'il savait la médecine, Démocèdes n'en
convint point, dans la crainte de se fermer à jamais le chemin
de la Grèce s'il se faisait connaître. Darius, s'étant aperçu
qu'il tergiversait en disant qu'il n'était pas médecin,
quoiqu'il le fût effectivement, ordonna à ceux qui le lui
avaient amené d'apporter des fouets et des poinçons. Démocèdes
ne crut pas devoir dissimuler plus longtemps. Il dit qu'il
n'avait pas une connaissance profonde de la médecine, mais qu'il
en avait pris une légère teinture en fréquentant un médecin. Sur
cet aveu, le roi se mit entre ses mains. Démocèdes le traita à
la manière des Grecs ; et, faisant succéder les remèdes doux et
calmants aux remèdes violents, il parvint à lui procurer du
sommeil, et en peu de temps il le guérit, quoique ce prince eût
perdu toute espérance de pouvoir jamais se servir de son pied.
Cette cure achevée, Darius lui fit présent de deux paires de
ceps d'or. Démocèdes lui demanda s'il prétendait doubler ainsi
son mal, en récompense de sa guérison. Le roi, charmé de cette
repartie, l'envoya à ses femmes. Les eunuques qui le
conduisaient leur dirent que c'était lui qui avait rendu la vie
au roi. Ces femmes firent présent à Démocèdes de statères
qu'elles puisaient dans un coffre avec une soucoupe. Ce présent
fut si considérable, que le domestique qui le suivait, et qui
s'appelait Sciton, fit une grosse somme des pièces d'or qu'il
ramassa à mesure qu'elles tombaient des soucoupes.
CXXXI. Voici à
quelle occasion Démocèdes avait quitté Crotone, sa patrie, et
s'était attaché à Polycrate. Il vivait avec un père d'un
caractère dur et colère. Ne pouvant plus supporter son humeur,
il alla à Égine, où s'étant établi, il surpassa, dès la première
année, les plus habiles médecins, quoiqu'il ne se fût point
préparé à y exercer sa profession, et qu'il n'eût aucun des
instruments nécessaires. La seconde année, les Éginètes lui
donnèrent un talent de pension sur le trésor public. La
troisième, les Athéniens lui firent une pension de cent mines.
Enfin, la quatrième année, Polycrate lui offrit deux talents,
et, par cette amorce, l'attira à Samos. C'est à lui que les
médecins de Crotone doivent la plus grande partie de leur
réputation. Il fut un temps où on les regarda comme les premiers
médecins de toute la Grèce, et les Cyrénéens comme les seconds.
Vers le même temps, les Argiens passaient pour les plus habiles
musiciens de la Grèce.
CXXXII.
Démocèdes ayant parfaitement guéri Darius, on lui donna une très
grande maison à Suses ; il mangeait à la table du roi, et rien
ne lui manquait, que la liberté de retourner en Grèce. Il obtint
du roi la grâce des Égyptiens qui étaient auparavant ses
médecins ordinaires, et qui, pour s'être laissé surpasser en
leur art par un médecin grec, avaient été condamnés à être mis
en croix. Il fit rendre la liberté à un devin d'Élée qui avait
suivi Polycrate, et qu'on avait mis au nombre des esclaves, sans
qu'on songeât à lui. Enfin Démocèdes jouissait auprès du roi
d'une très grande considération.
CXXXIII. Il
survint, peu de temps après, à Atosse, fille de Cyrus et femme
de Darius, un tumeur au sein, qui s'ouvrit et fit de grands
progrès. Tant que le mal fut peu considérable, cette princesse
le cacha par pudeur, et n'en dit mot à personne. Mais quand elle
vit qu'il devenait dangereux, elle manda Démocèdes et le lui fit
voir. Il lui promit de la guérir ; mais il exigea d'elle, avec
serment, qu'elle l'obligerait à son tour dans une chose dont il
la prierait, l'assurant, au reste, qu'il ne lui demanderait rien
dont elle eût à rougir.
CXXXIV. Atosse,
guérie par les remèdes de Démocèdes, résolut de lui tenir
parole. Étant au lit avec Darius, elle lui parla ainsi, selon
les instructions de Démocèdes : « Je m'étonne, seigneur,
qu'ayant tant de troupes à votre disposition, vous demeuriez
tranquillement dans votre palais, sans songer à conquérir de
nouveaux pays et à étendre les bornes de votre empire. Cependant
il convient à un monarque jeune, et qui possède de grandes
richesses, de se signaler par des actions qui fassent connaître
à ses sujets qu'ils ont un homme de coeur à leur tête. Il vous
importe, par deux raisons, de suivre mon conseil : la première,
pour montrer aux Perses qu'ils ont un roi plein de courage et de
valeur; la seconde, afin qu'accablés de travaux, l'oisiveté ne
les porte point à se soulever contre vous. Faites donc quelques
grands exploits, tandis que vous êtes dans la fleur de l'âge.
L'âme croît avec le corps; mais, à mesure que le corps vieillit,
l'âme vieillit aussi, et devient inhabile à tout. » Ainsi parla
Atosse, suivant les instructions de Démocèdes.« Vos discours,
lui répondit Darius, s'accordent avec mes desseins. J'ai résolu
de marcher contre les Scythes, et de construire à cet effet un
pont pour passer de notre continent dans l'autre. Il ne faut que
peu de temps pour en venir à bout. » « Seigneur, reprit Atosse,
ne commencez point, je vous prie, par les Scythes ; ils seront à
vous quand vous le voudrez : marchez plutôt contre la Grèce.
Car, seigneur, sur ce que j'ai ouï dire des femmes de ce pays,
je ne désire rien tant que d'avoir à mon service des
Lacédémoniennes, des Argiennes, des Athéniennes et des
Corinthiennes. Vous avez ici l'homme du monde le plus propre à
vous instruire de ce qui regarde la Grèce, et à vous servir de
guide dans cette expédition ; c'est celui qui vous a guéri de
votre entorse. »« Puisque vous êtes d'avis, répondit Darius, que
nous commencions par la Grèce, il me semble qu'avant tout il est
à propos d'envoyer quelques Perses avec l'homme dont vous me
parlez, pour prendre une connaissance exacte du pays ; et,
lorsqu'à leur retour ils m'auront instruit de tout ce qu'ils
auront vu et appris, je me mettrai en marche. »
CXXXV. A peine
eut-il dit ces choses, qu'il les exécuta. Dès que le jour
commença à paraître, il fit venir quinze Perses des premiers de
la nation, leur commanda de suivre Démocèdes, de reconnaître
avec lui tous les pays maritimes de la Grèce, et leur enjoignit
surtout de prendre garde qu'il ne leur échappât, et de le
ramener avec eux, quelque chose qui arrivât. Ces ordres donnés,
il manda Démocèdes, et le pria de revenir dès qu'il aurait fait
voir aux Perses toute la Grèce. Il lui commanda aussi de porter
avec lui tous ses meubles, pour en faire présent à son père et à
ses frères, lui promettant de le dédommager au centuple ; et,
outre cela, il lui dit qu'il le ferait accompagner par un
vaisseau de charge rempli de ces présents et de toutes sortes de
richesses. Les promesses de ce prince étaient, comme je le crois,
sans artifice ; cependant Démocèdes, craignant qu'il n'eût
dessein de l'éprouver, accepta tous ces dons sans montrer
beaucoup d'empressement. Mais pour les meubles et autres effets
qui lui appartenaient, il dit qu'il les laisserait à Suses, afin
de les retrouver à son retour. Il se contenta du vaisseau de
charge que lui promettait le roi, afin de porter les présents
qu'il faisait à ses frères.
CXXXVI. Darius,
lui ayant aussi donné ses ordres, lui dit de se rendre avec les
Perses sur les bords de la mer. Lorsqu'ils furent arrivés en
Phénicie, ils allèrent à Sidon, où ils firent équiper sur-le-champ
deux trirèmes et un gros vaisseau de charge, qu'ils remplirent
de toutes sortes de richesses. Leurs préparatifs achevés, ils
passèrent en Grèce, dont ils visitèrent les côtes et levèrent le
plan. Enfin, après en avoir reconnu les places les plus célèbres,
ils firent voile en Italie, et abordèrent à Tarente.
Aristophilides, roi de ce pays, fit ôter, par bonté pour
Démocèdes, le gouvernail des vaisseaux des Mèdes, et arrêter en
même temps les Perses comme espions. Tandis qu'on les tenait en
prison, Démocèdes se retira à Crotone. Lorsqu'il fut arrivé chez
lui, Aristophilides relâcha les Perses, et leur rendit ce qu'il
avait fait enlever de leurs vaisseaux.
CXXXVII. Les
Perses, ayant remis à la voile, poursuivirent Démocèdes, et
arrivèrent à Crotone. Ils l'arrêtèrent dans la place publique,
où ils le rencontrèrent. La crainte de la puissance des Perses
avait disposé une partie des Crotoniates à le leur remettre ;
mais d'autres l'arrachèrent de leurs mains, et les repoussèrent
à coups de bâtons.« Crotoniates, leur disaient les Perses,
prenez garde à ce que vous faites : celui que vous nous enlevez
est un esclave fugitif ; il appartient au roi. Pensez-vous donc
que Darius souffre impunément une telle insulte, et que vous
vous trouviez bien de nous avoir arraché Démocèdes ? car enfin
votre ville ne sera-t-elle pas la première que nous attaquerons,
et que nous tâcherons de réduire en servitude ? » Ces menaces
furent inutiles. Les Crotoniates, sans y avoir égard, leur
enlevèrent non seulement Démocèdes, mais encore le vaisseau de
charge, qu'ils avaient amené avec eux. Les Perses, privés de
leur guide, retournèrent en Asie, sans chercher à pénétrer plus
avant dans la Grèce pour reconnaître le pays. Démocèdes, à leur
départ, leur enjoignit de dire à Darius qu'il était fiancé avec
la fille de Milon. Le nom de ce lutteur était alors fort connu à
la cour de Perse. Pour moi, je pense qu'il hâta ce mariage, et
qu'il y dépensa de grandes sommes, afin de faire voir à Darius
qu'il jouissait aussi dans sa patrie d'une grande considération.
CXXXVIII. Les
Perses ayant levé l'ancre, les vents les écartèrent de leur
route, et les poussèrent en Iapygie, où on les fit prisonniers.
Mais Gillus, banni de Tarente, les délivra, et les ramena à
Darius. La reconnaissance avait disposé ce prince à lui accorder
toutes ses demandes. Gillus lui raconta sa disgrâce, et le pria
de le faire rétablir à Tarente. Mais, pour ne pas jeter
l'épouvante et le trouble dans la Grèce, comme cela n'aurait pas
manqué d'arriver si l'on eût envoyé à cause de lui une flotte
considérable en Italie, il dit que les Cnidiens suffiraient
seuls pour le rétablir dans sa patrie, et qu'étant amis des
Tarentins, il était persuadé qu'à leur sollicitation on ne
ferait nulle difficulté de lui accorder son rappel. Darius le
lui promit ; et, sans différer plus longtemps, il envoya un
exprès à Cnide, avec ordre aux Cnidiens de ramener Gillus à
Tarente. Les Cnidiens obéirent ; mais ils ne purent rien obtenir
des Tarentins, et ils n'étaient point assez puissants pour
employer la force. C'est ainsi que les choses se passèrent. Ces
Perses sont les premiers qui soient vernis d'Asie en Grèce pour
reconnaître le pays.
CXXXIX. Après
ces événements, Darius prit Samos. De toutes les villes, tant
grecques que barbares, celle-ci fut la première qu'il attaqua,
pour les raisons que je vais dire. Beaucoup de Grecs avaient
suivi Cambyse, fils de Cyrus, dans son expédition en Égypte ;
les uns, comme on peut le croire, pour trafiquer, d'autres pour
servir, et quelques-uns aussi par curiosité et pour voir le
pays. Du nombre de ces derniers fut Syloson, banni de Samos,
fils d'Aeacès et frère de Polycrate. Il lui arriva une aventure
qui contribua à sa fortune. Se promenant un jour sur la place de
Memphis, un manteau d'écarlate sur les épaules, Darius, qui
n'était alors qu'un. simple garde du corps de Cambyse, et qui ne
jouissait pas encore d'une grande considération, l'aperçut et
eut envie de son manteau. Il s'approcha de cet étranger, et le
pria de le lui vendre. Syloson, remarquant que Darius en avait
une envie extrême, lui répondit, comme inspiré de quelque dieu :
« Pour quelque prix que ce soit, je ne veux point le vendre ;
mais, puisqu'il faut que les choses soient ainsi, j'aime mieux
vous en faire présent. » Darius loua sa générosité, et accepta
le manteau.
CXL. Syloson
croyait avoir perdu son manteau par son trop de facilité ; mais,
quelque temps après, Cambyse étant mort, les sept Perses
détrônèrent le mage, et Darius, l'un des sept conjurés, monta
sur le trône. Syloson, ayant appris que la couronne était échue
à celui à qui, sur ses vives instances, il avait donné son
manteau en Égypte, part pour Suses, se rend au palais, et,
s'étant assis au vestibule, il dit qu'il avait autrefois obligé
Darius. Le garde de la porte, qui avait entendu ce discours, en
lit son rapport au roi. « Quel est donc ce Grec, se dit en
lui-même » Darius étonné, qui m'a prévenu de ses bienfaits ? Je
n'ai que depuis peu la puissance souveraine, et depuis ce temps
à peine peut-il en être venu un seul à ma cour. Pour moi, je ne
sache point qu'aucun Grec m'ait rien prêté. Mais qu'on le fasse
entrer ; je verrai ce qu'il veut dire. »
Le garde ayant introduit
Syloson, les interprètes lui demandèrent qui il était, et en
quoi il pouvait se vanter d'avoir obligé Darius. Syloson raconta
tout ce qui s'était passé au sujet du manteau, et ajouta que
c'était lui-même qui l'avait donné. « O le plus généreux de tous
les hommes ! répondit Darius; vous êtes donc celui qui m'avez
fait un présent dans le temps où je n'avais pas la moindre
autorité ! Quoique ce présent soit peu de chose, je vous en ai
cependant autant d'obligation que si j'en recevais aujourd’hui
un considérable ; et, pour reconnaître ce plaisir, je vous
donnerai tant d'or et d'argent, que vous n'aurez jamais sujet de
vous repentir d'avoir obligé Darius, fils d'Hystaspes. - Grand
roi, reprit Syloson, je ne vous demande ni or ni argent ;
rendez-moi Samos, ma patrie, et délivrez-la de l'oppression.
Depuis qu'Orétès a fait mourir mon frère Polycrate, un de nos
esclaves s'en est emparé ; c'est cette patrie que je vous
demande ; rendez-la-moi, seigneur, sans effusion de sang, et ne
permettez pas qu'elle soit réduite en servitude.
CXLI. Darius
lui accorda sa demande. Il envoya une armée sous les ordres
d'Otanes, un des Sept qui avaient détrôné le mage, et lui
recommanda d'exécuter tout ce dont Syloson le prierait. Otanes
se rendit sur les bords de la mer, où il fit embarquer ses
troupes.
CXLII.
Maeandrius, lits de Maeaandrius, avait alors la puissance
souveraine dans l'île de Samos ; Polycrate lui en avait confié
la régence. Il voulut se montrer le plus juste de tous les
hommes ; mais les circonstances ne le lui permirent pas. Quand
il eut appris la mort de Polycrate, il érigea d'abord un autel à
Jupiter Libérateur, et traça autour de cet autel l'aire sacrée
qu'on voit encore aujourd'hui dans le faubourg de Samos. Ensuite
il convoqua une assemblée de tous les citoyens, et leur tint ce
discours : «Vous savez, Samiens, que Polycrate m'a confié son
sceptre avec son autorité, et qu'aujourd'hui il ne tient qu'à
moi de conserver l'empire sur vous. Mais, autant que je le
pourrai, je ne ferai jamais ce que je condamne dans les autres.
J'ai blâmé Polycrate de s'être rendu maître de ses égaux, et je
n'approuverai jamais la même conduite dans un autre. Mais enfin
il a rempli sa destinée. Quant à moi, je me démets de la
puissance souveraine, et je rétablis l'égalité. Accordez-moi
seulement, je vous prie, par une sorte de distinction que je
crois juste, six talents de l'argent de Polycrate. Permettez
encore que je me réserve, à moi et à mes descendants, à
perpétuité, le sacerdoce de Jupiter libérateur, à qui j'ai élevé
un autel, et je vous rends votre ancienne liberté. »
Telles furent
les demandes et les promesses de Maeandrius ; mais un Samien, se
levant du milieu de l'assemblée, lui dit : « Vous ne méritez pas
de nous commander, vous qui avez toujours été un méchant, et un
scélérat. Il faut bien plutôt vous faire rendre comte de
l'argent que vous avez eu en maniement. » Celui qui parla de la
sorte s'appelait Télésarque ; il jouissait d'une grande
considération parmi ses concitoyens.
CXLIII.
Maeandrius, faisant réflexion que s'il se dépouillait de
l'autorité souveraine, quelqu'un s'en emparerait et se mettrait
en sa place, ne pensa plus à la quitter. Dès qu'il fut rentré
dans la citadelle, il manda les citoyens l'un après l'autre,
comme s'il eût voulu leur rendre compte de l'administration des
finances ; mais ils furent arrêtés et mis aux fers. Pendant
qu'ils étaient en prison, Maeandrius tomba malade. Son frère
Lycarète crut qu'il n'en reviendrait point, et, pour usurper
plus facilement la puissance souveraine dans Samos, il fit
mourir tous les prisonniers : car il paraît bien que les Samiens
regardaient comme une chose indigne d'un homme libre d'obéir à
un tyran.
CXLIV.
Cependant les Perses qui ramenaient Syloson étant arrivés à
Samos, n'y trouvèrent pas la moindre résistance. Ceux du parti
de Maeandrius, et Maeandrius lui-même, leur déclarèrent qu'ils
étaient prêts à capituler et à sortir de l'île. Otanes accepta
cette proposition; et lorsque le traité eut été conclu, les gens
les plus distingués d'entre les Perses firent apporter des
sièges, et s'assirent devant la forteresse.
CXLV. Le tyran
Maeandrius avait un frère, nommé Charilée, dont l'esprit n'était
pas fort sain, et qu'on tenait enchaîné dans une prison
souterraine pour quelque faute qu'il avait commise. Charilée,
informé de ce qui se passait, et ayant vu par une ouverture de
sa prison les Perses tranquillement assis, se mit à crier qu'il
voulait parler à son frère. Maeandrius, qui l'avait entendu,
ordonna de le délier, et de le lui amener. Il n'eut pas plutôt
été amené, que, chargeant son frère d'invectives, il tâcha de
l'engager à se jeter sur les Perses. « O le plus lâche de tous
les hommes ! tu as bien eu le coeur assez dur pour me faire
enchaîner dans une prison souterraine, moi qui suis ton frère,
et qui n'ai mérité par aucun crime un pareil traitement, et tu
n'as pas le courage de te venger des Perses, qui te chassent de
ta maison et de ta patrie, quoiqu'il te soit facile de les
vaincre ! Mais, si tu les n redoutes, donne-moi tes troupes
auxiliaires, et je les ferai repentir d'être venus ici. Quant à
toi, je suis prêt à te renvoyer de cette île. »
CXLVI. Ainsi
parla Charilée. Maeandrius prit en bonne part son discours. Il
n'était pas cependant, à mon avis, assez insensé pour s'imaginer
qu'avec ses forces il pourrait l'emporter sur le roi ; mais il
enviait à Syloson le bonheur de recouvrer sans peine la ville de
Samos, et de la recevoir florissante, et sans qu'on y eût fait
le moindre dégât. En irritant les Perses, il voulait affaiblir
la puissance des Samiens, et ne les livrer qu'en cet état. Il
savait bien, en effet, que, si les Perses étaient maltraités,
ils s'aigriraient contre les Samiens. D'ailleurs il avait un
moyen sûr pour se retirer de l'île quand il le voudrait. Il
avait fait pratiquer sous terre un chemin qui conduisait de la
forteresse à la mer. Et en effet il sortit de Samos par cette
route, et mit à la voile. Pendant ce temps-là Charilée, ayant
fait prendre les armes à toutes les troupes auxiliaires, ouvrit
les portes, et fit une sortie sur les Perses, qui, bien loin de
s'attendre à cet acte d'hostilité, croyaient que tout était
réglé. Les auxiliaires tombèrent sur ces Perses de distinction,
qu'ils trouvèrent assis, et les massacrèrent. Tandis qu'ils les
passaient au fil de l'épée, le reste de l'armée perse vint au
secours, et poussa les auxiliaires avec tant de vigueur, qu'ils
furent contraints de se renfermer dans la forteresse.
CXLVII. Otanes
s'était ressouvenu jusqu'alors des ordres que Darius lui avait
donnés en partant, de ne tuer aucun Samien, de n'en réduire
aucun en servitude, et de rendre l'île de Samos à Syloson, sans
permettre qu'on y fit le dégât ; mais, à la vue du carnage qui
s'était fait des Perses, il les oublia. Il ordonna à son armée
de faire main basse sur tout ce qu'elle trouverait en son
chemin, hommes et enfants, sans aucune distinction. Ainsi,
tandis qu'une partie de ses troupes assiégeait la citadelle, les
autres passèrent au fil de l'épée tous ceux qu'ils
rencontrèrent, tant dans les lieux sacrés que dans les profanes.
CXLVIII.
Maeandrius, s'étant sauvé de Samos, fit voile à Lacédémone.
Lorsqu'il y fut arrivé avec les richesses qu'il avait emportées,
il fit tirer de ses coffres des coupes d'or et d'argent, et ses
gens se mirent à les nettoyer. Pendant ce temps-là, il alla
trouver Cléomène, fils d'Anaxandride, roi de Sparte ; et,
s'entretenant avec lui, il l'amena insensiblement dans sa
maison. Voyant ce prince saisi d'admiration à la vue de ces
vases, il le pressa d'en prendre autant qu'il le voudrait, et de
les faire porter dans son palais.
Cléomène montra
en cette occasion qu'il était le plus juste et le plus
désintéressé des hommes. Quoique Maeandrius insistât jusqu'à
deux ou trois fois, il ne voulut jamais accepter ses dons. Mais,
ayant appris que ce Samien faisait présent de ces vases à
d'autres citoyens, et que, par ce moyen, il se procurerait du
secours, il alla trouver les éphores, et leur remontra qu'il
était de l'intérêt de la république de faire sortir du
Péloponnèse cet étranger, de crainte, ajouta-t-il, qu'il ne me
corrompe moi-même et d'autres citoyens aussi. Les éphores
approuvèrent le conseil de Cléomène, et firent signifier à
Maeandrius par un héraut qu'il eût à sortir des terres de la
république.
CXLIX. Quand
les Perses eurent pris tous les habitants de Samos comme dans un
filet, ils remirent la ville à Syloson, mais déserte et sans
aucun habitant. Quelque temps après, Otanes repeupla cette île,
à l'occasion d'une vision qu'il eut en songe, et d'un mal dont
il se sentit attaqué aux parties de la génération.
CL. Tandis que
l'armée navale se rendait à Samos, les Babyloniens se
révoltèrent après avoir fait de grands préparatifs. Pendant le
règne du mage, et tandis que les sept Perses se soulevaient
contre lui, ils profitèrent de ce temps et des troubles qu'il y
eut à cette occasion, pour se disposer à soutenir un siège sans
que les Perses en eussent la moindre connaissance. Après qu'ils
eurent secoué ouvertement le joug, ils prirent les mesures
suivantes : de toutes les femmes qui se trouvèrent dans
Babylone, chaque homme, indépendamment de sa mère, ne se réserva
que celle qu'il aimait le plus de toutes celles de sa maison.
Quant aux autres, ils les assemblèrent toutes en un même lieu,
et les étranglèrent. Celle que chacun s'était réservée devait
lui apprêter à manger ; et ils étranglèrent le reste, afin de
ménager leurs provisions.
CLI. A la
première nouvelle de leur révolte, Darius assembla toutes ses
forces, et marcha contre eux. Lorsqu'il fut arrivé devant la
place, il en forma le siège ; mais les Babyloniens firent voir
qu'ils s'en inquiétaient peu. Ils montèrent sur leurs remparts,
et se mirent à danser et à faire des plaisanteries contre Darius
et son armée ; et l'un d'entre eux leur dit cette parole
remarquable : « Perses, pourquoi perdre ainsi le temps devant
nos murailles ! Retirez-vous plutôt ; vous prendrez Babylone
lorsque les mules engendreront. » Ainsi parla un Babylonien, ne
pensant pas qu'une mule pût jamais engendrer.
CLII. Il y
avait déjà un an et sept mois que Darius était avec son armée
devant Babylone sans pouvoir la prendre : il en était très
affligé. Il s'était, mais en vain, servi de toutes sortes de
stratagèmes ; il avait même eu recours à celui qui avait
autrefois réussi à Cyrus ; mais les Babyloniens se tenaient sans
cesse sur leurs gardes, et il n'était pas possible de les
forcer.
CLIII. Le
vingtième mois du siège, il arriva un prodige chez Zopyre, fils
de ce Mégabyse qui, avec les six autres conjurés, détrôna le
mage : une des mules qui lui servaient à porter ses provisions
fit un poulain. Il n'en voulut d'abord rien croire ; mais, s'en
étant convaincu par ses yeux, il défendit expressément à ses
gens d'en parler. S'étant mis ensuite à réfléchir sur ce
prodige, il se rappela les paroles du Babylonien qui avait dit,
au commencement du siège, qu'on prendrait la ville lorsque les
mules, toutes stériles qu'elles sont, engendreraient. Il crut,
en conséquence de ce présage, qu'on pouvait prendre Babylone,
que le Babylonien avait parlé de la sorte par une permission
divine, et que la mule avait mis bas pour lui.
CLIV. Ayant
reconnu que les destins assuraient la prise de Babylone, il alla
trouver Darius, et lui demanda s'il avait fort à coeur la
conquête de cette place. Ce prince lui ayant répondu qu'il le
souhaitait ardemment, il délibéra comment il ferait pour s'en
emparer, et pour que la prise de cette ville ne pût être
attribuée à d'autre qu'à lui. Les Perses estiment en effet
beaucoup les belles actions ; et chez eux c'est le plus sûr
moyen de parvenir aux plus grands honneurs. Ayant fait réflexion
qu'il ne pouvait se rendre maître de cette place qu'en se
mutilant, pour passer ensuite chez les ennemis en qualité de
transfuge, il ne balança pas un instant, et ne tint aucun compte
d'une difformité à laquelle il n'était pas possible de remédier.
Il se coupa donc le nez elles oreilles, se rasa d'une manière
honteuse le tour de la tête, se mit le corps en sang à coups de
fouet, et, en cet état, il alla se présenter au roi.
CLV. Darius,
indigné de voir un homme de ce rang si cruellement traité, se
lève précipitamment de son trône, et lui demande avec
empressement qui l'avait ainsi mutilé, et pour quel sujet. «
Personne que vous, seigneur, répondit Zopyre, n'est assez
puissant pour me traiter de la sorte. Une main étrangère ne m'a
point mis en cet état ; je l'ai fait moi-même, outré de voir les
Assyriens se moquer des Perses. - O le plus malheureux des
hommes, s'écria Darius; en disant que vous vous êtes traité à
cause des assiégés d'une manière irrémédiable, vous cherchez à
couvrir d'un beau nom l'action la plus honteuse ! Insensé ! les
ennemis se rendront-ils donc plus tôt, parce que vous vous êtes
ainsi mutilé ? N'avez-vous donc pas perdu l'esprit quand vous
vous êtes mis en cet état ? - Seigneur, reprit Zopyre, si je
vous avais comuniqué mon dessein, vous ne m'auriez jamais permis
de l'exécuter : aussi n'ai je pris conseil que de moi-même.
Babylone est à nous, si vous ne nous manquez pas. Dans l'état où
vous me voyez, je vais passer dans la ville en qualité de
transfuge ; je dirai aux Babyloniens que ce traitement m'a été
fait par votre ordre : j'espère que, si je réussis à les
persuader, j'obtiendrai le commandement d'une partie de leurs
troupes. Pour vous, seigneur, le dixième jour après que j'aurai
été reçu à Babylone, choisissez mille hommes dont la perte vous
importe peu ; placez-tes près de la porte de Sémiramis. Sept
jours après, postez-en deux mille autres près de la porte de
Ninive. Laissez ensuite passer vingt jours, et vous enverrez
quatre mille hommes près de la porte des Chaldéens. Mais que les
uns et les autres n'aient pour se défendre d'autres armes que
leurs épées. Enfin, le vingtième jour après, faites avancer le
reste de l'armée droit sur la ville, pour donner un assaut
général. Mais surtout placez-moi les Perses aux portes Bélides
et Cissiennes. Je ne doute point que les Babyloniens, témoins de
mes grandes actions, ne me confient entre autres choses les
clefs de ces portes : alors nous aurons soin, les Perses et moi,
de faire ce qu'il faudra. »
CLVI. Ce
discours achevé, il s'enfuit vers les portes de la ville, se
retournant de temps en temps, comme s'il eût été un véritable
transfuge. Ceux qui étaient en sentinelle sur les tours, l'ayant
aperçu, descendirent promptement ; et, ayant entr'ouvert un
guichet de la porte, ils lui demandèrent qui il était et ce
qu'il venait chercher. Il leur ré-pondit qu'il était Zopyre, et
qu'il venait se rendre aux Babyloniens. Sur cette déclaration,
les gardes de la porte le conduisirent à l'assemblée de la
nation. Lorsqu'il fut arrivé, il se mit à déplorer son malheur :
il attribua à Darius le traitement qu'il s'était fait, et leur
dit que ce prince l'avait mis en cet état parce que, ne voyant
nulle apparence de forcer la place, il lui avait conseillé d'en
lever le siège. « Maintenant donc, leur dit-il, je viens vers
vous, ô Babyloniens, et pour votre plus grand avantage, et pour
le plus grand malheur de Darius, de son armée et des Perses.
Tous ses projets me sont connus ; il ne m'aura point ainsi
mutilé impunément. »
CLVII. Les
Babyloniens, voyant un Perse de la première qualité le nez et
les oreilles coupés, le corps déchiré de coups et tout en sang,
crurent qu'il disait vrai, et qu'il venait les secourir. Ils
étaient disposés à lui accorder tout ce qu'il souhaitait. Il
leur demanda des troupes ; on lui en donna, et il fit tout ce
dont il était convenu avec le roi.
Le dixième jour après son
arrivée, il sortit à la tête des troupes dont les Babyloniens
lui avaient confié le commandement, et, ayant investi dans leur
poste les premiers mille hommes que Darius avait envoyés par son
conseil, il les tailla en pièces. Les Babyloniens, ayant reconnu
que ses actions répondaient à ses discours, en témoignèrent une
grande joie, et n'en furent que plus disposés à lui obéir en
tout.
Zopyre laissa passer le nombre
de jours dont il était convenu avec Darius ; et, s'étant mis à
la tête de l'élite des troupes babyloniennes, il fit une seconde
sortie, dans laquelle il tua deux mille hommes. Les Babyloniens,
témoins de cette action, ne s'entretenaient que de Zopyre.
Après ce second exploit,
laissant encore écouler le nombre de jours convenu, il fit une
troisième sortie, mena ses troupes vers le poste où il avait dit
à Darius d'envoyer quatre mille hommes ; et, les ayant investis,
il les massacra. Ce nouveau succès le rendit tout-puissant parmi
les assiégés : il était tout, on lui confia tout, le
commandement de l'armée et la garde des remparts.
CLVIII. Enfin
Darius fit, au jour marqué, approcher son armée de toutes parts
pour donner un assaut général. Alors Zopyre manifesta sa fraude
: Tandis que les Babyloniens, montés sur les remparts, se
défendaient contre l'armée de Darius, Zopyre ouvrit les portes
Cissiennes et Bélides, et introduisit les Perses dans la place.
Ceux des Babyloniens qui s'en étaient aperçus se réfugièrent
dans le temple de Jupiter Bélus ; mais ceux qui ne l'avaient pas
vu tinrent ferme dans leurs postes, jusqu'à ce qu'ils eussent
aussi reconnu qu'on les avait livrés aux ennemis.
CLIX. Ce fut
ainsi que Babylone tomba pour la seconde fois en la puissance
des Perses. Darius, s'en étant rendu maître, en fit abattre les
murs et enlever toutes les portes. Cyrus, qui l'avait prise
avant lui, n'avait fait ni l'un ni l'autre. Il fit ensuite
mettre en croix environ trois mille hommes des plus distingués
de Babylone. Quant aux autres, il leur permit d'habiter la ville
comme auparavant. En même temps il eut soin de leur donner des
femmes pour la repeupler ; car les Babyloniens, comme nous
l'avons dit au commencement, avaient étranglé les leurs dans la
vue de ménager leurs provisions. Il ordonna donc aux peuples
voisins d'envoyer des femmes à Babylone, et chaque nation fut
taxée a un certain nombre. Elles se montaient en tout à
cinquante mille. C'est de ces femmes que sont descendus les
Babyloniens d'aujourd'hui.
CLX. Il n'y a
jamais eu en Perse, au jugement de Darius, dans les siècles les
plus reculés ou dans les derniers temps, personne qui ait
surpassé Zopyre par ses belles actions, excepté Cyrus, à qui
jamais aucun Perse ne se jugea digne d'être comparé. On rapporte
que Darius déclarait souvent qu'il eût mieux aimé que Zopyre ne
se fût pas traité si cruellement, que de devenir maître de vingt
autres villes comme Babylone. Il lui accorda les plus grandes
distinctions : tous les ans, il lui faisait présent de ce que
les Perses regardent comme le plus honorable. Il lui donna la
ville de Babylone, sans en exiger la moindre redevance, pour en
jouir sa vie durant, et y ajouta beaucoup d'autres choses.
Zopyre eut un fils, nommé Mégabyze, qui commanda en Égypte
contre les Athéniens et leurs alliés. Mégabyze eut un fils, qui
s'appelait aussi Zopyre. Celui-ci quitta les Perses, et passa
volontairement à Athènes.
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