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Livre 2 - EUTERPE
1. Cambyse, fils de Cyrus et
de Cassandane, fille de Pharnaspes, monta sur le trône après la
mort de son père. Cassandane étant morte avant Cyrus, ce prince
avait été tellement affligé de sa perte, qu'il avait ordonné à
tous ses sujets d'en porter le deuil. Cambyse se disposa à
marcher contre les Égyptiens avec les troupes qu'il leva dans
ses États, auxquelles il joignit celles des Ioniens et des
Éoliens, qu'il regardait comme esclaves de son père.
II Les Égyptiens se croyaient,
avant le règne de Psammitichus, le plus ancien peuple de la
terre. Ce prince ayant voulu savoir, à son avènement à la
couronne, quelle nation avait le plus de droit à ce titre, ils
ont pensé, depuis ce temps-là, que les Phrygiens étaient plus
anciens qu'eux, mais qu'ils l'étaient plus que toutes les autres
nations. Les recherches de ce prince ayant été jusqu'alors
infructueuses, voici les moyens qu'il imagina : il prit deux
enfants de basse extraction nouveau-nés !, les remit à un berger
pour les élever parmi ses troupeaux, lui ordonna d'empêcher qui
que ce fût de prononcer un seul mot en leur présence, de les
tenir enfermés dans une cabane dont l'entrée fût interdite à
tout le monde, de leur amener, à des temps fixes, des chèvres
pour les nourrir, et, lorsqu'ils auraient pris leur repas, de
vaquer à ses autres occupations. En donnant ces ordres, ce
prince voulait savoir quel serait le premier mot que
prononceraient ces enfants quand ils auraient cessé de rendre
des sons inarticulés. Ce moyen lui réussit. Deux ans après que
le berger eut commencé à en prendre soin, comme il ouvrait la
porte et qu'il entrait dans la cabane, ces deux enfants, se
traînant vers lui, se mirent à crier : Bécos, en lui tendant les
mains. La première fois que le berger les entendit prononcer
cette parole, il resta tranquille ; mais ayant remarqué que,
lorsqu'il entrait pour en prendre soin, ils répétaient souvent
le même mot, il en avertit le roi, qui lui ordonna de les lui
amener. Psammitichus les ayant entendu parler lui-même, et
s'étant informé chez quels peuples on se servait du mot bécos,
et ce qu'il signifiait, il apprit que les Phrygiens appelaient
ainsi le pain. Les Égyptiens, ayant pesé ces choses, cédèrent
aux Phrygiens l'antériorité, et les reconnurent pour plus
anciens qu'eux.
III. Les prêtres de Vulcain
m'apprirent à Memphis que ce fait arriva de cette manière ; mais
les Grecs mêlent à ce récit un grand nombre de circonstances
frivoles, et, entre autres, que Psammitichus fit nourrir et
élever ces enfants par des femmes à qui il avait fait couper la
langue. Voilà ce qu'ils me dirent sur la manière dont on éleva
ces enfants. Pendant mon séjour à Memphis, j'appris encore
d'autres choses dans les entretiens que j'eus avec les prêtres
de Vulcain ; mais comme les habitants d'Héliopolis passent pour
les plus habiles de tous les Égyptiens, je me rendis ensuite en
cette ville, ainsi qu'à Thèbes, pour voir si leurs discours
s'accorderaient avec ceux des prêtres de Memphis. De tout ce
qu'ils me racontèrent concernant les choses divines, je ne
rapporterai que les noms des dieux, étant persuadé que tous les
hommes en ont une égale connaissance ; et si je dis quelque
chose sur la religion, ce ne sera qu'autant que je m'y verrai
forcé par la suite de mon discours.
IV. Quant aux choses humaines,
ils me dirent tous unanimement que les Égyptiens avaient inventé
les premiers l'année, et qu'ils l'avaient distribuée en douze
parties, d'après la connaissance qu'ils avaient des astres. Ils
me paraissent en cela beaucoup plus habiles que les Grecs, qui,
pour conserver l'ordre des saisons, ajoutent au commencement de
la troisième année un mois intercalaire ; au lieu que les
Égyptiens font chaque mois de trente jours, et que tous les ans
ils ajoutent à leur année cinq jours surnuméraires, au moyen de
quoi les saisons reviennent toujours au même point. Ils me
dirent aussi que les Égyptiens s'étaient servis les premiers des
noms des douze dieux, et que les Grecs tenaient d'eux ces noms ;
qu'ils avaient les premiers élevé aux dieux des autels, des
statues et des temples, et qu'ils avaient les premiers gravé sur
la pierre des figures d'animaux ; et ils m'apportèrent des
preuves sensibles que la plupart de ces choses s'étaient passées
de la sorte. Ils ajoutèrent que Ménès fut le premier homme qui
eût régné en Égypte; que de son temps toute l'Égypte, à
l'exception du nome Thébaïque, n'était qu'un marais ; qu'alors
il ne paraissait rien de toutes les terres qu'on y voit
aujourd'hui au-dessous du lac Moeris, quoiqu'il y ait sept jours
de navigation depuis la mer jusqu'à ce lac, en remontant le
fleuve.
V. Ce qu'ils me dirent de ce
pays me parut très raisonnable. Tout homme judicieux qui n'en
aura point entendu parler auparavant remarquera en le voyant que
l'Égypte, où les Grecs vont par mer, est une terre de nouvelle
acquisition, et un présent du fleuve ; il portera aussi le même
jugeaient de tout le pays qui s'étend au-dessus de ce lac
jusqu'à trois journées de navigation, quoique les prêtres ne
m'aient rien dit de semblable : c'est un autre présent du fleuve.
La nature de l'Égypte est telle, que, si vous y allez par eau,
et que, étant encore à une journée des côtes, vous jetiez la
sonde en mer, vous en tirerez du limon à onze orgyies de
profondeur : cela prouve manifestement que le fleuve a porté de
la terre jusqu'à cette distance.
VI. La largeur de l'Égypte, le
long de la mer, est de soixante schènes, à la prendre, selon les
bornes que nous lui donnons, depuis le golfe Plinthinètes
jusqu'au lac Sabonis, près duquel s'étend le mont Casius. Les
peuples qui ont un territoire très petit le mesurent par orgyies
; ceux qui en ont un plus grand le mesurent par stades ; ceux
qui en ont un encore plus étendu se servent de parasanges ; ceux
enfin dont le pays est très considérable font usage du schène.
La parasange vaut trente stades, et chaque schènes, mesure
usitée chez les Egyptiens, en comprend soixante. Ainsi, l'Égypte
pourrait avoir d'étendue, le long de la mer, trois mille six
cents stades.
VII. De là jusqu'à Héliopolis,
par le milieu des terres, l'Égypte est large et spacieuse, va
partout un peu en pente, est bien arrosée, et pleine de fange et
de limon. En remontant de la mer à Héliopolis, il y a à peu près
aussi loin que d'Athènes, en partant de l'autel des douze dieux,
au temple de Jupiter Olympien, à Pise. Si l'on vient à mesurer
ces deux chemins, on trouvera une légère différence, qui les
empêchera d'être égaux par la longueur, et qui n'excède pas
quinze stades : il ne s'en faut en effet que de quinze stades
qu'il n'y en ait de Pise à Athènes quinze cents ; et de la mer à
Héliopolis il y en a quinze cents juste.
VIII. En allant d'Héliopolis
vers le haut du pays, l'Égypte est étroite ; car, d'un côté, la
montagne d'Arabie, qui la borde, tendant du septetrion vers le
midi et le notus, prend toujours, en remontant, sa direction
vers la mer Érythrée. On y voit les carrières où ont été
taillées les pyramides de Memphis. C'est là que la montagne,
cessant de s'avancer, fait un coude vers le pays dont je viens
de parler ; c'est là que se trouve sa plus grande longueur : de
l'orient à l'occident elle a, à ce que j'ai appris, deux mois de
chemin, et son extrémité orientale porte de l'encens. De l'autre
côté l'Égypte est bornée, vers la Libye, par une. montagne de
pierre couverte de sable, sur laquelle on a bâti les pyramides.
Elle s'étend le long de l'Égypte de la même manière que cette
partie de la montagne d'Arabie qui se porte vers le midi. Ainsi
le pays, en remontant depuis Héliopolis, quoiqu'il appartienne à
l'Égypte, n'est pas d'une grande étendue ; il est même fort
étroit pendant environ quatre jours de navigation. Une plaine
sépare ces montagnes : dans les endroits où elle a le moins de
largeur, il m'a paru qu'il y avait environ deux cents stades, et
rien de plus, de la montagne d'Arabie à celle de Libye ; mais au
delà l'Égypte commence à s'élargir. Tel est l'état naturel de ce
pays.
IX. D'Héliopolis à Thèbes, on
remonte le fleuve pendant neuf jours ; ce qui fait quatre mille
huit cent soixante stades, c'est-à-dire quatre-vingt-un schènes.
Si l'on ajoute ensemble ces stades, on aura, pour la largeur de
l'Égypte le long de la mer, trois mille six cents stades, comme
je l'ai déjà dit; depuis la mer jusqu'à Thèbes, six mille cent
vingt stades, et mille huit cents de Thèbes à Éléphantine.
X. La plus grande partie du
pays dont je viens de parler est un présent du Nil, comme le
dirent les prêtres, et c'est le jugement que j'en portai
moi-même. Il me paraissait en effet que toute cette étendue de
pays que l'on voit entre ces montagnes, au-dessus de Memphis,
était autrefois un bras de mer, comme l'avaient été les environs
de Troie, de Teuthranie, d'Éphèse, et la plaine de Méandre, s'il
est permis de comparer les petites choses aux grandes ; car, de
tous les fleuves qui ont formé ces pays par leurs alluvions, il
n'y en d pas un qui, par l'abondance de ses eaux, mérite d'être
comparé à une seule des cinq bouches du Nil. Il y a encore
beaucoup d'autres rivières qui sont inférieures à ce fleuve, et
qui cependant ont produit des effets considérables. J'en
pourrais citer plusieurs, mais surtout l'Achéloüs, qui,
traversant l'Acarnanie, et se jetant dans la mer où sont les
Échinades, a joint au continent la moitié de ces îles.
XI. Dans L'Arabie, non loin de
l'Égypte, s'étend un golfe long et étroit, comme je le vais
dire, qui sort de la mer Érythrée. De l'enfoncement de ce golfe
à la grande mer, il faut quarante jours de navigation pour un
vaisseau à rames. Sa plus grande largeur n'est que d'une
demi-journée de navigation. On y voit tous les jours un flux et
un reflux. Je pense que l'Égypte était un autre golfe à peu près
semblable, qu'il sortait de la mer du Nord (la Méditerranée), et
s'étendait vers l'Éthiopie ; que le golfe Arabique, dont je vais
parler, allait de la mer du Sud (la mer Bouge) vers la Syrie ;
et que ces deux golfes n'étant séparés que par un petit espace,
il s'en fallait peu que, après l'avoir percé, ils ne se
joignissent par leurs extrémités. Si donc le Nil pouvait se
détourner dans ce golfe Arabique, qui empêcherait qu'en vingt
mille ans il ne vint à bout de le combler par le limon qu'il
roule sans cesse ? Pour moi, je crois qu'il y réussirait en
moins de dix mille. Comment donc ce golfe égyptien dont je parle,
et un plus grand encore, n'aurait-il pas pu, dans l'espace de
temps qui a précédé ma naissance, être comblé par l'action d'un
fleuve si grand et si capable d'opérer de tels changements ?
XII. Je n'ai donc pas de peine
à croire ce qu'on m'a dit de l'Égypte ; et moi-même je pense que
les choses sont certainement de la sorte, en voyant qu'elle
gagne sur les terres adjacentes, qu'on y trouve des coquillages
sur les montagnes, qu'il en sort une vapeur salée qui ronge même
les pyramides, et que cette montagne, qui s'étend au-dessus de
Memphis, est le seul endroit de ce pays où il y ait du sable.
Ajoutez que l'Égypte ne ressemble en rien ni à l'Arabie, qui lui
est contiguë, ni à la Libye, ni même à la Syrie ; car il y a des
Syriens qui habitent les côtes maritimes de l'Arabie. Le sol de
l'Égypte est une terre noire, crevassée et friable, comme ayant
été formée du limon que le Nil y a apporté d'Éthiopie, et qu'il
y a accumulé par ses débordements ; au lieu qu'on sait que la
terre de Libye est plus rougeâtre et plus sablonneuse, et que
celle de l'Arabie et de la Syrie est plus argileuse et plus
pierreuse.
XIII. Ce que les prêtres me
racontèrent de ce pays est encore une preuve de ce que j'en ai
dit. Sous le roi Moeris, toutes les fois que le fleuve croissait
seulement de huit coudées, il arrosait l'Égypte au-dessous de
Memphis ; et, dans le temps qu'ils me parlaient ainsi, il n'y
avait pas encore neuf cents ans que Moeris était mort : mais
maintenant, si le fleuve ne monte pas de seize coudées, ou au
moins de quinze, il ne se répand point sur les terres. Si ce
pays continue à s'élever dans la même proportion, et à recevoir
de nouveaux accroissements, comme il a fait par le passé, le Nil
ne le couvrant plus de ses eaux, il me semble que les Égyptiens
qui sont au-dessous du lac Moeris, ceux qui habitent les autres
contrées, et surtout ce qu'on appelle le Delta, ne cesseront
d'éprouver dans la suite le même sort dont ils prétendent que
les Grecs sont un jour menacés ; car, ayant appris que toute la
Grèce est arrosée par les pluies, et non par les inondations des
rivières, comme leur pays, ils dirent que si les Grecs étaient
un jour frustrés de leurs espérances, ils courraient risque de
périr misérablement de faim. Ils voulaient faire entendre par là
que si, au lieu de pleuvoir en Grèce, il survenait une
sécheresse, ils mourraient de faim, parce qu'ils n'ont d'autre
ressource que l'eau du ciel.
XIV. Cette réflexion des
Égyptiens sur les Grecs est juste ; mais voyons maintenant à
quelles extrémités ils peuvent se trouver réduits eux-mêmes.
S'il arrivait, comme je l'ai dit précédemment, que 1e pays situé
au-dessous de Memphis, qui est celui qui prend des
accroissements, vînt à s'élever proportionnellement à ce qu'il a
fait par le passé, ne faudrait-il pas que les Égyptiens qui
l'habitent éprouvassent les horreurs de la famine, puisqu'il ne
pleut point en leur pays, et que le fleuve ne pourrait plus se
répandre sur leurs terres ? Mais il n'y a personne maintenant
dans le reste de l'Égypte, ni même dans le monde, qui recueille
les grains avec moins de sueur et de travail. Ils ne sont point
obligés de tracer avec la charrue de pénibles sillons, de briser
les mottes, et de donner à leurs terres les autres façons que
leur donnent le reste des hommes ; mais lorsque le fleuve a
arrosé de lui-même les campagnes, et que les eaux se sont
retirées, alors chacun y lâche des pourceaux, et ensemence
ensuite son champ. Lorsqu'il est ensemencé, on y conduit des
boeufs ; et, après que ces animaux ont enfoncé le grain en le
foulant aux pieds, on attend tranquillement le temps de la
moisson. On se sert aussi de boeufs pour faire sortir le grain
de l'épi, et on le serre ensuite.
XV. Les Ioniens ont une
opinion particulière sur ce qui concerne l'Égypte : ils
prétendent qu'on ne doit donner ce nom qu'au seul Delta, depuis
ce qu'on appelle l'Échauguette de Persée, le long du rivage de
la mer, jusqu'aux Tarichées de Péluse, l'espace de quarante
schènes ; qu'en s'éloignant de la mer l'Égypte s'étend, vers le
milieu des terres, jusqu'à la ville de Cercasore, où le Nil se
partage en deux bras, dont l'un se rend à Péluse, et l'autre à
Canope. Le reste de l'Égypte, suivant les mêmes Ioniens, est en
partie de la Libye, et en partie de l'Arabie. En admettant cette
opinion, il serait aisé de prouver que, dans les premiers temps,
les Égyptiens n'avaient point de pays à eux : car le Delta était
autrefois couvert par les eaux, comme ils en conviennent
eux-mêmes, et comme je l'ai remarqué ; et ce n'est, pour ainsi
dire, que depuis peu de temps qu'il a paru. Si donc les
Égyptiens n'avaient point autrefois de pays, pourquoi ont-ils
affecté de se croire les plus anciens hommes du monde ? Et
qu'avaient-ils besoin d'éprouver des enfants, afin de s'assurer
quelle en serait la langue naturelle ? Pour moi, je ne pense pas
que les Égyptiens n'ont commencé d'exister qu'avec la contrée
que les Ioniens appellent Delta, mais qu'ils ont toujours existé
depuis qu'il y a des hommes sur terre ; et qu'il mesure que le
pays s'est agrandi par les alluvions du Nil, une partie des
habitants descendit vers la basse Égypte, tandis que l'autre
resta dans son ancienne demeure : aussi donnait-on autrefois le
nom d'Égypte à la Thébaïde, dont la circonférence est de six
mille cent vingt stades.
XVI. Si donc notre sentiment
sur l'Égypte est juste, celui des Ioniens ne peut être fondé ;
si, au contraire, l'opinion des Ioniens est vraie, il m'est
facile de prouver que les Grecs et les Ioniens eux-mêmes ne
raisonnent pas conséquemment lorsqu'ils disent que toute la
terre se divise en trois parties, l'Europe, l'Asie et la Libye :
ils devraient y en ajouter une quatrième, savoir, le Delta
d'Égypte, puisqu'il n'appartient ni à l'Asie ni à la Libye ;
car, suivant ce raisonnement, ce n'est pas le Nil qui sépare
l'Asie de la Libye, puisqu'il se brise à la pointe du Delta, et
le renferme entre ses bras, de façon que cette contrée se trouve
entre l'Asie et la Libye.
XVII. Sans m'arrêter davantage
au sentiment des Ioniens, je pense qu'on doit donner le nom
d'Égypte à toute l'étendue de pays qui est occupée par les
Égyptiens, de même qu'on appelle Cilicie et Assyrie les pays
habités par les Ciliciens et les Assyriens ; et je ne connais
que l'Égypte qu'on puisse, à juste titre, regarder comme limite
de l'Asie et de la Libye ; mais, si nous voulons suivre
l'opinion des Grecs, nous regarderons toute l'Égypte qui
commence à la petite cataracte et à la ville d'Éléphantine,
comme un pays divisé en deux parties comprises sous l'une et
l'autre dénomination ; car l'une est de la Libye, et l'autre de
l'Asie. Le Nil commence à la cataracte, partage l'Égypte en deux,
et se rend à la mer. Jusqu'à la ville de Cercasore il n'a qu'un
seul canal ; mais, au-dessous de cette ville, il se sépare en
trois branches, qui prennent trois routes différentes : l'une
s'appelle la bouche Pélusienne, et va à l'est ; l'autre, la
bouche Canopique, et coule à l'ouest ; la troisième va tout
droit depuis le haut de l'Égypte jusqu'à la pointe du Delta,
qu'elle partage par le milieu, en se rendant à la mer. Ce canal
n'est ni le moins considérable par la quantité de ses eaux, ni
le moins célèbre : on le nomme le canal Sébennytique. Du canal
Sébennytique partent aussi deux autres canaux, qui vont
pareillement se décharger dans la mer par deux différentes
bouches, la Saïtique et la Mendésienne. La bouche Bolbitine et
la Bucolique ne sont point l'ouvrage de la nature, mais des
habitants qui les ont creusées.
XVIII. Le sentiment que je
viens de développer sur l'étendue de l'Égypte se trouve confirmé
par le témoignage de l'oracle de Jupiter Ammon, dont je n'ai eu
connaissance qu'après m'être formé cette idée de l'Égypte. Les
habitants de Marée et d'Apis, villes frontières du côté de la
Libye, ne se croyaient pas Égyptiens, mais Libyens. Ayant pris
en aversion les cérémonies religieuses de l'Égypte, et ne
voulant point s'abstenir de la chair des génisses, ils
envoyèrent à l'oracle d'Ammon pour lui représenter qu'habitant
hors du Delta, et leur langage étant différent de celui des
Égyptiens, ils n'avaient rien de commun avec ces peuples, et
qu'ils voulaient qu'il leur fût permis. de manger de toutes
sortes de viandes. Le dieu ne leur permit point de faire ces
choses, et leur répondit que tout le pays que couvrait le Nil
dans ses débordements appartenait à l'Égypte, et que tous ceux
qui, habitant au-dessous de la ville d'Éléphantine, buvaient des
eaux de ce fleuve, étaient Égyptiens.
XIX. Or le Nil, dans ses
grandes crues, inonde non seulement le Delta, mais encore des
endroits qu'on dit, appartenir à la Libye, ainsi que quelques
petits cantons de l'Arabie, et se répand de l'un et de l'autre
côté l'espace de deux journées de chemin, tantôt plus, tantôt
moins. Quant à la nature de ce fleuve, je n'en ai rien pu
apprendre ni des prêtres, ni d'aucune autre personne. J'avais
cependant une envie extrême de savoir d'eux pourquoi le Nil
commence à grossir au solstice d'été, et continue ainsi durant
cent jours ; et par quelle raison, ayant crû ce nombre de jours,
il se retire, et baisse au point qu'il demeure petit l'hiver
entier, et qu'il reste en cet état jusqu'au retour du solstice
d'été. J'eus donc beau m'informer pourquoi ce fleuve est, de sa
nature, le contraire de tous les autres ; je n'en pus rien
apprendre d'aucun Égyptien, malgré les questions que je leur fis
dans la vue de m'instruire. Ils ne purent me dire pareillement
pourquoi le Nil est le seul fleuve qui ne produise point de vent
frais.
XX. Cependant il s'est trouvé
des gens chez les Grecs qui, pour se faire un nom par leur
savoir, ont entrepris d'expliquer le débordement de ce fleuve.
Des trois opinions qui les ont partagés, il y en a deux que je
ne juge pas même dignes d'être rapportées ; aussi ne ferai-je
que les indiquer. Suivant la première, ce sont les vents
étésiens qui, repolissait de leur souffle les eaux du Nil, et
les empêchant de se porter à la mer, occasionnent la crue de ce
fleuve ; mais il arrive souvent que ces vents n'ont point encore
soufflé, et cependant le Nil n'en grossit pas moins. Bien plus,
si les vents étésiens étaient la cause de l'inondation, il
faudrait aussi que tous les autres fleuves dont le cours est
opposé à ces vents éprouvassent la même chose que le Nil, et
cela d'autant plus qu'ils sont plus petits et moins rapides :
or, il y a en Syrie et en Libye beaucoup de rivières qui ne sont
point sujettes à des débordements tels que ceux du Nil.
XXI. Le second sentiment est
encore plus absurde ; mais, à dire vrai, il a quelque chose de
plus merveilleux. Selon cette opinion, l'Océan environne toute
la terre, et le Nil opère ce débordement parce qu'il vient de
l'Océan.
XXII. Le troisième sentiment
est le plus faux, quoiqu'il ait un beaucoup plus grand degré de
vraisemblance. C'est ne rien dire, en effet, que de prétendre
que le Nil provient de la fonte des neiges, lui qui coule de la
Libye par le milieu de l'Éthiopie, et entre de là en Égypte.
Comment donc pourrait-il être formé par la fonte des neiges,
puisqu'il vient d'un climat très chaud dans un pays qui l'est
moins ? Un homme capable de raisonner sur ces matières peut
trouver ici plusieurs preuves qu'il n'est pas même vraisemblable
que les débordements du Nil dérivent de cette cause. La
première, et la plus forte, vient des vents ; ceux qui soufflent
de ce pays-là sont chauds. La seconde se tire de ce qu'on ne
voit jamais en ce pays ni pluie ni glace. S'il y neigeait, il
faudrait aussi qu'il y plût ; car c'est une nécessité absolue
que, dans un pays où il tombe de la neige, il y pleuve dans
l'espace de cinq jours. La troisième vient de ce que la chaleur
y rend les hommes noirs, de ce que les milans et les hirondelles
y demeurent toute l'année, et de ce que les grues y viennent en
hiver, peur éviter les froids de la Scythie. Si donc il neigeait,
même en petite quantité, dans le pays que traverse le Nil, ou
dans celui où il prend sa source, il est certain qu'il
n'arriverait rien de toutes ces choses, comme le prouve ce
raisonnement.
XXIII. Celui qui a attribué à
l'Océan la cause du débordement du Nil a eu recours à une fable
obscure, au lieu de raisons convaincantes ; car, pour moi, je ne
connais point de fleuve qu'on puisse appeler l'Océan ; et je
pense qu'Homère, ou quelque autre poète plus ancien, ayant
inventé ce nom, l'a introduit dans la poésie.
XXIV. Mais si, après avoir
blâmé les opinions précédentes, il est nécessaire que je déclare
moi-même ce que je pense sur ces choses cachées, je dirai qu'il
me paraît que le Nil grossit en été, parce qu'en hiver le soleil,
chassé de son ancienne route par la rigueur de la saison,
parcourt alors la région du ciel qui répond à la partie
supérieure de la Libye. Voilà, en peu de mots, la raison de
cette crue ; car il est probable que plus ce dieu tend vers un
pays et s'en approche, et plus il le dessèche et en tarit les
fleuves.
XXV. Mais il faut expliquer
cela d'une manière plus étendue : l'air est toujours serein dans
la Libye supérieure ; il y fait toujours chaud, et jamais il n'y
souffle de vents froids. Lorsque le soleil parcourt ce pays, il
y produit le même effet qu'il a coutume de produire en été,
quand il passe par le milieu du ciel ; il attire les vapeurs à
lui, et les repousse ensuite vers les lieux élevés, où les
vents, les ayant reçues, les dispersent et les fondent. C'est
vraisemblablement par cette raison que les vents qui soufflent
de ce pays, comme le sud et le sud-ouest, sont les plus pluvieux
de tous. Je crois cependant que le soleil ne renvoie pas toute
l'eau du Nil qu'il attire annuellement, mais qu'il s'en réserve
une partie. Lorsque l'hiver est adouci, le soleil retourne au
milieu du ciel, et de là il attire également des vapeurs de tous
les fleuves. Jusqu'alors ils augmentent considérablement, à
cause des pluies dont la terre est arrosée, et qui forment des
torrents ; mais ils deviennent faibles en été, parce que les
pluies leur manquent, et que le soleil attire une partie de
leurs eaux. Il n'en est pas de même du Nil : comme en hiver il
est dépourvu des eaux de pluie, et que le soleil en élève des
vapeurs, c'est, avec raison, la seule rivière dont les eaux
soient beaucoup plus basses en cette saison qu'en été. Le soleil
l'attire de même que tous les autres fleuves ; mais, l'hiver, il
est le seul que cet astre mette à contribution : c'est pourquoi
je regarde le soleil comme la cause de ces effets.
XXVI. C'est lui aussi qui
rend, à mon avis, l'air sec en ce pays, parce qu'il le brûle sur
son passage ; et c'est pour cela qu'un été perpétuel règne dans
la Libye supérieure. Si l'ordre des saisons et la position du
ciel venaient à changer de manière que le nord prît la place du
sud, et le sud celle du nord, alors le soleil, chassé du milieu
du ciel par l'hiver, prendrait sans doute son cours par la
partie supérieure de l'Europe, comme il le fait aujourd'hui par
le haut de la Libye ; et je pense qu'en traversant ainsi toute
l'Europe, il agirait sur l'Ister comme il agit actuellement sur
le Nil.
XXVII. J'ai dit qu'on ne
sentait jamais de vents frais sur ce fleuve, et je pense qu'il
est contre toute vraisemblance qu'il puisse en venir d'un climat
chaud, parce qu'ils ont coutume de souffler d'un pays froid :
quoi qu'il en soit, laissons les choses comme elles sont, et
comme elles ont été dès le commencement.
XXVIII. De tous les Égyptiens,
les Libyens et les Grecs avec qui je me suis entretenu, aucun ne
se flattait de connaître les sources du Nil, si ce n'est le
hiérogrammatéus, ou interprète des hiéroglyphes de Minerve, à
Saïs en Égypte. Je crus néanmoins qu'il plaisantait, quand il
m'assura qu'il en avait une connaissance certaine. Il me dit
qu'entre Syène, dans la Thébaïde, et Éléphantine, il y avait
deux montagnes dont les sommets se terminaient en pointe ; que
l'une de ces montagnes s'appelait Crophi, et l'autre Mophi. Les
sources du Nil, qui sont de profonds abîmes, sortaient,
disait-il, du milieu de ces montagnes : la moitié de leurs eaux
coulait en Égypte, vers le nord; et l'autre moitié en Éthiopie,
vers le sud. Pour montrer que ces sources étaient des abîmes, il
ajouta que Psammitichus, ayant voulu en faire l'épreuve, y avait
fait jeter un câble de plusieurs milliers d'orgyies, mais que la
sonde n'avait pas été jusqu'au fond. Si le récit de cet
interprète est vrai, je pense qu'en cet endroit les eaux, venant
à se porter et à se briser avec violence contre les montagnes,
refluent avec rapidité, et excitent des tournants qui empêchent
la sonde d'aller jusqu'au fond.
XXIX. Je n'ai trouvé personne
qui ait pu m'en apprendre davantage; mais voici ce que j'ai
recueilli, en poussant mes recherches aussi loin qu'elles
pouvaient aller : jusqu'à Éléphantine, j'ai vu les choses par
moi-même ; quant à ce qui est an delà de cette ville, je ne le
sais que parles réponses que l'on m'a faites. Le pays au-dessus
d'Éléphantine est élevé. En remontant le fleuve, on attache de
chaque côté du bateau une corde, comme on en attache aux boeufs,
et on le tire de la sorte. Si le câble se casse, le bateau est
emporté par la force du courant. Ce lieu a quatre jours de
navigation. Le Nil y est tortueux comme le Méandre, et il faut
naviguer de la manière que nous avons dit pendant douze schènes.
Vous arrivez ensuite à une plaine fort unie, où il y aune île
formée par les eaux du Nil ; elle s'appelle Tachompso. Au-dessus
d'Éléphantine, on trouve déjà des Éthiopiens ; ils occupent même
une moitié de l'île de Tachompso, et les Égyptiens l'autre
moitié. Attenant l'île, est un grand lac sur les bords duquel
habitent des Éthiopiens nomades. Quand. vous l'avez traversé,
vous rentrez dans le Nil, qui s'y jette ; de là, quittant le
bateau, vous faites quarante jours de chemin le long du fleuve ;
car, dans cet espace, le Nil est plein de rochers pointus et de
grosses pierres à sa surface, qui rendent la navigation
impraticable. Après avoir fait ce chemin en quarante jours de
marche, vous vous rembarquez dans un autre bateau oit vous
naviguez douze jours ; puis vous arrivez à une grande ville
appelée Méroé. On dit qu'elle est la capitale du reste des
Éthiopiens. Jupiter et Bacchus sont les seuls dieux qu'adorent
ses habitants ; les cérémonies de leur culte sont magnifiques :
ils ont aussi parmi eux un oracle de Jupiter, sur les réponses
duquel ils portent la guerre partout où ce dieu le commande et
quand il l'ordonne.
XXX. De cette ville, vous
arrivez au pays des Automoles en autant de jours de navigation
que vous en avez mis à venir d'Éléphantine à la métropole des
Éthiopiens. Ces Automoles s'appellent Asmach. Ce nom, traduit en
grec, signifie. ceux qui se tiennent à la gauche du roi ; ils
descendent de deux cent quarante mille Égyptiens, tous gens de
guerre, qui passèrent du côté des Éthiopiens pour le sujet que
je vais rapporter. Sous le règne de Psammitichus, on les avait
mis en garnison à Éléphantine, pour défendre le pays contre les
Éthiopiens; à Daphnes de Péluse, pour empêcher les incursions
des Arabes et des Syriens ; à Marée, pour tenir la Libye en
respect. Les Perses ont encore aujourd'hui des troupes dans les
mêmes places où il y en avait sous Psammitichus; car il y a
garnison perse à Éléphantine et à Daphnes. Ces Égyptiens étant
donc restés trois ans dans leurs garnisons, sans qu'on vint les
relever, résolurent, d'un commun accord, d'abandonner
Psammitichus, et de passer chez les Éthiopiens. Sur cette
nouvelle, ce prince les poursuivit : lorsqu'il les eut atteints,
il employa les prières, et tous les motifs les plus propres à
les dissuader d'abandonner les dieux de leurs pères, leurs
enfants et leurs femmes. Là-dessus, l'un d'entre eux, comme on
le raconte, lui montrant le signe de sa virilité, lui dit :
Partout où nous le porterons, nous y trouverons des femmes, et
nous y aurons des enfants. Les Automoles, étant arrivés en
Éthiopie, se donnèrent au roi. Ce prince les en récompensa en
leur accordant le pays de quelques Éthiopiens qui étaient ses
ennemis, et qu'il leur ordonna de chasser. Ces Égyptiens s'étant
établis dans ce pays, les Éthiopiens se civilisèrent, en
adoptant les moeurs égyptiennes.
XXXI. Le cours du Nil est donc
connu pendant quatre mois de chemin, qu'on fait en partie par
eau, et en partie par terre, sans y comprendre le cours de ce
fleuve en Égypte ; car, si l'on compte exactement, on trouve
qu'il faut précisément quatre mois pour se rendre d'Éléphantine
au pays de ces Automoles. Il est certain que le Nil vient de
l'ouest ; mais on ne peut rien assurer sur ce qu'il est au delà
des Automoles, les chaleurs excessives rendant ce pays désert et
inhabité.
XXXII. Voici néanmoins ce que
j'ai appris de quelques Cyrénéens qui, ayant été consulter, à ce
qu'ils me dirent, l'oracle de Jupiter Ammon, eurent un entretien
avec Étéarque, roi du pays. Insensiblement la conversation tomba
sur les sources du Nil, et l'on prétendit qu'elles étaient
inconnues. Étéarque leur raconta qu'un jour des Nasamons
arrivèrent à sa cour. Les Nasamons sont un peuple de Libye qui
habite la Syrte, et un pays de peu d'étendue à l'orient de la
Syrte. Leur ayant demandé s'ils avaient quelque chose de nouveau
à lui apprendre sur les déserts de Libye, ils lui répondirent
que, parmi les familles les plus puissantes du pays, des jeunes
gens, parvenus à l'âge viril, et pleins d'emportement,
imaginèrent, entre autres extravagances, de tirer au sort cinq
d'entre eux pour reconnaître les déserts de la Libye, et tâcher
d'y pénétrer plus avant qu'on ne l'avait fait jusqu'alors. Toute
la côte de la Libye qui borde la mer septentrionale (la
Méditerranée) depuis l'Égypte jusqu'au promontoire Soloéis, où
se termine cette troisième partie du monde, est occupée par les
Libyens et par diverses nations libyennes, à la réserve de ce
qu'y possèdent les Grecs et les Phéniciens ; mais, dans
l'intérieur des terres, au-dessus de la côte maritime et des
peuples qui la bordent, est une contrée remplie de bêtes féroces.
Au delà de cette contrée, on ne trouve plus que du sable, qu'un
pays prodigieusement aride et absolument désert. Ces jeunes
gens, envoyés par leurs compagnons avec de bonnes provisions
d'eau et de vivres, parcoururent d'abord des pays habités ;
ensuite ils arrivèrent dans un pays rempli de bêtes féroces ; de
là, continuant leur route à l'ouest à travers les déserts, ils
aperçurent, après avoir longtemps marché dans un pays très
sablonneux, une plaine où il y avait des arbres. S'en étant
approchés, ils mangèrent des fruits que ces arbres portaient.
Tandis qu'ils en mangeaient, de petits hommes, d'une taille au-dessous
de la moyenne, fondirent sûr eux, et les emmenèrent par force.
Les Nasamons n'entendaient point leur langue, et ces petits
hommes ne comprenaient rien à celle des Nasamons. On les mena
par des lieux marécageux ; après les avoir traversés, ils
arrivèrent à une ville dont tous les habitants étaient noirs, et
de la même taille que ceux qui les y avaient conduits. Une
grande rivière, dans laquelle il y avait des crocodiles, coulait
le long de cette ville de l'ouest à l'est.
XXXIII. Je me suis contenté de
rapporter jusqu'à présent le discours d'Étéarque. Ce prince
ajoutait cependant, comme m'en assurèrent les Cyrénéens, que les
Nasamons étaient retournés dans leur patrie, et que les hommes
chez qui ils avaient été étaient tous des enchanteurs. Quant au
fleuve qui passait le long de cette ville, Etéarque conjecturait
que c'était le Nil, et la raison le veut ainsi ; car le Nil
vient de la Libye, et la coupe par le milieu ; et s'il est
permis de tirer des choses connues des conjectures sur les
inconnues, je pense qu'il part des mêmes points que l’Iister. Ce
dernier fleuve commence en effet dans le pays des Celtes, auprès
de la ville de Pyrène, et traverse l'Europe par le milieu. Les
Celtes sont au delà des colonnes d'Hercule, et touchent aux
Cynésiens, qui sont les derniers peuples de l'Europe du côté du
couchant. L'Ister se jette dans le Pont-Euxin à l'endroit où
sont les Istriens, colonie de Milet.
XXXIV. L’Ister est connu de
beaucoup de monde, parce qu'il arrose des pays habités ; mais on
ne peut rien assurer des sources du Nil, à cause que la partie
de la Libye qu'il traverse est déserte et inhabitée. Quant à son
cours, j'ai dit tout ce que j'ai pu en apprendre par les
recherches les plus étendues. Il se jette dans l'Égypte ;
l'Égypte est presque vis-à-vis de la Cilicie montueuse ; de là à
Sinope, sur le Pont-Euxin, il y a, en droite ligne, cinq jours
de chemin pour un bon voyageur : or Sinope est située vis-à-vis
de l'embouchure de l’Ister. Il me semble par conséquent que le
Nil, qui traverse toute la Libye, peut entrer en comparaison
avec l'Ister. Mais en voilà assez sur ce fleuve.
XXXV. Je m'étendrai davantage
sur ce qui concerne l'Égypte, parce qu'elle renferme plus de
merveilles que nul autre pays, et qu'il n'y a point de contrée
où l'on voie tant d'ouvrages admirables et au-dessus de toute
expression : par ces raisons, je m'étendrai davantage sur ce
pays. Comme les Égyptiens sont nés sous un climat bien différent
des autres climats, et que le Nil est d'une nature bien
différente du reste des fleuves, aussi leurs usages et leurs
lois diffèrent-ils pour la plupart de ceux des autres nations.
Chez eux, les femmes vont sur la place, et s'occupent du
commerce, tandis que les hommes, renfermés dans leurs maisons,
travaillent à de la toile. Les autres nations font la toile en
poussant la trame en haut, les Égyptiens en la poussant en bas.
En Égypte, les hommes portent les fardeaux sur la tête, et les
femmes sur les épaules. Les femmes urinent debout, les hommes
accroupis ; quant aux autres besoins naturels, ils se renferment
dans leurs maisons; mais ils mangent dans les rues. Ils
apportent pour raison de cette conduite que les choses
indécentes, mais nécessaires, doivent se faire en secret, au
lieu que celles qui ne sont point indécentes doivent se faire en
public. Chez les Égyptiens, les femmes ne peuvent être
prêtresses d'aucun dieu ni d'aucune déesse ; le sacerdoce est
réservé aux hommes. Si les enfants mâles ne veulent point
nourrir leurs pères et leurs mères, on ne les y force pas ; mais
si les filles le refusent, on les y contraint.
XXXVI. Dans les autres pays,
les prêtres portent leurs cheveux ; en Égypte, ils les rasent.
Chez les autres nations, dès qu'on est en deuil, on se fait
raser, et surtout les plus proches parents ; les Égyptiens, au
contraire, laissent croître leurs cheveux et leur barbe à la
mort de leurs proches, quoique jusqu'alors ils se fussent rasés.
Les autres peuples prennent leurs repas dans un endroit séparé
des bêtes, les Égyptiens mangent avec elles. Partout ailleurs on
se nourrit de froment et d'orge. En Égypte, on regarde comme
infâmes ceux qui s'en nourrissent, et l'on y fait usage
d'épeautre. Ils pétrissent la farine avec les pieds ; mais ils
enlèvent la boue et le fumier avec les mains. Toutes les autres
nations, excepté celles qui sont instruites, laissent les
parties de la génération dans leur état naturel ; eux, au
contraire, se font circoncire. Les hommes ont chacun deux
habits, les femmes n'en ont qu'un. Les autres peuples attachent
en dehors les cordages et les anneaux ou crochets des voiles ;
les Égyptiens, en dedans. Les Grecs écrivent et calculent avec
des jetons, en portant la main de la gauche vers la droite ; les
Égyptiens, en la conduisant de la droite à la gauche ; et
néanmoins ils disent qu'ils écrivent et calculent à droite, et
les Grecs à gauche. Ils ont deux sortes de lettres, les sacrées
et les populaires.
XXXVII. Ils sont très
religieux, et surpassent tous les hommes dans le culte qu'ils
rendent aux dieux. Voici quelques-unes de leurs coutumes : ils
boivent dans des coupes d'airain, qu'ils ont soin de nettoyer
tous les jours ; c'est un usage universel, dont personne ne
s'exempte. Ils portent des habits de lin nouvellement lavés ;
attention qu'ils ont toujours. Ils se font circoncire par
principe de propreté, parce qu'ils en font plus de cas que de la
beauté. Les prêtres se rasent le corps entier tous les trois
jours, afin qu'il ne s'engendre ni vermine, ni aucune autre
ordure sur des hommes qui servent les dieux. Ils ne portent
qu'une robe de lin et des souliers de byblus. Il ne leur est pas
permis d'avoir d'autre habit ni d'autre chaussure. Ils se lavent
deux fois par jour dans de l'eau froide, et autant de fois
toutes les nuits ; en un mot, ils ont mille pratiques
religieuses qu'ils observent régulièrement. Ils jouissent, en
récompense, de grands avantages. Ils ne dépensent ni ne
consomment rien de leurs biens propres. Chacun d'eux a sa
portion des viandes sacrées, qu'on leur donne cuites ; et même
on leur distribue chaque jour une grande quantité de chair de
boeuf et d'oie. On leur donne aussi du vin de vigne ; mais il ne
leur est pas permis de manger du poisson. Les Égyptiens ne
sèment jamais dé fèves dans leurs terres, et, s'il en vient, ils
ne les mangent ni crues ni cuites. Les prêtres n'en peuvent pas
même supporter la vue ; ils s'imaginent que ce légume est impur.
Chaque dieu a plusieurs prêtres et un grand prêtre. Quand il en
meurt quelqu'un, il est remplacé par son fils.
XXXVIII. Ils croient que les
boeufs mondes (purs) appartiennent à Epaphus, et c'est pourquoi
ils les examinent avec tant de soin. Il y a même un prêtre
destiné pour cette fonction. S'il trouve sur l'animal un seul
poil noir, il le regarde comme immonde. Il le visite et
l'examine debout et couché sur le dos ; il lui fait ensuite
tirer la langue, et il observe s'il est exempt des marques dont
font mention les livres sacrés, et dont je parlerai autre part.
Il considère aussi si les poils de la queue sont tels qu'ils
doivent être naturellement. Si le boeuf est exempt de toutes ces
choses, il est réputé monde; le prêtre le marque avec une corde
d'écorce de byblos, qu'il lui attache autour des cornes ; il y
applique ensuite de la terre sigillaire, sur laquelle il imprime
son sceau ; après quoi on le conduit à l'autel ; car il est
défendu, sous peine de mort, de sacrifier un boeuf qui n'a point
cette empreinte. Telle est la manière dont on examine ces
animaux.
XXXIX. Voici les cérémonies
qui s'observent dans les sacrifices : on conduit l'animal ainsi
marqué à l'autel où il doit être immolé ; on allume du feu ; on
répand ensuite du vin sur cet autel, et près de la victime qu'on
égorge, après avoir invoqué le dieu ; on en coupe la tête, et on
dépouille le reste du corps ; on charge cette tête
d'imprécations ; on la porte ensuite au marché, s'il y en a un,
et s'il s'y trouve des marchands grecs, on la leur vend ; mais
ceux chez qui il n'y a point de Grecs la jettent à la rivière.
Parmi les imprécations qu'ils font sur la tête de la victime
ceux qui ont offert le sacrifice prient les dieux de détourner
les malheurs qui pourraient arriver à toute l'Égypte ou à
eux-mêmes, et de les faire retomber sur cette tête. Tous les
Égyptiens observent également ces mêmes rites dans tous leurs
sacrifices, tant à l'égard des têtes des victimes immolées qu'à
l'égard des libations de vin. C'est en conséquence de cet usage
qu'aucun Égyptien ne mange jamais de la tête d'un animal, quel
qu'il soit. Quant à l'inspection des entrailles et à la manière
de brûler les victimes, ils suivent différentes méthodes, selon
la différence des sacrifices.
XL. Je vais parler maintenant
de la déesse Isis, que les Égyptiens regardent comme la plus
grande de toutes les divinités, et de la fête magnifique qu'ils
célèbrent en son honneur. Après s'être préparés à cette fête par
des jeûnes et par des prières, ils lui sacrifient un boeuf. On
le dépouille ensuite, et on en arrache les intestins ; mais on
laisse les entrailles et la graisse. On coupe les cuisses, la
superficie du haut des hanches, les épaules et le cou. Cela
fait, on remplit le reste du corps de pains de pure farine, de
miel, de raisins secs, de figues, d'encens, de myrrhe et
d'autres substances odoriférantes. Ainsi rempli, on le brûle, en
répandant une grande quantité d'huile sur le feu. Pendant que la
victime brûle, ils se frappent tous ; et, lorsqu'ils ont cessé
de frapper, on leur sert les restes du sacrifice.
XLI. Tous les Égyptiens
immolent des boeufs et des veaux mondes ; mais il ne leur est
pas permis de sacrifier des génisses, parce qu'elles sont
sacrifiées à Isis, qu'on représente dans ses statues sous la
forme d'une femme avec des cornes de génisse, comme les Grecs
peignent Io. Tous les Égyptiens ont beaucoup plus d'égards pour
les génisses que pour le reste du bétail : aussi n'y a-t-il
point d'Égyptien ni d'Égyptienne qui voulût baiser un Grec à la
bouche, ni même se servir du couteau d'un Grec, de sa broche, de
sa marmite, ni goûter de la chair d'un boeuf monde qui aurait
été coupée avec le couteau d'un Grec. Si un boeuf ou une génisse
viennent à mourir, on leur fait des funérailles de cette manière
: on jette les génisses dans le fleuve ; quant aux boeufs, on
les enterre dans les faubourgs, avec l'une des cornes ou les
deux cornes hors de terre, pour servir d'indice. Lorsque le
boeuf est pourri, et dans un temps déterminé, on voit arriver à
chaque ville un bateau de l'île Prosopitis. Cette île, située
dans le Delta, a neuf sciènes de tour ; elle contient un grand
nombre de villes ; mais celle d'où partent les bateaux destinés
à enlever les os des boeufs se nomme Atarbéchis. On y voit un
temple consacré à Vénus. Il sort d'Atarbéchis beaucoup de gens
qui courent de ville en ville pour déterrer les os des boeufs ;
ils les emportent, et les mettent tous en terre dans un même
lieu. Ils enterrent de la même manière que les boeufs le reste
du bétail qui vient à mourir : la loi l'ordonne ; car ils ne les
tuent pas.
XLII. Tous ceux qui ont fondé
le temple de Jupiter Thébéen, ou qui sont du nome de Thèbes,
n'immolent point de moutons, et ne sacrifient que des chèvres.
En effet, tous les Égyptiens n'adorent pas également les mêmes
dieux ; ils ne rendent tous le même culte qu'à Isis et à Osiris,
qui, selon eux, est le même que Bacchus. Tous ceux, au
contraire, qui ont en leur possession le temple de Mendès, ou
qui sont du nome Mendésien, immolent des brebis, et épargnent
les chèvres. Les Thébéens, et tous ceux qui, par égard pour eux,
s'abstiennent des brebis, le font en vertu d'une loi dont voici
le motif : Hercule, disent-ils, voulait absolument voir Jupiter
; mais ce dieu ne voulait pas en être vu. Enfin, comme Hercule
ne cessait de le prier, Jupiter s'avisa de cet artifice : il
dépouilla un bélier, en coupa la tête, qu'il tint devant lui,
et, s'étant revêtu de sa toison, il se montra dans cet état à
Hercule. C'est par cette raison qu'en Égypte les statues de
Jupiter représentent ce dieu avec une tête de bélier. Cette
coutume a passé des Égyptiens aux Ammoniens. Ceux-ci sont en
effet une colonie d'Égyptiens et d'Éthiopiens, et leur langue
tient le milieu entre celle de ces deux peuples. Je crois même
qu'ils s'appellent Ammoniens parce que les Égyptiens donnent le
nom d'Amon à Jupiter. Les Thébéens regardent, par cette raison,
les béliers comme sacrés, et ils ne les immolent point, excepté
le jour de la fête de Jupiter. C'est le seul jour de l'année où
ils en sacrifient un ; après quoi on le dépouille, et, de la
même manière dont Jupiter s'en était revêtit lui-même, l'on
revêt de sa peau la statue de ce dieu, dont on approche celle
d'Hercule. Cela fait, tous ceux qui sont autour du temple se
frappent, en déplorant la mort du bélier ; et puis on le met
dans une caisse sacrée.
XLIII. Cet Hercule est, à ce
qu'on m'a assuré, un des douze dieux : quant à l'autre Hercule,
si connu des Grecs, je n'en ai jamais pu rien apprendre dans
aucun endroit de l'Égypte. Entre autres preuves que je pourrais
apporter que les Égyptiens n'ont point emprunté des Grecs le nom
d'Hercule, mais que ce sont les Grecs qui l'ont pris d'eux, et
principalement ceux d'entre eux qui ont donné ce nom au fils
d'Amphitryon, je m'arrêterai à celles-ci : le père et la mère de
cet Hercule, Amphitryon et Alcmène, étaient originaires d'Égypte
; bien plus, les Égyptiens disent qu'ils ignorent jusqu'aux noms
de Neptune et des Dioscures, et ils n'ont jamais mis ces dieux
au nombre de leurs divinités : or, s'ils eussent emprunté des
Grecs le nom de quelque dieu, ils auraient bien plutôt fait
mention de ceux-ci. En effet, puisqu'ils voyageaient déjà sur
mer, et qu'il y avait aussi, comme je le pense, fondé sur de
bonnes raisons, des Grecs qui pratiquaient cet élément, ils
auraient plutôt connu les noms de ces dieux que celui d'Hercule.
Hercule est un dieu très ancien chez les Égyptiens ; et, comme
ils le disent eux-mêmes, il est du nombre de ces douze dieux qui
sont nés des huit dieux, dix-sept mille ans avant le règne
d'Amasis.
XLIV. Comme je souhaitais
trouver quelqu'un qui pût m'instruire à cet égard, je fis voile
vers Tyr en Phénicie, où j'avais appris qu'il y avait un temple
d'Hercule en grande vénération. Ce temple était décoré d'une
infinité d'offrandes, et, entre autres riches ornements, on y
voyait deux colonnes, dont l'une était d'or fin, et l'autre
d'émeraude, qui jetait, la nuit, un grand éclat. Un jour que je
m'entretenais avec les prêtres de ce dieu, je leur demandai
combien il y avait de temps que ce temple était bâti ; mais je
ne les trouvai pas plus d'accord avec les Grecs que les
Égyptiens. Ils me dirent, en effet, qu'il avait été bâti en même
temps que la ville, et qu'il y avait deux mille trois cents ans
qu'elle était habitée. Je vis aussi à Tyr un autre temple
d'Hercule ; cet Hercule était surnommé Thasien. Je fis même un
voyage à Thasos, où je trouvai un temple de ce dieu, qui avait
été construit par ces Phéniciens, lesquels, courant les mers
pour chercher Europe, fondèrent une colonie dans cette île, cinq
générations avant qu'Hercule, fils d'Amphitryon, naquît en Grèce.
Ces recherches prouvent clairement qu'Hercule est un dieu ancien
: aussi les Grecs, qui ont élevé deux temples à Hercule, me
paraissent avoir agi très sagement. Ils offrent à l'un, qu'ils
ont surnommé Olympien, des sacrifices, comme à un immortel, et
font à l'autre des offrandes funèbres, comme à un héros.
XLV. Les Grecs tiennent aussi
beaucoup d'autres propos inconsidérés, et l'on peut mettre de ce
nombre la fable ridicule qu'ils débitent au sujet de ce héros.
Hercule, disent-ils, étant arrivé en Égypte, les Égyptiens lui
mirent une couronne sur la tête, et le conduisirent en grande
pompe, comme s'ils eussent voulu l'immoler à Jupiter. Il resta
quelque temps tranquille ; mais, lorsqu'on vint aux cérémonies
préparatoires, il ramassa ses forces, et les tua tous. Les Grecs
font voir, à ce qu'il me semble, par ces propos, qu'ils n'ont
pas la plus légère connaissance du caractère des Égyptiens et de
leurs lois. Quelle vraisemblance y a-t-il, en effet, que des
peuples à qui il n'est pas même permis de sacrifier aucun
animal, excepté des cochons des boeufs et des veaux, pourvu
qu'ils soient mondes, et des oies ; quelle apparence, dis-je,
qu'ils voulussent immoler des hommes? D'ailleurs, est-il dans la
nature qu'Hercule, qui n'était encore qu'un homme, comme ils le
disent eux-mêmes, eût pu tuer, lui seul, tant de milliers
d'hommes ? Quoi qu'il en soit, je prie les dieux et le héros de
prendre en bonne part ce que j'ai dit sur ce sujet.
XLVI. Les Mendésiens, ceux des
Égyptiens dont j'ai parlé, ne sacrifient ni chèvres ni boucs. En
voici les raisons : ils mettent Pan au nombre des huit dieux, et
ils prétendent que ces huit dieux existaient avant les douze
dieux. Or les peintres et les sculpteurs représentent le dieu
Pan, comme le font les Grecs, avec une tête de chèvre et des
jambes de bouc : ce n'est pas qu'ils s'imaginent qu'il ait une
pareille figure, ils le croient semblable au reste des dieux ;
mais je me ferais une sorte de scrupule de dire pourquoi ils le
représentent ainsi. Les Mendésiens ont beaucoup de vénération
pour les boucs et les chèvres, et encore plus pour ceux-là que
pour celles-ci ; et c'est à cause de ces animaux qu'ils honorent
ceux qui en prennent soin. Ils ont surtout en grande vénération
un bouc, qu'ils considèrent plus que tous les autres ; quand il
vient à mourir, tout le nome Mendésien est en deuil. Le bouc et
le dieu Pan s'appellent Mendès en égyptien. Il arriva, pendant
que j'étais en Égypte, une chose étonnante dans le nome
Mendésien : un bouc eut publiquement commerce avec une femme, et
cette aventure parvint à la connaissance de tout le monde.
XLVII. Les Égyptiens regardent
le pourceau comme un animal immonde. Si quelqu'un en touche un,
ne fût-ce qu'en passant, aussitôt il va se plonger dans la
rivière avec ses habits : aussi ceux qui gardent les pourceaux,
quoique Égyptiens de naissance, sont-ils les seuls qui ne
puissent entrer dans aucun temple d'Égypte. Personne ne veut
leur donner ses filles en mariage, ni épouser les leurs : ils se
marient entre eux. Il n'est pas permis aux Égyptiens d'immoler
des pourceaux à d'autres dieux qu'à la Lune et à Bacchus, à qui
ils en sacrifient dans le même temps, je veux dire dans la même
pleine lune. Ils en mangent alors. Mais pourquoi les Égyptiens
ont-ils les pourceaux en horreur les autres jours de fête, et en
immolent-ils dans celle-ci ? Ils en apportent une raison qu'il
n'est pas convenable de rapporter. Je la tairai donc, quoique je
ne l'ignore point. Voici comment ils sacrifient tes pourceaux à
la Lune : quand la victime est égorgée, on met ensemble
l'extrémité de la queue, la rate et l'épiploon, qu'on couvre de
toute la graisse qui est dans le ventre de l'animal, et on les
brûle. Le reste de la victime se mange le jour de la pleine lune,
qui est celui où ils ont offert le sacrifice; tout autre jour,
ils ne voudraient pas en goûter. Les pauvres, qui ont à peine de
quoi subsister, font avec de la pâte des figures de pourceaux ;
et, les ayant fait cuire, ils les offrent en sacrifice.
XLVIII. Le jour de la fête de
Bacchus, chacun immole un pourceau devant sa porte, à l'heure du
repas ; on le donne ensuite à emporter à celui qui l'a vendu.
Les Égyptiens célèbrent le reste de la fête de Bacchus, excepté
le sacrifice des porcs, à peu près de la même manière que les
Grecs ; mais, au lieu de phalles, ils ont inventé des figures
d'environ une coudée de haut, qu'on fait mouvoir par le moyen
d'une corde. Les femmes portent dans les bourgs et les villages
ces figures, dont le membre viril n'est guère moins grand que le
reste du corps, et qu'elles font remuer. Un joueur de flûte
marche à la tête ; elles le suivent en chantant les louanges de
Bacchus. Mais pourquoi ces figures ont-elles le membre viril
d'une grandeur si peu proportionnée, et pourquoi ne
remuent-elles que cette partie ? On en donne une raison sainte ;
mais je ne dois pas la rapporter.
XLIX. Il me semble que
Mélampus, fils d'Amythaon, avait dès lors même une grande
connaissance de cette cérémonie sacrée. C'est lui en effet qui a
instruit les Grecs du nom de Bacchus, des cérémonies de son
culte, et qui a introduit parmi eux la procession du phalle. Il
est vrai qu'il ne leur a pas découvert le fond de ces mystères ;
mais les sages qui sont venus après lui en ont donné une plus
ample explication. C'est donc Mélampus qui a institué la
procession du phalle que l'on porte en l'honneur de Bacchus, et
c'est lui qui a instruit les Grecs des cérémonies qu'ils
pratiquent encore aujourd'hui, Mélampus est, à mon avis, un sage
qui s'est rendu habile dans l'art de la divination. Instruit par
les Égyptiens d'un grand nombre de cérémonies, et, entre autres,
de ce qui concerne le culte de Bacchus, ce fut lui qui les
introduisit dans la Grèce, avec quelques légers changements. Je
n'attribuerai, point en effet au hasard la ressemblance qu'on
voit entre les cérémonies religieuses des Égyptiens et celles
que les Grecs ont adoptées. Si cette ressemblance n'avait pas
d'autres causes, ces cérémonies ne se trouveraient pas si
éloignées des moeurs et des usages des Grecs, et d'ailleurs
elles n'auraient pas été nouvellement introduites. Je ne dirai
pas non plus que les Égyptiens aient emprunté des Grecs ces
cérémonies, ou quelque autre rite : il me semble bien plutôt que
Mélampus apprit ce qui concerne le culte de Bacchus par le
commerce qu'il eut avec les descendants de Cadmos de Tyr, et
avec ceux des Tyriens de sa suite, qui vinrent de Phénicie dans
cette partie de la Grèce qu'on appelle aujourd'hui Béotie.
L. Presque tous les noms des
dieux sont venus d'Égypte en Grèce. Il est très certain qu'ils
nous viennent des Barbares : je m'en suis convaincu par mes
recherches. Je crois donc que nous les tenons principalement des
Égyptiens. En effet, si vous exceptez Neptune, les Dioscures,
comme je l'ai dit ci-dessus, Junon, Vesta, Thémis, les Grâces et
les Néréides, les noms de tous les autres dieux, ont toujours
été connus en Égypte. Je ne fais, à cet égard, que répéter ce
que les Égyptiens disent eux-mêmes. Quant aux dieux qu'ils
assurent ne pas connaître, je pense que leurs noms viennent des
Pélasges ; j'en excepte Neptune, dont ils ont appris le nom des
Libyens ; car, dans les premiers temps, le nom de Neptune
n'était connu que des Libyens, qui ont toujours pour ce dieu une
grande vénération. Quant à ce qui regarde les héros, les
Égyptiens ne leur rendent aucun honneur funèbre.
LI. Les hellènes tiennent donc
des Égyptiens ces rites usités parmi eux, ainsi que plusieurs
autres dont je parlerai dans la suite ; mais ce n'est point
d'après ces peuples qu'ils donnent aux statues de Mercure une
attitude indécente. Les Athéniens ont pris les premiers cet
usage des Pélasges ; le reste de la Grèce a suivi leur exemple.
Les Pélasges demeuraient en effet dans le même canton que les
Athéniens, qui, dès ce temps-là, étaient au nombre des Hellènes
; et c'est pour cela qu'ils commencèrent alors à être réputés
Hellènes eux-mêmes. Quiconque est initié dans les mystères des
Cabires, que célèbrent les Samothraces, comprend ce que je dis ;
car ces Pélasges qui vinrent demeurer avec les Athéniens
habitaient auparavant la Samothrace, et c'est d'eux que les
peuples de cette île ont pris leurs mystères. Les Athéniens sont
donc les premiers d'entre les Hellènes qui aient appris des
Pélasges à faire des statues de Mercure dans l'état que nous
venons de représenter. Les Pélasges en donnent une raison sacrée,
que l'on trouve expliquée dans les mystères de Samothrace.
LII. Les Pélasges sacrifiaient
autrefois aux dieux toutes les choses qu'on peut leur offrir,
comme je l'ai appris à Dodone, et ils leur adressaient des
prières ; mais ils ne donnaient alors ni nom ni surnom à aucun
d'entre eux, car ils ne les avaient jamais entendu nommer. Ils
les appelaient dieux en général, à cause de l'ordre des
différentes parties qui constituent l'univers, et de la manière
dont ils l'ont distribué. Ils ne parvinrent ensuite à connaître
que fort tard les noms des dieux, lorsqu'on les eut apportés
d'Égypte ; mais ils ne surent celui de Bacchus que longtemps
après avoir appris ceux des autres dieux. Quelque temps après,
ils allèrent consulter sur ces noms l'oracle de Dodone. On
regarde cet oracle comme le plus ancien de la Grèce, et il était
alors le seul qu'il y eût dans le pays. Les Pélasges ayant donc
demandé à l'oracle de Dodone s'ils pouvaient recevoir ces noms
qui leur venaient des Barbares, il leur répondit qu'ils le
pouvaient. Depuis ce temps-là ils en ont fait usage dans leurs
sacrifices, et dans la suite les Grecs ont pris des Pélasges ces
mêmes noms.
LIII. On a longtemps ignoré
l'origine de chaque dieu, leur forme, leur nature, et s'ils
avaient tous existé de tout temps : ce n'est, pour ainsi dire,
que d'hier qu'on le sait. Je pense en effet qu'Homère et Hésiode
ne vivaient que quatre cents ans avant moi. Or ce sont eux qui
les premiers ont décrit en vers la théogonie, qui ont parlé des
surnoms des dieux, de leur culte, de leurs fonctions, et qui ont
tracé leurs figures ; les autres poètes, qu'on dit les avoir
précédés, ne sont venus, du moins à mon avis, qu'après eux. Ce
qui regarde les noms et l'origine des dieux, je le tiens des
prêtresses de Dodone ; mais, à l'égard d'Hésiode et d'Homère,
c'est mon sentiment particulier.
LIV. Quant aux deux oracles,
dont l'un est en Grèce et l'autre en Libye, je vais rapporter ce
qu'en disent les Égyptiens. Les prêtres de Jupiter Thébéen me
racontèrent que des Phéniciens avaient enlevé à Thèbes deux
femmes consacrées au service de ce dieu ; qu'ils avaient ouï
dire qu'elles furent vendues pour être transportées, l'une en
Libye, l'autre en Grèce, et qu'elles furent les premières qui
établirent des oracles parmi les peuples de ces deux pays. Je
leur demandai comment ils avaient acquis ces connaissances
positives : ils me répondirent qu'ils avaient longtemps cherché
ces femmes sans pouvoir les trouver, mais que depuis ils en
avaient appris ce qu'ils venaient de me raconter.
LV. Les prêtresses des
Dodonéens rapportent qu'il s'envola de Thèbes en Égypte deux
colombes noires ; que l'une alla en Libye, et l'autre chez eux ;
que celle-ci, s'étant perchée sur un chêne, articula d'une voix
humaine que les destins voulaient qu'on établît en cet endroit
un oracle de Jupiter ; que les Dodonéens, regardant cela comme
un ordre des dieux, l'exécutèrent ensuite. Ils racontent aussi
que la colombe qui s'envola en Libye commanda aux Libyens
d'établir l'oracle d'Ammon, qui est aussi un oracle de Jupiter.
Voilà ce que me dirent les prêtresses des Dodonéens, dont la
plus âgée s'appelait Preuménia ; celle d'après, Timarété ; et la
plus jeune, Nicandra. Leur récit était confirmé par le
témoignage du reste des Dodonéens, ministres du temple.
LVI. Mais voici mon sentiment
à cet égard : s'il est vrai que des Phéniciens aient enlevé ces
cieux femmes consacrées aux dieux, et qu'ils les aient vendues,
l'une pour être menée en Libye, l'autre pour être transportée en
Grèce, je pense que celle-ci fut vendue afin d'être conduite
dans le pays des Thesprotiens, qui fait partie de la Grèce
actuelle, et qu'on appelait alors Pélasgie ; que, pendant son
esclavage, elle éleva sous un chêne une chapelle à Jupiter ; car
il était naturel que celle qui dans Thèbes avait desservi les
autels de ce dieu lui donnât, dans le lieu où on l'avait
transportée, des marques de son souvenir, et qu'ensuite elle
instituât un oracle ; et qu'ayant appris la langue grecque, elle
dît que sa soeur avait été vendue par les mêmes Phéniciens pour
être conduite en Libye.
LVII. Les Dodonéens donnèrent,
à ce qu'il me semble, le nom de colombes à ces femmes, parce que,
étant étrangères, elles parlaient un langage qui leur paraissait
ressembler à la voix de ces oiseaux ; mais quelque temps après,
quand cette femme commença à se faire entendre, ils dirent que
la colombe avait parlé ; car, tant qu'elle s'exprima dans une
langue étrangère, elle leur parut rendre des sons semblables à
ceux des oiseaux. Comment, en effet, pourrait-il se faire qu'une
colombe rendit des sons articulés ? Et lorsqu'ils ajoutent que
cette colombe était noire, ils nous donnent à entendre que cette
femme était égyptienne.
LVIII. L'oracle de Thèbes en
Égypte, et celui de Dodone, ont entre eux beaucoup de
ressemblance. L'art de prédire l'avenir, tel qu'il se pratique
dans les temples, nous vient aussi d'Égypte ; du moins est-il
certain que les Égyptiens sont les premiers de tous les hommes
qui aient établi des fêtes ou assemblées publiques, des
processions, et la manière d'approcher de la Divinité et de
s'entretenir avec elle : aussi les Grecs ont-ils emprunté ces
coutumes des Égyptiens. Une preuve de ce que j'avance, c'est
qu'elles sont en usage depuis longtemps en Égypte, et qu'elles
n'ont été établies que depuis peu chez les Grecs.
LIX. Les Égyptiens célèbrent
tous les ans un grand nombre de fêtes, et ne se contentent pas
d'une seule. La principale, et celle qu'ils observent avec le
plus de zèle, se l'ait dans la ville de Bubastis, en l'honneur
de Diane ; la seconde, dans la ville de Busiris, en l'honneur
d'Isis. Il y a dans cette ville, qui est située au milieu du
Delta, un très-grand temple consacré à cette déesse. On la nomme
en grec Déméter (Terre-Mère Cérès). La fête de Minerve est la
troisième ; elle se fait à Saïs. On célèbre la quatrième à
Héliopolis, en l'honneur du Soleil ; la cinquième, à Buto, en
celui de Latone ; la sixième enfin à Paprémis, en celui de Mars.
LX. Voici ce qui s'observe en
allant à Bubastis : on s'y rend pureau, hommes et femmes
pêle-mêle et confondus les uns avec les autres ; dans chaque
bateau il y a un grand nombre de personnes de l'un et de l'autre
sexe. Tant que dure la navigation, quelques femmes jouent des
castagnettes, et quelques hommes de la flûte ; le reste, tant
hommes que femmes, chante et bat des mains. Lorsqu'on passe près
d'une ville, on fait approcher le bateau du rivage. Parmi les
femmes, les unes continuent à chanter et à jouer des
castagnettes, d'autres crient de toutes leurs forces, et disent
des injures à celles de la ville ; celles-ci se mettent à danser,
et celles-là, se tenant debout, retroussent indécemment leurs
robes. La même chose s'observe à chaque ville qu'on rencontre le
long du fleuve. Quand on est arrivé à Bubastis, on célèbre la
fête de Diane en immolant un grand nombre de victimes, et l'on
fait à cette fête une plus grande consommation de vin de vigne
que dans tout le reste de l'année ; car il s'y rend, au rapport
des habitants, sept cent mille personnes, tant hommes que
femmes, sans compter les enfants.
LXI. J'ai déjà dit comment on
célébrait à Busiris la fête d'Isis. On y voit une multitude
prodigieuse de personnes de l'un et de l'autre sexe, qui se
frappent et se lamentent toutes après le sacrifice ; mais il ne
m'est pas permis de dire en l'honneur de qui ils se frappent.
Tous les Cariens qui se trouvent en Égypte se distinguent
d'autant plus dans cette cérémonie, qu'ils se découpent le front
avec leurs épées ; et par là il est aisé de juger qu'ils sont
étrangers, et non pas Égyptiens.
LXII. Quand on s'est assemblé
à Saïs pour y sacrifier pendant une certaine nuit, tout le monde
allume en plein air des lampes autour de sa maison : ce sont de
petits vases pleins de sel et d'huile, avec une mèche qui nage
dessus, et qui brûle toute la nuit. Cette fête s'appelle la fête
des lampes ardentes. Les Égyptiens qui ne peuvent s'y trouver,
ayant observé la nuit du sacrifice, allument tous des lampes ;
ainsi ce n'est pas seulement à Saïs qu'on en allume, mais par
toute l'Égypte. On apporte une raison sainte des illuminations
qui se font pendant cette nuit, et des honneurs qu'on lui rend.
LXIII. Ceux qui vont à
Héliopolis et à Buto se contentent d'offrir des sacrifices. A
Paprémis, on observe les mêmes cérémonies et on fait les mêmes
sacrifices que dans les autres villes ; mais, lorsque le soleil
commence à baisser, quelques prêtres en petit nombre se donnent
beaucoup de mouvement autour de la statue de Mars, tandis que
d'autres en plus grand nombre, armés de bâtons, se tiennent
debout à l'entrée du temple. On voit vis-à-vis de ceux-ci plus
de mille hommes confusément rassemblés, tenant chacun un bâton à
la main, qui viennent pour accomplir leurs voeux. La statue est
dans une petite chapelle de bois doré. La veille de la fête, on
la transporte dans une autre chapelle. Les prêtres qui sont
restés en petit nombre autour de la statue placent cette
chapelle, avec le simulacre du dieu, sur un char à quatre roues,
et se mettent à le tirer. Ceux qui sont dans le vestibule les
empêchent d'entrer dans le temple ; mais ceux qui sont
vis-à-vis, occupés à accomplir leurs voeux, venant au secours du
dieu, frappent les gardes de la porte, et se défendent contre
eux. Alors commence un rude combat à coups de bâtons : bien des
têtes en sont fracassées, et je ne doute pas que plusieurs
personnes ne meurent de leurs blessures, quoique les Égyptiens
n'en conviennent pas.
LXIV. Les naturels du pays
racontent qu'ils ont institué cette fête par le motif suivant :
la mère de Mars demeurait dans ce temple. Celui-ci, qui avait
été élevé loin d'elle, se trouvant en âge viril, vint dans
l'intention de lui parler. Les serviteurs de sa mère, qui ne
l'avaient point vu jusqu'alors, bien loin de lui permettre
d'entrer, le chassèrent avec violence ; mais, étant revenu avec
du secours qu'il alla chercher dans une autre ville, il
maltraita les serviteurs de la déesse, et s'ouvrit un passage
jusqu'à son appartement. C'est pourquoi on a institué ce combat
en l'honneur de Mars, et le jour de sa fête. Les Égyptiens sont
aussi les premiers qui, par un principe de religion, aient
défendu d'avoir commerce avec les femmes dans les lieux sacrés,
ou même d'y entrer après les avoir connues, sans s'être
auparavant lavé. Presque tous les autres peuples, si l'on
excepte les Égyptiens et les Grecs, ont commerce avec les femmes
dans les lieux sacrés, ou bien, lorsqu'ils se lèvent d'auprès
d'elles, ils y entrent sans s'être lavés. Ils s'imaginent qu'il
en est des hommes comme de tous les autres animaux. On voit,
disent-ils, les bêtes et les différentes espèces d'oiseaux
s'accoupler dans les temples et les autres lieux consacrés aux
dieux : si donc cette action était désagréable à la Divinité,
les bêtes mêmes ne l'y commettraient pas. Voilà les raisons dont
les autres peuples cherchent à s'autoriser ; mais je ne puis les
approuver.
LXV. Entre autres pratiques
religieuses, les Égyptiens observent scrupuleusement celles-ci.
Quoique leur pays touche à la Libye, on y voit cependant peu
d'animaux ; et ceux qu'on y rencontre, sauvages ou domestiques,
on les regarde comme sacrés. Si je voulais dire pourquoi ils les
ont consacrés, je m'engagerais dans un discours sur la religion
et les choses divines ; or j'évite surtout d'en parler, et le
peu que j'en ai dit jusqu'ici, je ne l'ai fait que parce que je
m'y suis trouvé forcé. La loi leur ordonne de nourrir les bêtes,
et parmi eux il y a un certain nombre de personnes, tant hommes
que femmes, destinées à prendre soin de chaque espèce en
particulier. C'est un emploi honorable : le fils y succède à son
père. Ceux qui demeurent dans les villes s'acquittent des voeux
qu'ils leur ont faits. Voici de quelle manière : lorsqu'ils
adressent leurs prières au dieu auquel chaque animal est
consacré, et qu'ils rasent la tête de leurs enfants, ou tout
entière, ou à moitié, ou seulement le tiers, ils mettent ces
cheveux dans un des bassins d'une balance, et de l'argent dans
l'autre, Quand l'argent a fait pencher la balance, ils le
donnent à la femme qui prend soin de ces animaux : elle en
achète des poissons, qu'elle coupe par morceaux, et dont elle
les nourrit. Si l'on tue quelqu'un de ces animaux de dessein
prémédité, on en est puni de mort ; si on l'a fait
involontairement, on paye l'amende qu'il plaît aux prêtres
d'imposer ; mais si l'on tue, même sans le vouloir, un ibis ou
un épervier, on ne peut éviter le dernier supplice.
LXVI. Quoique le nombre des
animaux domestiques soit très grand, il y en aurait encore plus
s'il n'arrivait des accidents aux chats. Lorsque les chattes ont
mis bas, elles ne vont plus trouver les mâles. Ceux-ci cherchent
leur compagne ; mais, ne pouvant y réussir, ils ont recours 'a
la ruse. Ils enlèvent adroitement aux mères leurs petits, et les
tuent sans cependant en recevoir aucun dommage. Les chattes les
ayant perdus, comme elles désirent en avoir d'autres, parce que
cet animal aime beaucoup ses petits, elles vont chercher les
mâles. Lorsqu'il survient un incendie, il arrive à ces animaux
quelque chose qui tient du prodige. Les Égyptiens, rangés par
intervalles, négligent de l'éteindre, pour veiller à la sûreté
de ces animaux ; mais les chats, se glissant entre les hommes,
ou sautant par-dessus, se jettent dans les flammes. Lorsque cela
arrive, les Égyptiens en témoignent une grande douleur. Si, dans
quelque maison, il meurt un chat de mort naturelle, quiconque
l'habite se rase les sourcils seulement ; mais, quand il meurt
un chien, on se rase la tête et le corps entier.
LXVII. On porte dans des
maisons sacrées les chats qui viennent à mourir ; et, après
qu'on les a embaumés, on les enterre à Bubastis. A l'égard des
chiens, chacun leur donne la sépulture dans sa ville, et les
arrange dans des caisses sacrées. On rend les mêmes honneurs aux
ichneumons. On transporte à Bute les musaraignes et les
éperviers, et les ibis à Hermopolis ; mais les ours, qui sont
rares en Égypte, et les loups, qui n'y sont guère plus grands
que des renards, on les enterre dans le lieu même où on les
trouve morts.
LXVIII. Passons au crocodile
et à ses qualités naturelles. Il ne mange point pendant les
quatre mois les plus rudes de l'hiver. Quoiqu'il ait quatre
pieds, il est néanmoins amphibie. Il pond ses oeufs sur terre,
et les y fait éclore. Il passe dans des lieux secs la plus
grande partie du jour, et la nuit entière dans le fleuve ; car
l'eau en est plus chaude que l'air et la rosée. De tous les
animaux que nous connaissons, il n'y en a point qui devienne si
grand après avoir été si petit. Ses oeufs ne sont guère plus
gros que ceux des oies, et l'animal qui en sort est proportionné
à l'oeuf ; mais insensiblement il croît, et parvient à dix-sept
coudées, et même davantage. Il a les yeux de cochon, les dents
saillantes et d'une grandeur proportionnée à celle du corps.
C'est le seul animal qui n'ait point de langue ; il ne remue
point la mâchoire inférieure, et c'est le seul aussi qui
approche la mâchoire supérieure de l'inférieure. Il a les
griffes très fortes, et sa peau est tellement couverte
d'écailles sur le dos, qu'elle est impénétrable. Le crocodile ne
voit point dans l'eau, mais à l'air il a la vue très perçante.
Comme il vit dans l'eau, il a le dedans de la gueule plein de
sangsues. Toutes les bêtes, tous les oiseaux le fuient ; il
n'est en paix qu'avec le trochilus, à cause des services qu'il
en reçoit. Lorsque le crocodile se repose sur terre au sortir de
l'eau, il a coutume de se tourner presque toujours vers le côté
d'où souffle le zéphyr, et de tenir la gueule ouverte : le
trochilus, entrant alors dans sa gueule, y mange les sangsues ;
et le crocodile prend tant de plaisir à se sentir soulagé, qu'il
ne lui fait point de mal.
LXIX. Une partie des Égyptiens
regardent les crocodiles comme des animaux sacrés ; mais
d'autres leur font la guerre. Ceux qui habitent aux environs de
Thèbes et du lac Moeris ont pour eux beaucoup de vénération. Les
uns et les autres en choisissent un qu'ils élèvent, et qu'ils
instruisent à se laisser toucher avec la main. On lui met des
pendants d'oreilles d'or ou de pierre factice, et on lui attache
aux pieds de devant de petites chaînes ou bracelets. On le
nourrit avec la chair des victimes, et on lui donne d'autres
aliments prescrits. Tant qu'il vit, on en prend le plus grand
soin ; quand il meurt, on l'embaume, et on le met dans une
caisse sacrée. Ceux d'Éléphantine et des environs ne regardent
point les crocodiles comme sacrés, et même ils ne se font aucun
scrupule d'en manger. Ces animaux s'appellent champses. Les
Ioniens leur ont donné le nom de crocodiles, parce qu'ils leur
ont trouvé de la ressemblance avec ces crocodiles ou lézards que
chez eux on rencontre dans les haies.
LXX. Il y a différentes
manières de les prendre. Je ne parlerai que de celle qui paraît
mériter le plus d'être rapportée. On attache une partie du dos
d'un porc à un hameçon, qu'on laisse aller au milieu du fleuve
afin d'amorcer le crocodile. On se place sur le bord de la
rivière, et l'on prend un cochon de lait en vie, qu'on bat pour
le faire crier. Le crocodile s'approche du côté où il entend ces
cris, et, rencontrant en son chemin le morceau de porc, il
l'avale. Le pêcheur le tire à lui, et la première chose qu'il
fait après l'avoir mis à terre, c'est de lui couvrir les yeux de
boue. Par ce moyen il en vient facilement à bout ; autrement il
aurait beaucoup de peine.
LXXI. Les hippopotames qu'on
trouve dans le nome Paprémite sont sacrés ; mais dans le reste
de l'Égypte on n'a pas pour eux les mêmes égards. Voici quelle
en est la nature et la forme : cet animal est quadrupède ; il a
les pieds fourchus, la corne du pied comme le boeuf, le museau
plat et retroussé, les dents saillantes, la crinière, la queue
et le hennissement du cheval ; il est de la grandeur des plus
gros boeufs ; son cuir est si épais et si dur, que, lorsqu'il
est sec, on en fait des javelots.
LXXII. Le Nil produit aussi
des loutres. Les Égyptiens les regardent comme sacrées. Ils ont
la même opinion du poisson qu'on appelle lépidote, et de
l'anguille. Ces poissons sont consacrés au Nil. Parmi les
oiseaux, le cravan est sacré.
LXXIII. On range aussi dans la
même classe un autre oiseau qu'on appelle phénix. Je ne l'ai vu
qu'en peinture ; on le voit rarement ; et, si l'on en croit les
Héliopolitains, il ne se montre dans leur pays que tous les cinq
cents ans, lorsque son père vient à mourir. S'il ressemble à son
portrait, ses ailes sont en partie dorées et en partie rouges,
et il est entièrement conforme à l'aigle quant à la figure et à
la description détaillée. On en rapporte une particularité qui
me parait incroyable. Il part, disent les Égyptiens, de l'Arabie,
se rend au temple du Soleil avec le corps de son père, qu'il
porte enveloppé dans de la myrrhe, et lui donne la sépulture
dans ce temple. Voici de quelle manière : il fait avec de la
myrrhe une masse en forme d'oeuf, du poids qu'il se croit
capable de porter, la soulève, et essaye si elle n'est pas trop
pesante ; ensuite, lorsqu'il a fini ces essais, il creuse cet
oeuf, y introduit son père, puis il bouche l'ouverture avec de
la myrrhe : cet oeuf est alors de même poids que lorsque la
masse était entière. Lorsqu'il l'a, dis-je, renfermé, il le
porte en Égypte dans le temple du Soleil.
LXXIV. On voit dans les
environs de Thèbes une espèce de serpents sacrés qui ne fait
jamais de mal aux hommes : ces serpents sont fort petits, et
portent deux cornes au haut de la tête. Quand ils meurent, on
les enterre dans le temple de Jupiter, auquel, dit-on, ils sont
consacrés.
LXXV. Il y a, dans l'Arabie,
assez près de la ville de Buto, un lieu où je me rendis pour
m'informer des serpents ailés. Je vis à mon arrivée une quantité
prodigieuse d'os et d'épines du dos de ces serpents. Il y en
avait des tas épars de tous les côtés, de grands, de moyens et
de petits. Le lieu où sont ces os amoncelés se trouve à
l'endroit où une gorge resserrée entre des montagnes débouche
dans une vaste plaine qui touche à celle de l'Égypte. On dit que
ces serpents ailés volent d'Arabie en Égypte dès le commencement
du printemps ; mais que les ibis, allant à leur rencontre à
l'endroit où ce défilé aboutit à la plaine, les empêchent de
passer, et les tuent. Les Arabes assurent que c'est en
reconnaissance de ce service que les Égyptiens ont une grande
vénération pour l'ibis ; et les Égyptiens conviennent eux-mêmes
que c'est la raison pour laquelle ils honorent ces oiseaux.
LXXVI. Il y a deux espèces
d'ibis : ceux de la première espèce sont de la grandeur du crex
; leur plumage est extrêmement noir ; ils ont les cuisses comme
celles des grues, et la bec recourbé ; ils combattent contre les
serpents. Ceux de la seconde espèce sont plus communs, et l'on
en rencontre souvent : ils ont une partie de la tête et toute la
gorge sans plumes ; leur plumage est blanc, excepté celui de la
tête du cou, et de l'extrémité des ailes et de la queue, qui est
très noir : quant aux cuisses et au bec, ils les ont de même que
l'autre espèce. Le serpent volant ressemble, pour la figure, aux
serpents aquatiques ; ses ailes ne sont point garnies de plumes,
elles sont entièrement semblables à celles de la chauve-souris.
En voilà assez sur les animaux sacrés.
LXXVII. Parmi les Égyptiens
que j'ai connus, ceux qui habitent aux environs de cette partie
de l'Égypte où l'on sème des grains sont sans contredit les plus
habiles, et ceux qui, de tous les hommes, cultivent le plus leur
mémoire. Voici quel est leur régime : ils se purgent tous les
mois pendant trois jours consécutifs, et ils ont grand soin
d'entretenir et de conserver leur santé par des vomitifs et des
lavements, persuadés que toutes nos maladies viennent des
aliments que nous prenons d'ailleurs, après les Libyens, il n'y
a point d'hommes si sains et d'un meilleur tempérament que les
Égyptiens. Je crois qu'il faut attribuer cet avantage aux
saisons, qui ne varient jamais en ce pays ; car ce sont les
variations dans l'air, et surtout celles des saisons, qui
occasionnent les maladies. Leur pain s'appelle cyllestis : ils
le font avec de l'épeautre. Comme ils n'ont point de vignes dans
leur pays, ils boivent de la bière ; ils vivent de poissons crus
séchés au soleil, ou mis dans de la saumure ; ils mangent crus
pareillement les cailles, les canards et quelques petits oiseaux,
qu'ils ont eu soin de saler auparavant ; enfin, à l'exception
des oiseaux et des poissons sacrés, ils se nourrissent de toutes
les autres espèces qu'ils ont chez eux, et les mangent ou rôties
ou bouillies.
LXXVIII. Aux festins qui se
font chez les riches, on porte, après le repas, autour de la
salle, un cercueil avec une figure en bois si bien travaillée et
si bien peinte, qu'elle représente parfaitement un mort : elle
n'a qu'une coudée, ou deux au plus. On la montre à tous les
convives tour à tour, en leur disant : «Jetez les yeux sur cet
homme, vous lui ressemblerez après votre mort ; buvez donc
maintenant, et vous divertissez.»
LXXIX. Contents des chansons
qu'ils tiennent de leurs pères, ils n'y en ajoutent point
d'autres. Il y en a plusieurs dont l'institution est louable, et
surtout celle qui se chante en Phénicie, en Cypre et ailleurs :
elle a différents noms chez les différents peuples. On convient
généralement que c'est la même que les Grecs appellent Linus, et
qu'ils ont coutume de chanter. Entre mille choses qui m'étonnent
en Égypte, je ne puis concevoir où les Égyptiens ont pris cette
chanson du Linus. Je crois qu'ils l'ont chantée de tout temps.
Elle s'appelle en égyptien Manéros. Ils disaient que Manéros
était fils unique de leur premier roi ; qu'ayant été enlevé par
une mort prématurée, ils chantèrent en son honneur ces airs
lugubres, et que cette chanson était la première et la seule
qu'ils eussent dans les commencements.
LXXX. Il n'y a parmi les Grecs
que les Lacédémoniens qui s'accordent avec les Égyptiens dans le
respect que les jeunes gens ont pour les vieillards. Si un jeune
homme rencontre un vieillard, il lui cède le pas et se détourne
; et si un vieillard survient dans un endroit où se trouve un
jeune homme, celui-ci se lève. Les autres Grecs n'ont point cet
usage. Lorsque les Égyptiens se rencontrent, au lieu de se
saluer de paroles, ils se font une profonde révérence en
baissant la main jusqu'aux genoux.
LXXXI. Leurs habits sont de
lin, avec des franges autour des jambes : ils les appellent
calasiris ; et par-dessus ils s'enveloppent d'une espèce de
manteau de laine blanche ; mais ils ne portent pas dans les
temples cet habit de laine, et on ne les ensevelit pas non plus
avec cet habit : les lois de la religion le défendent. Cela est
conforme aux cérémonies orphiques, que l'on appelle aussi
bachiques, et qui sont les mêmes que les égyptiennes et les
pythagoriques. En effet, il n'est pas permis d'ensevelir dans un
vêtement de laine quelqu'un qui a participé à ces mystères. La
raison que l'on en donne est empruntée de la religion.
LXXXII. Entre autres choses
qu'ont inventées les Égyptiens, ils ont imaginé quel dieu chaque
mois et chaque jour du mois sont consacrés : ce sont eux qui, en
observant le jour de la naissance de quelqu'un, lui ont prédit
le sort qui l'attendait, ce qu'il deviendrait, et le genre de
mort dont il devait mourir. Les poètes grecs ont fait usage de
cette science, mais les Égyptiens ont inventé plus de prodiges
que tout le reste des hommes. Lorsqu'il en survient un, ils le
mettent par écrit, et observent de quel événement il sera suivi.
Si, dans la suite, il arrive quelque chose qui ait avec ce
prodige la moindre ressemblance, ils se persuadent que l'issue
sera la même.
LXXXIII. Personne en Égypte
n'exerce la divination : elle n'est attribuée qu'à certains
dieux. On voit en ce pays des oracles d'Hercule, d'Apollon, de
Minerve, de Diane, de Mars, de Jupiter ; mais on a plus de
vénération pour celui de Latone, en la ville de Buto, que pour
tout autre. Ces sortes de divinations n'ont pas les mêmes règles
; elles diffèrent les unes des autres.
LXXXIV. La médecine est si
sagement distribuée en Égypte, qu'un médecin ne se mêle que
d'une seule espèce de maladie, et non de plusieurs. Tout y est
plein de médecins. Les uns sont pour les yeux, les autres pour
la tête ; ceux-ci pour les dents, ceux-là pour les maux de
ventre et des parties voisines ; d'autres enfin pour les
maladies internes.
LXXXV. Le deuil et les
funérailles se font de cette manière : quand il meurt un homme
de considération, toutes les femmes de sa maison se couvrent de
boue la tête et même le visage ; elles laissent le mort à la
maison, se découvrent le sein, et, ayant attaché leur
habillement avec une ceinture, elles se frappent la poitrine, et
parcourent la ville accompagnées de leurs parentes. D'un autre
côté, les hommes attachent de même leurs habits et se frappent
la poitrine : après cette cérémonie, on porte le corps à
l'endroit où on les embaume.
LXXXVI. Il y a en Égypte
certaines personnes que la loi a chargées des embaumements, et
qui en font profession. Quand on leur apporte un corps, ils
montrent aux porteurs des modèles de morts en bois, peints au
naturel. Le plus recherché représente, à ce qu'ils disent, celui
dont je me fais scrupule de dire ici le nom. Ils en l'ont, voir
un second qui est inférieur au premier, et qui ne coûte pas si
cher. Ils en montrent encore un troisième, qui est au plus bas
prix. Ils demandent ensuite suivant lequel de ces trois modèles
on souhaite que le mort soit embaumé. Après qu'on est convenu du
prix, les parents se retirent : les embaumeurs travaillent chez
eux, et voici comment. ils procèdent à l'embaumement le plus
précieux. D'abord ils tirent la cervelle par les narines, en
partie avec un ferrement recourbé, en partie parle moyen des
drogues qu'ils introduisent dans la tête ; ils font ensuite une
incision dans le flanc avec une pierre d'Éthiopie tranchante ;
ils tirent par cette ouverture les intestins, les nettoient, et
les passe au vin de palmier ; ils les passent encore dans des
aromates broyés ; ensuite ils remplissent le ventre de myrrhe
pure broyée, de cannelle et d'autres parfums, l'encens excepté ;
puis ils le recousent. Lorsque cela est fini, ils salent le
corps, en le couvrant de natrum pendant soixante et dix jours.
Il n'est pas permis de le laisser séjourner plus longtemps dans
le sel. Ces soixante et dix jours écoulés, ils lavent le corps,
et l'enveloppent entièrement de bandes de toile de coton,
enduites de commi dont les Égyptiens se servent ordinairement
comme de colle. Les parents retirent ensuite le corps ; ils font
faire en bois un étui de forme humaine, ils y renferment le
mort, et le mettent dans une salle destinée à cet usage ; ils le
placent droit coutre la muraille. Telle est la manière la plus
magnifique d'embaumer les morts.
LXXXVII. Ceux qui veulent
éviter la dépense choisissent cette autre sorte : on remplit des
seringues d'une liqueur onctueuse qu'on a tirée du cèdre ; on en
injecte le ventre du mort, sans y faire aucune incision, et sans
en tirer les intestins. Quand on a introduit cette liqueur par
le fondement, on le bouche, pour empêcher la liqueur injectée de
sortir ; ensuite on sale le corps pendant le temps prescrit. Le
dernier jour, on fait sortir du ventre la liqueur injectée :
elle a tant de force, qu'elle dissout le ventricule et les
entrailles, et les entraîne avec elle. Le natrum consume les
chairs, et il ne reste du corps que la peau et les os. Cette
opération finie, ils rendent le corps sans y faire autre chose.
LXXXVIII. La troisième espèce
d'embaumement n'est que pour les plus pauvres. On injecte le
corps avec la liqueur nommée surmaïa ; on met le corps dans le
natrum pendant soixante et dix jours, et on le rend ensuite à
ceux qui l'ont apporté.
LXXXIX. Quant aux femmes de
qualité, lorsqu'elles sont mortes, on ne les remet pas sur-le-champ
aux embaumeurs, non plus que celles qui sont belles et qui ont
été en grande considération, mais seulement trois ou quatre
jours après leur mort. On prend cette précaution, de crainte que
les embaumeurs n'abusent des corps qu'on leur confie. On raconte
qu'on en prit un sur le fait avec unie femme morte récemment, et
cela sur l'accusation d'un de ses camarades.
XC. Si l'on trouve un corps
mort d'un Égyptien ou même d'un étranger, soit qu'il ait été
enlevé par un crocodile, ou qu'il ait été noyé dans le fleuve,
la ville sur le territoire de laquelle il a été jeté est obligée
de l'embaumer, de le préparer de la manière la plus magnifique,
et de le mettre dans des tombeaux sacrés. Il n'est permis à
aucun de ses parents ou de ses amis d'y toucher ; les prêtres du
Nil ont seuls ce privilège ; ils l'ensevelissent de leurs
propres mains, comme si c'était quelque chose de plus que le
cadavre d'un homme.
XCI. Les Egyptiens ont un
grand éloignement pour les coutumes des Grecs, en un mot pour
celles de tous les autres hommes. Cet éloignement se remarque
également dans toute l'Égypte, excepté à Chemmis, ville
considérable de la Thébaïde, près de Néapolis, où l'on voit un
temple de Persée, fils de Danaé. Ce temple est de figure carrée,
et environné de palmiers ; le vestibule est vaste et bâti de
pierres, et sur le haut on remarque deux grandes statues de
pierre : dans l'enceinte sacrée est le temple, où l'on voit une
statue de Persée. Les Chemmites disent que ce héros apparaît
souvent dans le pays et dans le temple ; qu'on trouve
quelquefois une de ses sandales, qui a deux coudées de long ; et
qu'après qu'elle a paru, la fertilité et l'abondance règnent
dans toute l'Égypte. Ils célèbrent en son honneur, et à la
manière des Grecs, des jeux gymniques, qui, de tous les jeux,
sont les plus excellents. Les prix qu'on y propose sont du
bétail, des manteaux et des peaux. Je leur demandai un jour
pourquoi ils étaient les seuls à qui Persée eût coutume
d'apparaître, et pourquoi ils se distinguaient du reste des
Égyptiens par la célébration des jeux gymniques. Ils me
répondirent que Persée était originaire de leur ville, et que
Danaüs et Lyncée, qui firent voile en Grèce, étaient nés à
Chemmis. Ils me firent ensuite la généalogie de Danaüs et de
Lyncée, en descendant jusqu'à Persée ; ils ajoutèrent que
celui-ci étant venu en Égypte pour enlever de Libye, comme le
disent aussi les Grecs, la tête de la Gorgone, il passa par leur
ville, où il reconnut tous ses parents ; que, lorsqu'il arriva
en Égypte, il savait déjà le nom de Chemmis par sa mère ; enfin
que c'était par son ordre qu'ils célébraient des jeux gymniques
eu son honneur.
XCII. Les Égyptiens qui
habitent au-dessus des marais observent toutes ces coutumes ;
mais ceux qui demeurent dans la partie marécageuse suivent les
mêmes usages que le reste des Égyptiens, et, entre autres, ils
n'ont qu'une femme chacun, ainsi que les Grecs. Quant aux vivres,
ils ont imaginé des moyens pour s'en procurer aisément. Lorsque
le fleuve a pris toute sa crue, et que les campagnes sont comme
une espèce de mer, il paraît dans l'eau une quantité prodigieuse
de lis que les Égyptiens appellent lotos ; ils les cueillent, et
les font sécher au soleil ; ils en prennent ensuite la graine :
cette graine ressemble à celle du pavot, et se trouve au milieu
du lotos ; ils la pilent et en font du pain, qu'ils cuisent au
feu. On mange aussi la racine de cette plante ; elle est d'un
goût agréable et doux ; elle est ronde, et de la grosseur d'une
pomme. Il y a une autre espèce de lis, ressemblante aux roses,
et qui croît aussi dans le Nil. Son fruit a beaucoup de rapport
avec les rayons d'un guêpier : on le recueille sur une tige qui
sort de la racine, et croît au-près de l'autre tige. On y trouve
quantité de grains bons à manger, de la grosseur d'un noyau
d'olive : on les mange verts ou secs. Le byblus est une plante
annuelle. Quand on l'a arraché des marais, on en coupe la partie
supérieure, qu'on emploie à différents usages : quant à
l'inférieure, ou ce qui reste de la plante, et qui a environ une
coudée de haut, on le mange cru, ou on le vend. Ceux qui veulent
rendre ce mets plus délicat le font rôtir dans un four ardent.
Quelques-uns d'entre eux ne vivent que de poissons : ils les
vident, les font sécher au soleil, et les mangent quand ils sont
secs.
XCIII. Dans les différentes
branches du fleuve, on trouve très peu de ces sortes de poissons
qui vont par troupes ; ils croissent clans les étangs. Quand ils
commencent à sentir les ardeurs de l'amour, et qu'ils veulent
frayer, ils se rendent à la mer par bandes. Les mâles vont
devant, et répandent sur leur route la liqueur séminale : les
femelles, qui les suivent, la dévorent, et c'est ainsi qu'elles
conçoivent. Lorsqu'elles se sont fécondées dans la mer, les
poissons remontent la rivière, pour regagner chacun sa demeure
accoutumée. Ce ne sont plus alors les mâles qui vont les
premiers ; les femelles conduisent la troupe. En la conduisant,
elles font ce que faisaient les mâles : elles jettent leurs
oeufs, qui sont de la grosseur des grains de millet ; et les
mâles, qui les suivent, les avalent. Tous ces grains sont autant
de petits poissons. Ceux qui restent, et que les mâles n'ont pas
dévorés, prennent de l'accroissement, et deviennent des poissons.
Si l'on prend de ces poissons lorsqu'ils vont à la mer, on
remarque que leurs têtes sont meurtries du côté gauche ; ceux au
contraire qui remontent ont la tête froissée du côté droit. La
cause en est sensible. Quand ils vont à la mer, il côtoient la
terre du côté gauche ; et, lorsqu'ils reviennent, ils
s'approchent du même rivage, le touchent, et s'y appuient tant
qu'ils peuvent, de peur que le courant de l'eau ne les détourne
de leur route. Quand le Nil commence à croître, l'eau se filtre
à travers les terres, et remplit les fossés et les lagunes qui
sont près du fleuve. A peine sont-ils pleins, qu'on y voit
fourmiller de toutes parts une multitude prodigieuse de petits
poissons : mais quelle est la cause vraisemblable de leur
production ? Je crois la connaître. Lorsque le Nil se retire,
les poissons qui, l'année précédente, avaient déposé leurs oeufs
dans le limon, se retirent aussi avec les dernières eaux.
L'année révolue, lorsque le Nil vient de nouveau à se déborder,
ces oeufs commencent aussitôt à éclore, et à devenir de petits
poissons.
XCIV. Les Égyptiens qui
habitent dans les marais se servent d'une huile exprimée du
fruit du sillicyprion ; ils l'appellent kiki. Voici comment ils
la font : ils sèment sur les bords des différentes branches du
fleuve, et sur ceux des étangs, du sillicyprion. En Grèce, cette
plante vient d'elle-même et sans culture ; en Égypte, on la sème,
et elle porte une grande quantité de fruits d'une odeur forte.
Lorsqu'on les a recueillis, les uns les broient et en tirent
l'huile par expression ; les autres les font bouillir, après les
avoir fait rôtir: l'huile se détache, et on la ramasse. C'est
une liqueur grasse qui n'est pas moins bonne pour les lampes que
l'huile d'olive ; mais elle a une odeur forte et désagréable.
XCV. On voit en Égypte une
quantité prodigieuse de moucherons. Les Égyptiens ont trouvé des
moyens pour s'en garantir. Ceux qui habitent au-dessus des
marais se mettent à couvert de ces insectes en dormant sur le
haut d'une tour : le vent empêche les moucherons de voler si
haut. Ceux qui demeurent dans la partie marécageuse ont imaginé
un autre moyen : il n'y a personne qui n'ait un filet. Le jour,
on s'en sert pour prendre du poisson ; la nuit, on l'étend
autour du lit ; on passe ensuite sous ce filet, et l'on se
couche. Si l'on voulait dormir avec ses habits, ou enveloppé
d'un drap, on serait piqué par les moucherons, au lieu qu'ils ne
l'essayent pas même à travers le filet.
XCVI. Leurs vaisseaux de
charge sont faits avec l'épine, qui ressemble beaucoup au lotos
de Cyrène, et dont il sort une larme qui se condense en gomme.
Ils tirent de cette épine des planches d'environ deux coudées ;
ils les arrangent de la même manière qu'on arrange les briques,
et les attachent avec des chevilles fortes et longues ; ils
placent sur leur surface des solives, sans se servir de
varangues ni de courbes ; mais ils affermissent en dedans cet
assemblage avec des liens de byblus : ils font ensuite un
gouvernail qu'ils passent à travers la carène, puis un mât avec
l'épine, et des voiles avec le byblus. Ces navires ne peuvent
pas remonter le fleuve, à moins d'être poussés par un grand vent
; aussi est-on obligé de les tirer de dessus le rivage. Voici la
manière dont on les conduit en descendant : on a une claie de
bruyère tissue avec du jonc, et une pierre percée pesant environ
deux talents ; on attache la claie avec une corde à l'avant du
vaisseau, et on la laisse aller au gré de l'eau ; on attache la
pierre à l'arrière avec une autre corde : la claie, emportée par
la rapidité du courant, entraîne avec elle le baris (c'est ainsi
qu'on appelle cette sorte de navire) ; la pierre qui est à
l'arrière gagne le fond de l'eau, et sert à diriger sa course.
Ils ont un grand nombre de vaisseaux de cette espèce, dont
quelques-uns portent une charge de plusieurs milliers de
talents.
XCVII, Quand le Nil a inondé
le pays, on n'aperçoit plus que les villes ; elles paraissent
au-dessus de l'eau, et ressemblent à peu près aux îles de la mer
Égée. Toute l'Égypte en effet n'est qu'une vaste mer, si vous en
exceptez les villes. Tant que dure l'inondation, on ne navigue
plus sur les canaux du fleuve, mais par le milieu de la plaine.
Ceux qui remontent de Naucratis à Memphis prennent alors par les
pyramides : ce n'est point là cependant la navigation ordinaire,
mais par la pointe du Delta et par la ville de Cercasore. Si de
la mer et de Canope vous allez à Naucratis par la plaine, vous
passerez près des villes d'Anthylle et d'Archandre.
XCVIII. Anthylle est une ville
considérable ; elle fait toujours partie du revenu de la femme
des rois d'Égypte, et lui est particulièrement assignée pour sa
chaussure. Cet usage s'observe depuis que ce pays appartient aux
Perses. La ville d'Archandre me paraît avoir pris son nom
d'Archandre de Phthie, gendre de Danaüs et fils d'Achaeus.
Peut-être y a-t-il quelque autre Archandre ; mais certainement
ce nom n'est pas égyptien.
XCIX. J'ai dit jusqu'ici ce
que j'ai vu, ce que j'ai su par moi-même, ou ce que j'ai appris
par mes recherches.
Je vais maintenant parler de ce pays selon ce que m'en ont dit
les Égyptiens; j'ajouterai aussi à mon récit quelque chose de ce
que j'ai vu par moi-même. Ménès, qui fut le premier roi d'Égypte,
fit faire, selon les prêtres, des digues à Memphis. Le fleuve,
jusqu'au règne de ce prince, coulait entièrement le long de la
montagne sablonneuse qui est du côté de la Libye ; mais, ayant
comblé le coude que forme le Nil du côté du midi, et construit
une digue environ à cent stades au-dessus de Memphis, il mit à
sec son ancien lit, et lui fit prendre son cours par un nouveau
canal, afin qu'il coulât à égale distance des montagnes ; et
encore aujourd'hui, sous la domination des Perses, on a une
attention particulière à ce même coude du Nil, dont les eaux,
retenues par les digues, coulent d'un autre côté, et on a soin
de les fortifier tous les ans. En effet, si le fleuve venait à
les rompre, et à se répandre de ce côté-là dans les terres,
Memphis risquerait d'être entièrement submergée. Ménès, leur
premier roi, fit bâtir, au rapport des mêmes prêtres, la ville
qu'on appelle aujourd'hui Memphis, dans l'endroit même d'où il
avait détourné le fleuve, et qu'il avait converti en terre ferme
; car cette ville est aussi située dans la partie étroite de
l'Égypte. Le même lit creuser au nord et à l'ouest de Memphis un
lac qui communiquait avec le fleuve, n'étant pas possible de le
faire à l'est, parce que le Nil s'y oppose ; enfin il éleva dans
la même ville un grand et magnifique temple en l'honneur de
Vulcain.
C. Les prêtres me lurent
ensuite dans leurs annales les noms de trois cent trente autres
rois qui régnèrent après lui. Dans une si longue suite de
générations, il se trouve dix-huit Éthiopiens et une femme du
pays ; tous les autres étaient hommes et Égyptiens. Cette femme
qui régna en Égypte s'appelait Nitocris, comme la reine de
Babylone. Ils me racontèrent que les Égyptiens, après avoir tué
son frère, qui était leur roi, lui remirent la couronne ;
qu'alors elle chercha à venger sa mort, et qu'elle fit périr par
artifice un grand nombre d'Égyptiens. On pratiqua sous terre,
par son ordre, un vaste appartement, qu'elle destinait en
apparence à des festins ; mais elle avait réellement d'autres
vues. Elle y invita à un repas un grand nombre d'Égyptiens
qu'elle connaissait pour les principaux auteurs de la mort de
son frère, et, pendant qu'ils étaient à table, elle lit entrer
les eaux du fleuve par un grand canal secret. Il n'est rien dit
davantage de cette princesse, si ce n'est qu'après avoir fait
cela elle se précipita dans un appartement toute couverte de
cendres, afin de se soustraire à la vengeance du peuple.
CI. Les prêtres me dirent que
de tous ces rois il n'y en eut aucun qui se fût distingué par
des ouvrages remarquables ou par quelque action d'éclat, si vous
en exceptez Moeris, le dernier de tous ; que ce prince
s'illustra par plusieurs monuments ; qu'il bâtit le vestibule du
temple de Vulcain qui regarde le nord, et creusa un lac dont je
donnerai dans la suite les dimensions ; et qu'il y lit élever
des pyramides, dont je décrirai la grandeur dans le même temps
que je parlerai du lac. Ils me racontèrent que ce prince fit
faire tous ces ouvrages, et que les autres ne laissèrent aucun
monument à la postérité ; aussi les passerai-je sous silence, et
me contenterai-je de faire mention de Sésostris, qui vint après
eux.
CII. Ce prince fut, selon ces
prêtres, le premier qui, étant parti du golfe Arabique avec des
vaisseaux longs, subjugua les peuples qui habitaient les bords
de la mer Erythrée : il fit voile encore plus loin, jusqu'à une
mer qui n'était plus navigable à cause des bas-fonds. De là,
selon les mêmes prêtres, étant revenu en Égypte, il leva une
nombreuse armée, et, avançant par la terre ferme, il subjugua
tous les peuples qui se trouvèrent sur sa route. Quand il
rencontrait des nations courageuses et jalouses de leur liberté,
il érigeait dans leur pays des colonnes, sur lesquelles il
faisait graver une inscription qui indiquait son nom, celui de
sa patrie, et qu'il avait vaincu ces peuples par la force de ses
armes : quant aux pays qu'il subjuguait aisément, et sans livrer
bataille, il élevait des colonnes avec une inscription pareille
; mais il faisait ajouter les parties naturelles de la femme,
emblème de la lâcheté de ces peuples.
CIII. En parcourant ainsi le
continent, il passa d'Asie en Europe, et subjugua les Scythes et
les Thraces ; mais je crois que l'armée égyptienne n'alla pas
plus avant, car on voit chez ces nations les colonnes qu'il y
fit ériger, et l'on n'en trouve point au delà. Il retourna
ensuite sur ses pas. Quand il fut arrivé sur les bords du Phase,
je ne puis assurer s'il y laissa une partie de son armée pour
cultiver le pays, ou bien si quelques-uns de ses soldats,
ennuyés de la longueur de ces voyages, ne s'établirent point sur
les bords de ce fleuve.
CIV. Quoi qu'il en soit, il
paraît que les Colchidiens sont Égyptiens d'origine, et je
l'avais présumé avant que d'en avoir entendu parler à d'autres ;
mais, comme j'étais curieux de m'en instruire, j'interrogeai ces
deux peuples : les Colchidiens se ressouvenaient beaucoup mieux
des Égyptiens, que ceux-ci ne se ressouvenaient des Colchidiens.
Les Égyptiens pensent que ces peuples sont des descendants d'une
partie des troupes de Sésostris. Je le conjecturai aussi sur
deux indices : le premier, c'est qu'ils sont noirs, et qu'ils
ont les cheveux crépus, preuve assez équivoque, puisqu'ils ont
cela de commun avec d'autres peuples ; le second, et le
principal, c'est que les Colchidiens, les Égyptiens et les
Éthiopiens sont les seuls hommes qui se fassent circoncire de
temps immémorial. Les Phéniciens et les Syriens de la Palestine
conviennent eux-mêmes qu'ils ont appris la circoncision des
Égyptiens ; mais les Syriens qui habitent sur les bords du
Thermodon et du Parthénius, et les Macrons, leurs voisins,
avouent qu'ils la tiennent depuis peu des Colchidiens. Or, ce
sont là les seuls peuples qui pratiquent la circoncision, et
encore paraît-il qu'en cela ils ne font qu'imiter les Égyptiens.
Comme la circoncision paraît, chez le Égyptiens et les
Éthiopiens, remonter à la plus haute antiquité, je ne saurais
dire laquelle de ces deux nations la tient de l'autre. À
l'égard des autres peuples , ils l'ont prise des Égyptiens, par
le commerce qu'ils ont eu avec eux. Je me fonde sur ce que tous
les Phéniciens qui fréquentent les Grecs ont perdu la coutume,
qu'ils tenaient des Égyptiens, de circoncire les enfants
nouveau-nés.
CV. Mais voici un autre trait
de ressemblance entre ces deux peuples : ce sont les seuls qui
travaillent le lin de la même façon ; ils vivent de même, et ont
aussi la même langue. Les Grecs appellent lin sardonique celui
qui leur vient de la Colchide, et lin égyptien celui qu'ils
tirent d'Égypte.
CVI. La plupart des colonnes
que Sésostris fit élever dans les pays qu'il subjugua ne
subsistent plus aujourd'hui. J'en ai pourtant vu dans la
Palestine de Syrie, et j'y ai remarqué les parties naturelles de
la femme, et les inscriptions dont j'ai parlé plus haut. On voit
aussi vers l'Ionie deux figures de ce prince taillées dans le
roc : l'une, sur le chemin qui conduit d'Éphèse à Phocée ;
l'autre, sur celui de Sardes à Smyrne. Elles représentent, l'une
et l'autre, un homme de cinq palmes de haut, tenant de la main
droite un javelot, et de la gauche un arc : le reste de son
armure est pareillement égyptien et éthiopien. On a gravé sur la
poitrine, d'une épaule à l'autre, une inscription en caractères
égyptiens et sacrés, conçue en ces termes : « J'AI CONQUIS CE
PAYS PAR LA FORCE DE MON BRAS.» Sésostris ne dit pas pourtant
ici ni qui il est, ni de quel pays il est ; il l'a indiqué
ailleurs. Quelques-uns de ceux qui ont examiné cette figure
conjecturent qu'elle représente Memnon ; mais ils sont fort
éloignés de la vérité.
CVII. Les prêtres me dirent
encore que Sésostris, revenant en Égypte, amena avec lui un
grand nombre de prisonniers faits sur les nations qu'il avait
subjuguées ; qu'étant arrivé à Daphnes de Péluse, son frère, à
qui il avait-confié le gouvernement du royaume, l'ayant invité,
lui et ses enfants, à loger chez lui, fit entasser autour de la
maison des matières combustibles, auxquelles on mit le feu.
Sésostris n'en eut pas plutôt connaissance, qu'il délibéra avec
la reine sa femme, qu'il avait menée avec lui, sur le parti
qu'il avait à prendre. De six enfants qu'il avait, elle lui
conseilla d'en étendre deux sur le bûcher enflammé, et de faire
de leurs corps une espèce de pont sur lequel il pourrait passer
et se sauver. Sésostris la crut. Ainsi périrent deux de ses
enfants ; les autres se sauvèrent avec leur père.
CVIII. Les prêtres ajoutèrent
que Sésostris, après s'être vengé de son frère à son retour en
Égypte, employa la troupe qu'il avait amenée des pays dont il
avait fait la conquête, à traîner jusqu'au temple de Vulcain ces
pierres énormes qu'on y voit. Ce furent ces mêmes prisonniers
que l'on força de creuser les fossés et les canaux dont l'Égypte
est entrecoupée. Avant ces travaux, exécutés malgré eux,
l'Égypte était commode pour les chevaux et pour les voitures ;
mais, depuis ce temps-là, quoique le pays soit plat et uni, il
est devenu impraticable aux uns et aux autres, à cause de la
multitude de canaux qu'on y rencontre de toutes parts et en tout
sens. Ce prince les fit creuser, parce que, toutes les fois que
le fleuve venait à se retirer, les villes qui n'étaient point
sur ses bords, mais au milieu des terres, se trouvaient dans une
grande disette d'eau, n'ayant pour leur boisson que l'eau
saumâtre des puits.
CIX. Les prêtres me dirent
encore que ce même roi fit le partage des terres, assignant à
chaque Égyptien une portion égale de terre, et carrée, qu'on
tirait au sort ; à la charge néanmoins de lui payer tous les ans
une certaine redevance, qui composait son revenu. Si le fleuve
enlevait à quelqu'un une partie de sa portion, il allait trouver
le roi, et lui exposait ce qui était arrivé. Ce prince envoyait
sur les lieux des arpenteurs pour voir de combien l'héritage
était diminué, afin de ne faire payer la redevance qu'à
proportion du fonds qui restait. Voilà, je crois, l'origine de
la géométrie, qui a passé de ce pays en Grèce. À l'égard du
gnomon du pôle, ou cadran solaire, et de la division du jour en
douze parties, les Grecs les tiennent des Babyloniens.
CX. Sésostris est le seul roi
d'Égypte qui ait régné en Éthiopie. Ce prince laissa des statues
de pierre devant le temple de Vulcain, en mémoire du danger
qu'il avait évité. Il y en avait deux de trente coudées de haut,
dont l'une le représentait, et l'autre représentait sa femme ;
et quatre de vingt coudées chacune, qui représentaient ses
quatre fils. Longtemps après, lorque Darius, roi de Perse,
voulut faire placer sa statue devant celles-ci, le grand prêtre
de Vulcain s'y opposa. Ce prince, objectait-il, n'a pas fait de
si grandes actions que Sésostris. S'il a soumis autant de
nations, du moins n'a-t-il pu vaincre les Scythes, que Sésostris
a subjugués. Il n'est donc pas juste, ajoutait-il, de placer
devant les statues de Sésostris celle d'un prince qui ne l'a
point surpassé par ses exploits. On dit que Darius pardonna au
grand prêtre cette remontrance généreuse.
CXI. Les prêtres me
racontèrent qu'après la mort de Sésostris, son fils Phéron monta
sur le trône. Ce prince ne fit aucune expédition militaire, et
il devint aveugle à cette occasion. Le Nil s'étant débordé en ce
temps-là de dix-huit coudées, et ayant submergé toutes les
campagnes, il s'éleva un vent impétueux qui en agita les flots
avec violence. Alors Phéron, par une folle témérité, prit un
javelot, et le lança au milieu du tourbillon des eaux : aussitôt
après ses yeux furent frappés d'un mal subit, et il devint
aveugle. Il fut dix ans en cet état. La onzième année, on lui
apporta une réponse de l'oracle de Buto, qui lui annonçait que
le temps prescrit à son châtiment était expiré, et qu'il
recouvrerait la vue en se lavant les yeux avec l'urine d'une
femme qui n'eût jamais connu d'autre homme que son mari. Phéron
essaya d'abord de l'urine de sa femme ; mais comme il ne voyait
pas plus qu'auparavant, il se servit indistinctement de celle
des autres femmes. Ayant enfin recouvré la vue, il fit
assembler, dans une ville qu'on appelle aujourd'hui Êrythrébolos,
toutes les femmes qu'il avait éprouvées, excepté celle dont
l'urine lui avait rendu la vue ; et, les ayant fait toutes
brûler avec la ville même, il épousa celle qui avait contribué à
sa guérison. Lorsqu'il eut été guéri, il envoya des présents
dans tous les temples célèbres, et fit faire pour celui du
Soleil deux obélisques remarquables, qui méritent surtout qu'on
en fasse mention. Ils ont chacun cent coudées de haut sur huit
de large, et sont d'une seule pierre.
CXII. Les mêmes prêtres me
dirent que Phéron eut pour successeur un citoyen de Memphis, que
les Grecs appellent Protée dans leur langue. On voit encore
aujourd'hui à Memphis un lieu magnifique et très orné, qui lui
est consacré. Ce lieu est au sud du temple de Vulcain. Des
Phéniciens de Tyr habitent à l'entour, et tout ce quartier
s'appelle le Camp des Tyriens. Il y a dans le lieu consacré à
Protée une chapelle-dédiée à Vénus surnommée l'Étrangère. Je
conjecture que cette Vénus est Hélène, fille de Tyndare ; non
seulement parce que j'ai ouï dire qu'Hélène demeura autrefois à
la cour de Protée, mais encore parce que cette chapelle tire son
nom de Vénus l'Étrangère ; car, de tous les autres temples de
Vénus, il n'y en a aucun qui lui soit consacré sous ce nom.
CXIII. Ayant questionné les
prêtres au sujet d'Hélène, ils me répondirent qu'Alexandre,
après l'avoir enlevée, de Sparte, mit à la voile pour retourner
dans sa patrie. Quand il fut parvenu dans la mer Égée, des vents
contraires l'écartèrent de sa route, et le repoussèrent dans la
mer d'Égypte. Ces vents continuant toujours à être contraires,
il vint de là en Égypte, où il aborda à l'embouchure du Nil,
qu'on appelle aujourd'hui la bouche Canopique, et aux Tarichées.
Il y avait sur ce rivage un temple d'Hercule, qu'on y voit
encore maintenant. Si quelque esclave s'y réfugie, et s'y fait
marquer des stigmates sacrés, afin de se consacrer au dieu, il
n'est pas permis de mettre la main sur lui. Cette loi continue à
s'observer de la même manière depuis son institution jusqu'à
présent. Les esclaves d'Alexandre ayant eu connaissance des
privilèges de ce temple, s'y réfugièrent ; et, se tenant en
posture de suppliants, ils se mirent à accuser leur maître, dans
l'intention de lui nuire, et à publier l'injure qu'il avait
faite à Ménélas, et tout ce qui s'était passé au sujet d'Hélène.
Ces accusations se faisaient en présence des prêtres, et de
Thonis, gouverneur de cette bouche du Nil.
CXIV. Là-dessus, Thonis
dépêcha au plus tôt un courrier à Memphis, avec ordre de dire à
Protée ces paroles : «Il est arrivé ici un Teucrien qui a commis
en Grèce un crime atroce. Non content d'avoir séduit la femme de
son hôte, il l'a enlevée avec des richesses considérables. Les
vents contraires l'ont forcé de relâcher en ce pays. Le
laisserons-nous partir impunément, ou lui ôterons-nous ce qu'il
avait en venant ?» Protée renvoya le courrier au gouverneur,
avec un ordre conçu en ces termes : «Arrêtez cet étranger, quel
qu'il soit, qui a commis un tel crime contre son hôte ; amenez-le-moi,
afin que je sache ce qu'il peut aussi alléguer en sa faveur.»
CXV. Thonis, ayant reçu cet
ordre, saisit les vaisseaux d'Alexandre, le fit arrêter, et le
mena à Memphis avec Hélène, avec ses richesses et les suppliants
du dieu. Lorsqu'ils furent tous arrivés, Protée demanda à
Alexandre qui il était, et d'où il venait avec ses vaisseaux. Ce
prince ne lui déguisa point sa famille, le nom de sa patrie, ni
d'où il venait ; mais, quand Protée lui eut ensuite demandé où
il avait pris Hélène, il s'embarrassa dans ses réponses ; et
comme il déguisait la vérité, ses esclaves, qui s'étaient rendus
suppliants, l'accusèrent, et racontèrent au roi toutes les
particularités de son crime. Enfin, Protée prononça ce jugement
: «Si je ne pensais pas qu'il est de la plus grande conséquence
de ne faire mourir aucun des étrangers que les vents forcent à
relâcher sur mes terres, je vengerais par ton supplice l'insulte
que tu as faite à Ménélas. Ce prince t'a donné l'hospitalité, et
toi, le plus méchant de tous les hommes, tu n'as pas craint de
commettre envers lui une action exécrable. Tu as séduit la femme
de ton hôte, et, non content de cela, tu l'as engagée à te
suivre, et tu l'emmènes furtivement ! Ce n'est pas tout, tu
pilles encore, en t'en allant, la maison de ton hôte. Puis donc
que je crois de la plus grande conséquence de ne point faire
mourir un étranger, je te laisserai aller ; mais tu n'emmèneras
point cette femme, et tu n'emporteras point ses richesses : je
les garderai jusqu'à ce que ton hôte grec vienne lui-même les
redemander. Pour toi, je t'ordonne de sortir dans trois jours de
mes États, avec tes compagnons de voyage ; sinon tu seras traité
en ennemi.»
CXVI. Ce fut ainsi, au rapport
des prêtres, qu'Hélène vint à la cour de Protée. Il me semble
qu'Homère avait aussi ouï raconter la même histoire ; mais comme
elle convenait moins à l'épopée que celle dont il s'est servi,
il l'a abandonnée : il a montré cependant qu'elle ne lui était
pas inconnue. Il nous en donne un témoignage certain dans
l'Iliade, lorsqu'il décrit le voyage d'Alexandre ; témoignage
qu'il n'a rétracté en aucun autre endroit de ses poèmes. Il nous
y apprend qu'Alexandre, après avoir erré longtemps de côté et
d'autre avec Hélène qu'il emmenait, aborda à Sidon en Phénicie.
C'est dans l'endroit où il s'agit des exploits de Diomède. Voici
ses vers : « Là, se trouvaient des voiles brodés, ouvrage des
Sidoniennes, que le beau Pâris avait emmenées de Sidon,
lorsqu'il revint à Troie avec l'illustre Hélène. » Dans
l'Odyssée, il fait aussi mention du voyage d'Hélène : « Tels
étaient les spécifiques efficaces et excellents que possédait
Hélène, fille de Jupiter; elle les avait reçus de Polydamna,
femme de Thonis, dans son voyage en Égypte, dont le terroir
produit une infinité de plantes, les unes salutaires, les autres
pernicieuses. » Il en parle aussi dans ces vers que Ménélas
adresse à Télémaque : « Quoique je désirasse de m'en retourner,
les dieux me retinrent en Égypte, parce que je ne leur avais pas
offert des hécatombes parfaites. » Homère, par ces vers, nous
montre assez qu'il n'ignorait pas qu'Alexandre avait été en
Égypte. La Syrie touche en effet à l'Égypte ; et les Phéniciens,
à qui appartient Sidon, habitent dans la Syrie.
CXVII. Ces vers du poète, et
principalement les deux derniers, prouvent que les Cypriaques ne
sont pas d'Homère, mais de quelque autre ; car on lit dans ce
poème qu'Alexandre, profitant de la tranquillité de la mer et
d'un vent favorable, arriva à Troie avec Hélène, trois jours
après son départ de Sparte ; au lieu qu'Homère dit dans l'Iliade
qu'en revenant avec elle il erra longtemps. Mais en voilà assez
sur Homère et les vers cypriaques.
CXVIII. Je demandai ensuite
aux prêtres si ce que les Grecs racontaient de la guerre de
Troie devait être mis an rang des fables : ils me répondirent
qu'ils s'en étaient informés à Ménélas lui-même, et voici ce
qu'il leur en avait appris : Après l'enlèvement d'Hélène, une
nombreuse armée de Grecs passa dans la Teucride pour venger
l'outrage fait à Ménélas. Sortis de leurs vaisseaux, ils
n'eurent pas plutôt assis leur camp, qu'ils envoyèrent à Ilion
des ambassadeurs, au nombre desquels était Ménélas. Ces
ambassadeurs, étant entrés dans la ville, demandèrent Hélène,
ainsi que les richesses qu'Alexandre avait enlevées furtivement
; et ils exigèrent une réparation de cette injustice. Les
Teucriens les assurèrent alors et dans la suite, sans serment et
même avec serment, qu'ils n'avaient ni Hélène, ni les trésors
qu'on les accusait d'avoir enlevés ; que tout ce qu'on leur
demandait était en Égypte, et qu'on avait tort de les poursuivre
pour des choses que retenait Protée, roi de ce pays : mais les
Grecs, s'imaginant qu'ils se moquaient d'eux, firent le siège de
Troie, et le continuèrent jusqu'à ce qu'ils se fussent rendus
maîtres de cette ville. Quand ils l'eurent prise, Hélène ne s'y
étant point trouvée, et les Troyens leur tenant toujours le même
langage, ils ne doutèrent plus de ce qu'on leur avait dit dès le
commencement ; et ils envoyèrent Ménélas lui-même vers Protée.
CXIX. Ménélas, étant arrivé en
Égypte, remonta le Nil jusqu'à Memphis, où il fit à ce prince un
récit véritable de ce qui s'était passé. Il en reçut toutes
sortes de bons traitements ; on lui rendit Hélène, qui n'avait
souffert aucun mal, et on lui remit tous ses trésors. Ménélas ne
reconnut ces bienfaits que par des outrages. Comme il voulait
s'embarquer, et que les vents contraires le retenaient, après
avoir longtemps attendu, il imagina d'immoler deux enfants du
pays. Cette action impie, qui parvint bientôt à la connaissance
des Égyptiens, le rendit odieux : on le poursuivit, et il fut
obligé de se sauver par mer en Libye. Les Égyptiens ne purent
m'apprendre de quel côté il alla ensuite ; ils m'assurèrent
qu'ils avaient une connaissance certaine d'une partie de ces
faits, parce qu'ils s'étaient passés chez eux, et qu'ils avaient
appris les autres par leurs recherches. Les prêtres d'Égypte me
dirent ces choses.
CXX. Je suis du sentiment des
prêtres d'Égypte au sujet d'Hélène, et voici quelques
conjectures que j'y ajoute : Si cette princesse eût été à Troie,
on l'aurait sûrement rendue aux Grecs, soit qu'Alexandre y eût
consenti ; soit qu'il s'y fût opposé. Priam et les princes de la
famille royale n'étaient pas assez dépourvus de sens pour
s'exposer à périr, eux, leurs enfants et leur ville, afin de
conserver à Alexandre la possession d'Hélène. Supposons même
qu'ils eussent été dans ces sentiments au commencement de la
guerre, du moins, lorsqu'ils virent qu'il périssait tant de
Troyens toutes les fois qu'on eu venait aux mains avec les Grecs,
et qu'en différents combats il en avait déjà coûté la vie à deux
ou trois des enfants de Priam, ou même à un plus grand nombre,
s'il faut en croire les poètes épiques ; quand Priam aurait été
lui-même épris d'Hélène, je pense qu'il n'aurait pas balancé à
la rendre aux Grecs, pour se délivrer de tant de maux.
D'ailleurs Alexandre n'était pas l'héritier présomptif de la
couronne ; il n'était pas chargé de l'administration des
affaires dans la vieillesse de Priam. Hector était son aîné, et
jouissait d'une plus grande considération. Priam venant à mourir,
ce prince devait lui succéder ; ainsi il ne lui eût été ni
honorable ni avantageux de favoriser les injustices de son
frère, et cela tandis qu'il se voyait tous les jours, ainsi que
tous les autres Troyens, exposé pour lui à de si grands maux.
Mais il n'était pas en leur pouvoir de rendre Hélène; et si les
Grecs n'ajoutèrent point foi à leur réponse, quoique vraie, ce
fut, à mon avis, par une permission du ciel, qui, en détruisant
les Troyens, voulait apprendre à tous les hommes que les dieux
proportionnent les châtiments à l'énormité des crimes. J'ai dit
ces choses de la manière qu'elles m'ont été rapportées.
CXXI. Les prêtres me dirent
que Rhampsinite succéda à Protée. Il fit faire le vestibule du
temple de Vulcain qui est à l'occident ; il fit aussi élever
vis-à-vis de ce vestibule deux statues de vingt-cinq coudées de
haut : l'une au nord, les Égyptiens l'appellent Été ; l'autre au
midi, ils la nomment Hiver. Ils adorent celle qu'ils appellent
Été, et lui font des offrandes : quant à celle qu'ils nomment
Hiver, ils la traitent d'une manière tout opposée. Ce prince
possédait tant de richesses, que, de tous les rois d'Égypte qui
lui succédèrent, il ne s'en est trouvé aucun qui en ait eu de
plus grandes, ou même qui en ait approché.
Pour mettre ces richesses en
sûreté, il fit élever un édifice en pierres, dont un des murs
était hors de l'enceinte du palais. L'architecte, qui avait de
mauvais desseins, imagina ceci : il arrangea une des pierres
avec tant d'art, que deux hommes, ou même un seul, pouvaient
facilement l'ôter. L'édifice achevé, Rhampsinite y fit porter
ses richesses. Quelque temps après, l'architecte, sentant
approcher sa fin, manda ses fils ; il en avait deux. Il leur dit
qu'en faisant le bâtiment où étaient les trésors du roi, il
avait usé d'artifice, afin de pourvoir à leurs besoins, et de
leur procurer le moyen de vivre dans l'abondance ; il leur
expliqua clairement la manière de tirer la pierre, ses
dimensions et ses bornes ; enfin il ajouta que, s'ils
observaient exactement ce qu'il leur avait dit, ils se verraient
les dispensateurs de l'argent du roi. L'architecte mort, ses
fils se mirent bientôt après à l'ouvrage. Ils allèrent de nuit
au palais, trouvèrent la pierre désignée, l'ôtèrent facilement,
et emportèrent de grosses sommes.
Le roi, étant un jour entré
dans son trésor, fut fort étonné, en visitant les vases où était
son argent, de les trouver considérablement diminués : il ne
savait qui en accuser, parce que les sceaux étaient entiers, et
que tout était bien fermé. Y étant revenu deux ou trois fois, et
s'étant toujours aperçu que l'argent diminuait (car les voleurs
ne cessaient point de piller}, il fit faire des pièges qu'on
plaça par son ordre autour des vases où étaient ses trésors. Les
voleurs vinrent comme auparavant. Un d'eux entre, va droit au
vase, donne dans le piège et s'y prend. Dès qu'il se voit dans
cette fâcheuse situation il appelle son frère, lui conte son
malheur, le conjure d'entrer au plus vite et de lui couper la
tête, de crainte qu'étant vu et reconnu, il ne fût la cause de
sa perte. Celui-ci, voyant qu'il avait raison, obéit, remit la
pierre, et s'en retourna chez lui avec la tête de son frère.
Dès que le jour parut, le roi
se rendit à son trésor. A peine fut-il entré, qu'il fut frappé
d'étonnement à la vue du corps du voleur, sans tête, pris et
arrêté dans le piège ; il ne le fut pas moins, en remarquant que
l'édifice n'était pas endommagé, de n'apercevoir ni entrée ni
sortie. Dans cet embarras, voici le parti qu'il prit : il fit
pendre sur la muraille le cadavre, et plaça des gardes auprès,
avec ordre de lui amener celui qu'ils verraient pleurer à ce
spectacle, ou en être touché de commisération. La mère du voleur,
indignée du traitement fait à son fils, s'adressant à celui qui
lui restait, lui enjoignit de mettre tout en oeuvre pour
détacher le corps de son frère et le lui apporter, le menaçant,
s'il négligeait de lui donner cette satisfaction, d'aller
elle-même le dénoncer au roi.
Ce jeune homme, ne pouvant
fléchir sa mère, quelque chose qu'il pût dire, et craignant
l'effet de ses menaces, imagina cet artifice : Il chargea sur
des ânes quelques outres remplies de vin, les chassa devant lui
; et lorsqu'il fut près de ceux qui gardaient le corps de son
frère, il délia le col de deux ou trois de ces outres. Le vin
s'étant mis aussitôt à couler, il se frappa la tête en jetant de
grands cris, comme un homme au désespoir, et qui ne savait
auquel de ces ânes il devait aller le premier. Les gardes,
voyant le vin couler en abondance, accoururent pour le
recueillir, comptant que c'était autant de gagné pour eux. Le
jeune homme, feignant d'être en colère, leur dit beaucoup
d'injures ; mais comme ils cherchaient à le consoler, il cessa
ses emportements, et, faisant semblant de s'apaiser, il détourna
ses ânes du chemin, et se mit en devoir de refermer les outres.
Il s'entretint ensuite avec les gardes ; et, comme ils tâchaient
de l'égayer, en lui faisant des plaisanteries, il leur donna une
de ses outres. Ils s'assirent aussitôt dans le lieu où ils se
trouvaient, et, ne pensant plus qu'à boire, ils pressèrent le
jeune homme de rester et de leur tenir compagnie. Il se laissa
sans doute persuader, et demeura avec eux ; et parce qu'en
buvant ils le traitaient avec honnêteté, il leur donna encore
une outre. Les gardes, ayant bu avec excès, s'enivrèrent, et,
vaincus par le sommeil, ils s'endormirent à l'endroit même où
ils avaient bu. Dès que le jeune homme vit la nuit fort avancée,
il leur rasa par dérision la joue droite, détacha le corps de
son frère, le chargea sur un de ses ânes, et retourna chez lui,
après avoir exécuté les ordres de sa mère.
Le roi, apprenant qu'on avait
enlevé le corps du voleur, se mit fort en colère ; mais, comme
il voulait absolument découvrir celui qui avait fait le coup, il
s'avisa d'une chose que je ne puis croire : il prostitua sa
propre fille dans un lieu de débauche, lui ordonnant de recevoir
également toutes sortes de personnes, mais de les obliger, avant
de leur accorder ses faveurs, à lui dire ce qu'ils avaient fait
en leur vie de plus subtil et de plus méchant ; et, s'il s'en
trouvait un qui se vantât d'avoir enlevé le corps du voleur, il
lui recommanda de l'arrêter, et de ne le point laisser échapper.
La fille obéit aux ordres de son père ; mais le voleur, ayant
appris pourquoi tout cela se faisait, voulut montrer qu'il était
plus habile que le roi. Il coupa près de l'épaule le bras d'un
homme nouvellement mort, et, l'ayant mis sous son manteau, il
alla de ce pas trouver la fille du roi. La princesse lui ayant
fait les mêmes questions qu'à tous ceux qui s'étaient déjà
présentés, il lui conta que la plus méchante action qu'il eût
jamais faite, était d'avoir coupé la. tête à son frère pris à un
piège dans le trésor du roi, et que la plus subtile était
d'avoir détaché son corps, après avoir enivré ceux qui le
gardaient. Elle ne l'eut pas plutôt entendu qu'elle voulut
l'arrêter ; mais comme ils étaient dans l'obscurité, il lui
tendit le bras du mort, qu'elle saisit, croyant que c'était
celui du voleur. Il lâcha ce bras, courut à la porte et se sauva.
Le roi, informé de ce qui
s'était passé, fut extrêmement surpris de la ruse et de la
hardiesse de cet homme ; mais enfin il fit publier dans toutes
les villes de son obéissance qu'il lui accordait sa grâce, et
que, s'il voulait se présenter devant lui, il lui donnerait
outre cela de grandes récompenses. Le voleur, se fiant à sa
parole, vint le trouver. Rhampsinite conçut pour lui une si
grande admiration, qu'il lui donna sa fille en mariage, le
regardant comme le plus habile de tous les hommes, parce qu'il
en savait plus que tous les Égyptiens, qui sont eux-mêmes plus
ingénieux que tous les autres peuples.
CXXII. Après cela, me dirent
les mêmes prêtres, Rhampsinite descendit vivant sous terre, dans
ces lieux que les Grecs croient être les enfers. Il y joua aux
dés avec Cérès : tantôt il gagna, tantôt il perdit. Quand il
revint sur terre, la déesse lui fit présent d'une serviette d'or.
Les mêmes prêtres me dirent aussi que les Égyptiens avaient
institué une fête qui dure autant de temps qu'il s'en passa
depuis la descente de Rhampsinite jusqu'à son retour. Je sais
que, de mon temps, ils célébraient encore cette fête ; mais je
ne puis assurer s'ils l'ont établie pour ce sujet ou pour
quelque autre. Les prêtres revêtent pendant cette fête l'un
d'entre eux d'un manteau tissu et fait le jour même de la
cérémonie, et, lui couvrant les yeux d'un bandeau, ils le
mettent dans le chemin qui conduit au temple de Cérès ; ensuite
ils se retirent. Ils me dirent qu'après cela deux loups
conduisaient le prêtre, qui avait les yeux ainsi bandés, au
temple de Cérès, gui est éloigné de la ville de vingt stades, et
qu'ensuite ils le ramenaient au même endroit où ils l'avaient
pris. Si ces propos des Égyptiens paraissent croyables à
quelqu'un, il peut y ajouter foi ; pour moi, je n'ai d'autre but
dans toute cette histoire que d'écrire ce que j'entends dire à
chacun.
CXXIII. Cérès et Bacchus ont,
selon les Égyptiens, la puissance souveraine dans les enfers.
Ces peuples sont aussi les premiers qui aient avancé que l'âme
de l'homme est immortelle ; que, lorsque le corps vient à périr,
elle entre toujours dans celui de quelque animal ; et qu'après
avoir passé ainsi successivement dans toutes les espèces
d'animaux terrestres, aquatiques, volatiles, elle rentre dans un
corps d'homme qui naît alors ; et que ces différentes
transmigrations se font dans l'espace de trois mille ans. Je
sais que quelques Grecs ont adopté cette opinion, les uns plus
tôt, les autres plus tard, et qu'ils en ont fait usage comme si
elle leur appartenait. Leurs noms ne me sont point inconnus,
mais je les passe sous silence.
CXXIV. Les prêtres ajoutèrent
que, jusqu'à Rhampsinite, on avait vu fleurir la justice et
régner l'abondance dans toute l'Égypte ; mais qu'il n'y eut
point de méchanceté où ne se portât Chéops, son successeur. Il
ferma d'abord tous les temples, et interdit les sacrifices aux
Égyptiens ; ils les fit après cela travailler tous pour lui. Les
uns furent occupés à fouiller les carrières de la montagne
d'Arabie, à traîner de là jusqu'au Nil les pierres qu'on en
tirait, et à passer ces pierres sur des bateaux de l'autre côté
du fleuve ; d'autres les recevaient, et les traînaient jusqu'à
la montagne de Libye. On employait tous les trois mois cent
mille hommes à ce travail. Quant au temps pendant lequel le
peuple fut ainsi tourmenté, on passa dix années à construire la
chaussée par oit on devait traîner les pierres. Cette chaussée
est un ouvrage qui n'est guère moins considérable, à mon avis,
que la pyramide même; car elle a cinq stades de long sur dix
orgyies de large, et huit orgyies de haut dans sa plus grande
hauteur ; elle est de pierres polies et ornées de ligures
d'animaux. On passa dix ans à travailler à cette chaussée, sans
compter le temps qu'on employa aux ouvrages de la colline sur
laquelle sont élevées les pyramides, et aux édifices souterrains
qu'il fit faire, pour lui servir de sépulture, dans une île
formée par les eaux du Nil, qu'il y introduisit par un canal. La
pyramide même coûta vingt années de travail : elle est carrée ;
chacune de ses faces a huit plèthres de largeur sur autant de
hauteur ; elle est en grande partie de pierres polies,
parfaitement bien jointes ensemble, et dont il n'y en a pas une
qui ait moins de trente pieds.
CXXV. Cette pyramide fut bâtie
en fore de degrés ; quelques-uns s'appellent crosses, quelques
autres bomides. Quand on eut commencé à la construire de cette
manière, on éleva de terre les autres pierres, et, à l’aide de
machines faites de courtes pièces de bois, on les monta sur le
premier rang d'assises. Quand une pierre y était parvenue, on la
mettait dans une autre machine qui était sur cette première
assise ; de là on la montait par le moyen d'une autre machine,
car il y en avait autant que d'assises : peut-être aussi
n'avaient-ils qu'une seule et même machine, facile à transporter
d'une assise à l'autre toutes les fois qu'on en avait ôté la
pierre. Je rapporte la chose des deux façons, comme je l'ai ouï
dire. On commença donc par revêtir et perfectionner le liant de
la pyramide ; de là on descendit aux parties voisines, et enfin
on passa aux inférieures, et à celles qui touchent la terre. On
a gravé sur la pyramide, en caractères égyptiens, combien on a
dépensé pour les ouvriers en raiforts, en oignons et en aulx ;
et celui qui m'interpréta cette inscription me dit, comme je
m'en souviens très bien, que cette dépense se montait à seize
cents talents d'argent. Si cela est vrai, combien doit-il en
avoir coûté pour les outils de fer, pour le reste de la
nourriture et pour les habits des ouvriers, puisqu'ils
employèrent à cet édifice le temps que nous avons dit, sans
compter celui qu'ils mirent, à mon avis, à tailler les pierres,
à les voiturer, et à faire les édifices souterrains, qui fut
sans doute considérable !
CXXVI. Chéops, épuisé par ces
dépenses, en vint au point d'infamie de prostituer sa fille dans
un lieu de débauche, et de lui ordonner de tirer de ses amants
une certaine somme d'argent. J'ignore à combien se monta cette
somme ; les prêtres ne me l'ont point dit. Non seulement elle
exécuta les ordres de son père, mais elle voulut aussi laisser
elle-même un monument. Elle pria tous ceux qui la venaient voir
de lui donner chacun une pierre pour des ouvrages qu'elle
méditait. Ce fut de ces pierres, me dirent les prêtres, qu'on
bâtit la pyramide qui est au milieu des trois, en face de la
grande pyramide, et qui a un plèthre et demi de chaque côté.
CXXVII. Chéops, suivant ce que
me dirent les Égyptiens, régna cinquante ans. Étant mort, son
frère Chéphren lui succéda, et se conduisit comme son
prédécesseur. Entre autres monuments, il fit aussi bâtir une
pyramide : elle n'approche pas de la grandeur de celle de Chéops
(je les ai mesurées toutes les deux) ; elle n'a ni édifices
souterrains, ni canal qui y conduise les eaux du Nil ; au lieu
que l'autre, où l'on dit qu'est le tombeau de Chéops, se trouve
dans une île, et qu'elle est environnée des eaux du Nil, qui s'y
rendent par un canal construit à ce dessein. La première assise
de cette pyramide est de pierre d'Éthiopie, de diverses couleurs,
et elle a en hauteur quarante pieds de moins que la grande
pyramide à laquelle elle est contiguë. Ces deux pyramides sont
bâties sur la même colline, qui a environ cent pieds de haut.
CXXVIII. Les mêmes prêtres
m'apprirent que Chéphren régna cinquante-six ans : ainsi les
Égyptiens furent accablés cent six ans de toutes sortes de maux,
et, pendant tout ce temps, les temples restèrent fermés. Les
Égyptiens ont tant d'aversion pour la mémoire de ces deux
princes, qu'ils ne veulent pas même les nommer ; ils appellent,
par cette raison, ces pyramides du nom du berger Philitis, qui,
dans ce temps-là, menait paître ses troupeaux vers l'endroit où
elles sont.
CXXIX. Après Chéphren, me
dirent-ils, Mycérinus, fils de Chéops, monta sur le trône ; mais
comme il désapprouvait les actions de son père, il fit rouvrir
les temples, et rendit au peuple, réduit aux dernières
extrémités par une longue suite de vexations, la liberté de
vaquer à ses affaires, et d'offrir des sacrifices ; enfin, il
jugea les différends de ses sujets d'une manière plus équitable
que tous les autres rois : aussi les Égyptiens lui donnent-ils
de grandes louanges, et le mettent-ils au-dessus de tous les
rois qui jusqu'ici ont gouverné l'Égypte, non seulement parce
qu'il rendait la justice avec équité, mais encore parce que, si
quelqu'un se plaignait du jugement qu'il avait prononcé, il lui
donnait du sien, et tâchait de l'apaiser. Pendant que Mycérinus
traitait ses peuples avec tant d'humanité, et qu'il ne
s'occupait que de leur bonheur, il perdit sa fille unique, et ce
fut le premier malheur qui lui arriva. Il fut excessivement
affligé de sa perte ; et, comme il voulait lui donner une
sépulture plus recherchée qu'à l'ordinaire, il fit faire une
vache de bois, creuse, et, après l'avoir fait dorer, il y
enferma sa fille morte.
CXXX. Cette génisse ne fut
point mise en terre. De mon temps, elle était encore exposée à
la vue de tout le inonde, au palais royal de Saïs, dans une
salle richement ornée. Chaque jour on brûle devant elle toutes
sortes de parfums, et, la nuit, il y a toujours une lampe
allumée. Dans une autre salle près de celle où est cette génisse,
on voit plusieurs statues debout, qui représentent les
concubines de Mycérinus ; du moins les prêtres de la ville de
Saïs le disaient ainsi. Il est vrai qu'il y a environ vingt
statues colossales de femmes nues, qui sont toutes de bois ;
mais je ne puis assurer qui elles représentent : je n'en sais
que ce qu'on m'en a dit.
CXXXI. Quant à cette génisse
et à ces colosses, on compte que Mycérinus étant devenu amoureux
de sa fille lui fit violence ; que cette jeune princesse s'étant
étranglée de désespoir, son père fit mettre son corps dans cette
génisse ; que sa mère fit couper les mains aux femmes de sa
fille, qui l'avaient livrée à Mycérinus ; et qu'aujourd'hui
leurs statues, qui n'ont point de mains, sont un témoignage du
supplice dont elles furent punies pendant leur vie. Mais je
crois que tout ce que l'on raconte de cet amour et des mains des
colosses n'est qu'une fable : en effet, j'ai remarqué, à la vue
de ces colosses, que leurs mains étaient tombées de vétusté, et,
de mon temps, on les voyait encore aux pieds des statues.
CXXXII. Cette génisse est
couverte d'une housse cramoisie, excepté la tête ou le cou, qui
sont dorés d'un or fort épais. Entre les cornes est placé le
cercle du soleil, en or. Elle n'est pas debout, mais sur les
genoux, et elle est de la stature des plus grandes génisses. On
la transporte tous les ans hors de la salle. Cette cérémonie se
fait dans le temps où les Égyptiens se frappent et se lamentent
pour un certain dieu que je ne dois pas nommer ici : c'est alors
qu'on expose cette génisse à la lumière ; car ils disent que la
princesse, en mourant, pria Mycérinus, son père, de lui faire
voir le soleil une fois par an.
CXXXIII. II arriva à Mycérinus
un nouveau malheur après la mort de sa fille : il reçut de la
ville de Buto un oracle. qui lui annonçait qu'il n'avait plus
que six ans à vivre, et qu'il mourrait la septième année. Il en
conçut tant de chagrins, qu'il envoya vers l'oracle pour faire à
la déesse de vifs reproches de ce que son père et son oncle
avaient vécu si longtemps, quoiqu'ils eussent opprimé leurs
sujets, et que, sans aucun égard pour les dieux, ils eussent
fait fermer les temples ; tandis qu'il avait si peu de temps à
vivre, lui qui avait eu tant de piété et de respect pour les
dieux. Il lui vint là-dessus une seconde réponse de l'oracle,
qui lui apprit que c'était pour cette raison-là même qu'il
devait mourir de si bonne heure ; qu'il n'avait point fait ce
qu'il attrait dû ; qu'il fallait que l'Égypte fût accablée de
maux pendant cent cinquante ans ; que les deux rois ses
prédécesseurs en avaient eu connaissance, et que lui il l'avait
ignoré. Mycérinus, voyant, par, cette réponse, que son arrêt
était irrévocable, fit faire un grand nombre de lampes. Dès que
la nuit était venue, il les faisait allumer, et passait le temps
à boire et à se divertir, sans discontinuer ni jour ni nuit ; il
allait dans les marais, les bois, et tous les lieux agréables et
qu'il croyait les plus propres à inspirer du plaisir : il avait
dessein, en convertissant les nuits en jours, de doubler le
nombre des années, de six ans en faire douze, et de convaincre
par là l'oracle de mensonge.
CXXXIV. Il laissa aussi une
pyramide ; elle est carrée, et de pierre d'Éthiopie jusqu'à la
moitié, mais beaucoup plus petite que celle de son père, ayant
vingt pieds de moins, et chacun de ses côtés trois plèthres de
large. Il y a des Grecs qui prétendent qu'elle est de la
courtisane Rhodopis. Ils se trompent, et il me semble qu'ils ne
connaissent pas même cette courtisane. S'ils l'eussent connue,
ils ne lui eussent pas attribué la construction d'une pyramide
qui, pour le dire en peu de mots, a coûté des millions de
talents sans nombre : d'ailleurs Rhodopis n'a pas vécu sous
Mycérinus, mais sous Amasis, c'est-à-dire un grand nombre
d'années après la mort des rois qui ont fait construire ces
pyramides. Rhodopis était originaire de Thrace, esclave d'Iadmon,
fils de Héphestopolis, de l'île de Samos, compagne d'esclavage
d'Ésope le fabuliste ; car Ésope fut aussi esclave d'Iadmon. On
en a des preuves ; et une des principales, c'est que les
Delphiens ayant fait demander plusieurs fois par un héraut,
suivant les ordres de l'oracle, si quelqu'un voulait venger la
mort d'Ésope, il ne se présenta qu'un petit-fils d'Iadmon, qui
portait le même nom que son aïeul.
CXXXV. Rhodopis fut ensuite
menée en Égypte par Xanthus, de Samos, pour y exercer le métier
de courtisane. Charaxus de Mitylène, fils de Scamandronyrne, et
frère de Sappho, dont nous avons les poésies, donna un prix
considérable pour sa rançon. Ayant ainsi recouvré la liberté,
elle resta eu Égypte, où sa beauté lui procura de grandes
richesses pour une femme de son état, mais fort au-dessous de
celles qui étaient nécessaires pour la construction d'une telle
pyramide. On doit d'autant moins lui attribuer de si grands
biens, qu'on peut en voir encore aujourd'hui la dixième partie ;
car, voulant laisser dans la Grèce un monument qui transmit son
nom à la postérité, elle fit faire une chose que personne autre
n'a inventée, ni consacrée dans un temple, et la dédia à Delphes.
Ayant donc fait faire des broches de fer propres à rôtir un
boeuf, autant que put y suffire la dixième partie de son bien,
chose que personne n'avait encore imaginée, et dont on n'avait
point encore fait d'offrande, elle les envoya au temple de
Delphes, où on les voit encore aujourd'hui, entassées derrière
l'autel que les habitants de Chios ont élevé vis-à-vis du temple
même. Les courtisanes sont en général d'une grande beauté à
Naucratis. Celle dont nous parlons devint si célèbre, qu'il n'y
avait personne en Grèce qui ne sût son nom. Une autre courtisane,
nommée Archidice, acquit aussi, après elle, beaucoup de
célébrité en Grèce; cependant elle fit moins de bruit. Charaxus
étant retourné à Mitylène après avoir rendu la liberté à
Rhodopis, Sappho le déchira dans ses vers. Mais en voilà assez
sur ce qui regarde cette courtisane.
CXXXVI. Les prêtres me
racontèrent qu'après Mycérinus, Asychis fut roi d'Égypte, et
qu'il fit bâtir, en l'honneur de Vulcain, le vestibule qui est à
l'est ; c'est le plus grand et le plus magnifique. Tous les
portiques du temple de ce dieu sont décorés de figures
supérieurement sculptées, et de mille autres ornements dont on a
coutume d'embellir les édifices ; mais celui-ci les surpasse de
beaucoup. Sous son règne, comme le commerce souffrait de la
disette d'argent, il publia, me dirent-ils, une loi qui
défendait d'emprunter, à moins qu'on ne donnât pour gage le
corps de son père. On ajouta à cette loi que le créancier aurait
aussi en sa puissance la sépulture du débiteur, et que, si
celui-ci refusait de payer la dette pour laquelle il aurait
hypothéqué un gage si précieux, il ne pourrait être mis, après
sa mort, dans le sépulcre de ses pères, ni dans quelque autre ;
et qu'il ne pourrait, après le trépas d'aucun des siens, leur
rendre cet honneur. Ce prince, voulant surpasser tous les rois
qui avaient régné en Égypte avant lui, laissa pour monument une
pyramide de brique, avec cette inscription gravée sur unepierre
: NE ME MÉPRISE PAS, EN ME COMPARANT AUX PYRAMIDES DE PIERRE. JE
SUIS AUTANT AU-DESSUS D'ELLES QUE JUPITER EST AU-DESSUS DES
AUTRES DIEUX ; CAR J'AI ÉTÉ BÂTIE DE BRIQUES FAITES DU LIMON
TIRÉ DU FOND DU LAC. Voilà ce qu'Asychis fit de plus mémorable.
CXXXVII. Ce prince eut pour
successeur, continuaient les mêmes prêtres, un aveugle de la
ville d'Anysis, appelé aussi Anysis. Sous son règne, Sabacos,
roi d'Éthiopie, vint fondre en Égypte avec une nombreuse armée.
Anysis s'étant sauvé dans les marais, Sabacos fut maître de
l'Égypte pendant cinquante ans. Il ne lit mourir personne
pendant ce temps-là, pour quelque faute que ce fût ; mais, selon
la qualité du crime, il condamnait le coupable à travailler aux
levées et aux chaussées près de la ville où il était né. Par ce
moyen, l'assiette des villes devint encore plus haute qu'elle ne
l'était auparavant : elles avaient déjà été rehaussées sous le
règne de Sésostris par ceux qui avaient creusé les canaux ; mais
elles le furent beaucoup plus sous la domination de l'Éthiopien.
Bubastis est, de toutes les villes d'Égypte, celle dont on éleva
le plus le terrain par les ordres de Sabacos.
CXXXVIII. Dans cette ville est
un temple de Bubastis qui mérite qu'on en parle. On voit
d'autres temples plus grands et plus magnifiques ; mais il n'y
en a point de plus agréable à la vue. Bubastis est la même que
Diane parmi les Grecs. Son temple fait une presqu'île, où il n'y
a de libre que l'endroit par où l'on entre. Deux canaux du Nil,
qui ne se mêlent point ensemble, se rendent à l'entrée du
temple, et de là se partagent, et l'environnent, l'un par un
côté, l'autre par l'autre. Ces canaux sont larges chacun de cent
pieds, et ombragés d'arbres. Le vestibule a dix orgyies de haut
; il est orné de très belles figures de six coudées de haut. Ce
temple est au centre de la ville. Ceux qui en font le tour le
voient de tous côtés de haut en bas ; car, étant resté dans la
même assiette où on l'avait d'abord bâti, et la ville ayant été
rehaussée par des terres rapportées, on le voit en entier de
toutes parts. Ce lieu sacré est environné d'un mur sur lequel
sont sculptées grand nombre de figures. Dans son enceinte est un
bois planté autour du grand temple : les arbres en sont très
hauts. La statue de la déesse est dans le temple. Le lieu sacré
a, en tout sens, un stade de long sur autant de large. La rue
qui répond, à l'entrée du temple traverse la place publique, va
à l'est, et mène au temple de Mercure ; elle a environ trois
stades de long sur quatre plèthres de large, et est pavée et
bordée des deux côtés de très grands arbres.
CXXXIX. Voici comment l'Égypte,
ajoutaient les mêmes prêtres, fut délivrée de Sabacos. Une
vision qu'il eut pendant son sommeil lui fit prendre la fuite.
Il s'imagina voir un homme qui lui conseillait de rassembler
tous les prêtres d'Égypte, et de les faire couper en deux par le
milieu du corps. Ayant fait ses réflexions sur cette vision, il
dit qu'il lui semblait que les dieux lui présentaient un
prétexte pour violer le respect dû aux choses sacrées, afin de
l'en punir ensuite par eux-mêmes ou par les hommes ; qu'il ne
ferait point ce que lui avait suggéré la vision ; qu'il aimait
mieux se retirer, d'autant plus qu'il avait déjà passé le temps
qu'il devait sortir de l'Égypte après y avoir régné, selon les
prédictions des oracles ; car, tandis qu'il était encore en
Éthiopie, ayant consulté les oracles des Éthiopiens, il lui fut
répondu qu'il fallait qu'il régnât cinquante ans en Égypte.
Comme ce temps était expiré, et qu'outre cela la vision qu'il
avait eue le troublait, il prit le parti de se retirer
volontairement.
CXL. Il n'eut pas plutôt
quitté l'Égypte, qu'Anysis (l'aveugle) sortit des marais, et
reprit les rênes du gouvernement. Il était resté cinquante ans
dans une île, qu'il avait exhaussée avec de la cendre et de la
terre ; car, lorsque les Égyptiens allaient lui porter des
vivres, chacun selon sa cotisation, il les priait de lui
apporter de la cendre en pur don, à l'insu de Sabacos. Avant
Amyrtée, personne ne put trouver cette île. Pendant plus de cinq
cents ans, les rois ses prédécesseurs la cherchèrent inutilement.
On l'appelle l’île d'Helbo ; elle a dix stades en tout sens.
CXLI. Après Anysis, un prêtre
de Vulcain, nommé Séthos, monta, à ce qu'on me dit, sur le trône.
Il n'eut aucun égard pour les gens de guerre, et les traita avec
mépris, comme s'il eût dû n'en avoir jamais besoin. Entre autres
outrages, il leur ôta les douze aroures de terre que les rois,
ses prédécesseurs, leur avaient données à chacun par distinction
: mais, dans la suite, lorsque Sanacharib, roi des Arabes et des
Assyriens, vint attaquer l'Égypte avec une armée nombreuse, les
gens de guerre ne voulurent point marcher au secours de la
patrie. Le prêtre, se trouvant alors fort embarrassé, se retira
dans le temple, et se mit à gémir devant la statue du dieu sur
le sort fâcheux qu'il courait risque d'éprouver. Pendant qu'il
déplorait ainsi ses malheurs, il s'endormit, et crut voir le
dieu lui apparaître, l'encourager, et l'assurer que, s'il
marchait à la rencontre des Arabes, il ne lui arriverait aucun
mal, et que lui-même il lui enverrait du secours. Plein de
confiance en cette vision, Séthos prit avec lui tous les gens de
bonne volonté, se mit à leur tête, et alla camper à Péluse, qui
est la clef de l'Égypte. Cette armée n'était composée que de
marchands, d'artisans, et de gens de la lie du peuple : aucun
homme de guerre ne l'accompagna. Ces troupes étant arrivées à
Péluse, une multitude prodigieuse de rats de campagne se
répandit la nuit dans le camp ennemi, et rongea les carquois,
les arcs et les courroies qui servaient à manier les boucliers ;
de sorte que, le lendemain, les Arabes étant sans armes, la
plupart périrent dans la fuite. On voit encore aujourd'hui dans
le temple de Vulcain une statue de pierre qui représente ce roi
ayant un rat sur la main, avec cette inscription : QUI QUE TU
SOIS, APPRENDS, EN ME VOYANT, A RESPECTER LES DIEUX.
CXLII. Jusqu'à cet endroit de
mon histoire, les Égyptiens et leurs prêtres me firent voir que,
depuis leur premier roi, jusqu'au prêtre de Vulcain qui régna le
dernier, il y avait eu trois cent quarante et une générations,
et, pendant cette longue suite de générations, autant de grands
prêtres et autant de rois. Or, trois cents générations font dix
mille ans, car trois générations valent cent ans ; et les
quarante et une générations qui restent au delà des trois cents
font mille trois cent quarante ans. Ils ajoutèrent que, durant
ces onze mille trois cent quarante ans, aucun dieu ne s'était
manifesté sous une forme humaine, et qu'on n'avait rien vu de
pareil ni dans les temps antérieurs à cette époque, ni parmi les
autres rois qui ont régné en Égypte dans les temps postérieurs ;
ils m'assurèrent aussi que, dans cette longue suite d'années, le
soleil s'était levé quatre fois hors de son lieu ordinaire, et
entre autres deux fois où il se couche maintenant, et qu'il
s'était couché aussi deux fois à l'endroit où nous voyons qu'il
se lève aujourd'hui ; que cela n'avait apporté aucun changement
en Égypte ; que les productions de la terre et les inondations
du Nil avaient été les mêmes, et qu'il n'y avait eu ni plus de
maladies, ni une mortalité plus considérable.
CXLIII. L'historien Hécatée,
se trouvant autrefois à Thèbes, parlait aux prêtres de Jupiter
de sa généalogie, et faisait remonter sa famille à un dieu qu'il
comptait pour le seizième de ses ancêtres. Ces prêtres en
agirent avec lui comme ils firent depuis à mon égard, quoique je
ne leur eusse rien dit de ma famille. Ils me conduisirent dans
l'intérieur d'un grand bâtiment du temple, où ils me montrèrent
autant de colosses de bois qu'il y avait eu de grands prêtres ;
car chaque grand prêtre ne manque point, pendant sa vie, d'y
placer sa statue. Ils les comptèrent devant moi, et me
prouvèrent, par la statue du dernier mort, et en les parcourant
ainsi de suite, jusqu'à ce qu'ils me les eussent toutes montrées,
que chacun était le fils de son prédécesseur. Hécatée parlait,
dis-je, à ces prêtres de sa généalogie, et se faisait remonter à
un dieu qu'il regardait comme le seizième de ses ancêtres. Ils
lui opposèrent la généalogie de leurs pontifes, dont ils lui
firent l'énumération, sans cependant admettre qu'un homme eût
été engendré d'un dieu, comme il l'avait avancé ; ils lui dirent
que chaque colosse représentait un piromis engendré d'un piromis
; et, parcourant ainsi les trois cent quarante-cinq colosses,
depuis le dernier jusqu'au premier, ils lui prouvèrent que tous
ces piromis étaient nés l'un de l'autre, et qu'ils ne devaient
point leur origine à un dieu ou à un héros. Piromis est un mot
égyptien qui signifie bon et vertueux.
CXLIV. Ces prêtres me
prouvèrent donc que tons ceux que représentaient ces statues,
bien loin d'avoir été des dieux, avaient été des piromis ; qu'il
était vrai que, dans les temps antérieurs à ces hommes, les
dieux avaient régné en Égypte, qu'ils avaient habité avec les
hommes, et qu'il y en avait toujours eu un d'entre eux qui avait
eu la souveraine puissance ; qu'Orus, que les Grecs nomment
Apollon, fut le dernier d'entre eux qui fut roi d'Égypte, et
qu'il ne régna qu'après avoir ôté la couronne à Typhon. Cet Orus
était fils d'Osiris, que nous appelons Bacchus.
CXLV. Parmi les Grecs, on
regarde Hercule, Bacchus et Pan, comme les plus nouveaux d'entre
les dieux. Chez les Égyptiens, au contraire, Pan passe pour être
très ancien ; on le met même au rang des huit premiers dieux.
Hercule a place parmi les dieux du second ordre, qu'on appelle
les douze dieux ; et Bacchus parmi ceux du troisième, qui ont
été engendrés par les douze dieux. J'ai fait voir ci-dessus
combien les Égyptiens comptent eux-mêmes d'années depuis Hercule
jusqu'au roi Amasis. On dit qu'il y en a encore un plus grand
nombre depuis Pan, et que c'est depuis Bacchus qu'on en trouve
le moins, quoique depuis ce dernier jusqu'à ce prince on compte
quinze mille ans. Les Égyptiens assurent ces faits comme
incontestables, parce qu'ils ont toujours eu soin de supputer
ces années, et d'en tenir un registre exact. De Bacchus, qu'on
dit être né de Sémélé, fille de Cadmus, il y a jusqu'à moi
environ mille soixante ans ; depuis Hercule, fils d'Alcmène,
près de neuf cents ans : et Pan, que les Grecs disent être fils
de Pénélope et de Mercure, est postérieur à la guerre de Troie,
et on ne compte de lui jusqu'à moi qu'environ huit cents ans.
CXLVI. De ces deux sentiments
chacun est libre d'adopter celui qui lui paraîtra le plus
vraisemblable ; je me contente d'exposer le mien. Si ces dieux
avaient été connus en Grèce, et s'ils y avaient vieilli, tels
qu'Hercule, fils d'Amphitryon, Bacchus, fils de Sémélé, et Pan,
fils de Pénélope, ou pourrait dire aussi, quoiqu'ils ne fussent
que des hommes, qu'ils étaient en possession des noms des dieux
nés dans les siècles précédents. Les Grecs assurent que,
aussitôt que Bacchus fut né, Jupiter le cousit dans sa cuisse et
le porta à Nyse, ville d'Éthiopie, au-dessus de l'Égypte. A
l'égard de Pan, ils ne sauraient dire en quel endroit il fut
transporté après sa naissance. Il me paraît par conséquent
évident que les Grecs ont appris plus tard les noms de ces dieux
que ceux des autres, et qu'ils ne datent leur naissance que du
temps où ils en ont oui parler. C'est aussi le sentiment des
Égyptiens.
CXLVII. Je vais raconter
maintenant ce qui s'est passé en Égypte, de l'aveu unanime des
Égyptiens et des autres peuples ; et j'y joindrai des choses
dont j'ai été témoin oculaire. Après la mort de Séthos, qui
était en même temps roi et prêtre de Vulcain, les Égyptiens
recouvrèrent leur liberté ; mais, comme ils ne pouvaient vivre
un seul moment sans rois, ils en élurent douze, et divisèrent
toute l'Égypte en autant de parties, qu'ils leur assignèrent.
Ces douze rois s'unirent entre eux par des mariages, et
s'engagèrent à ne se point détruire, à ne point rechercher
d'avantage au préjudice les uns des autres, et à entretenir
toujours entre eux une étroite amitié. Le but de ce traité était
de se fortifier et de se prémunir contre tout danger, parce que,
dès le commencement de leur règne, un oracle leur avait prédit
que celui d'entre eux qui ferait des libations dans le temple de
Vulcain avec une coupe d'airain aurait l'empire de l'Égypte
entière. Ils tenaient en effet leurs assemblées dans tous les
temples.
CXLVIII. Ils voulurent aussi
laisser à frais communs un monument à la postérité. Cette
résolution prise, ils firent construire un labyrinthe un peu au-dessus
du lac Moeris, et assez près de la ville des Crocodiles. J'ai vu
ce bâtiment, et l'ai trouvé au-dessus de toute expression. Tous
les ouvrages, tous les édifices des Grecs ne peuvent lui être
comparés ni du côté du travail ni du côté de la dépense ; ils
lui sont de beaucoup inférieurs. Les temples d'Éphèse et de
Samos méritent sans doute d'être admirés ; mais les pyramides
sont au-dessus de tout ce qu'on peut en dire, et chacune en
particulier peut entrer en parallèle avec plusieurs des plus
grands édifices de la Grèce. Le labyrinthe l'emporte même sur
les pyramides. Il est composé de douze cours environnées de murs,
dont les portes sont à l'opposite l'une de l'autre, six au nord
et six au sud, toutes contiguës ; une même enceinte de murailles,
qui règne en dehors, les renferme ; les appartements en sont
doubles ; il y en a quinze cents sous terre, quinze cents au-dessus,
trois mille en tout. J'ai visité les appartements d'en haut, je
les ai parcourus ainsi j'en parle avec certitude et comme témoin
oculaire. Quant aux appartements souterrains, je ne sais que ce
qu'on m'en a dit. Les Égyptiens gouverneurs du labyrinthe ne
permirent point qu'on me les montrât, parce qu'ils servaient, me
dirent-ils, de sépulture aux crocodiles sacrés, et aux rois qui
ont fait bâtir entièrement cet édifice. Je ne parle donc des
logement souterrains que sur le rapport d'autrui : quant à ceux
d'en haut, je les ai vus, et les regarde comme ce que les hommes
ont jamais fait de plus grand. On ne peut en effet se lasser
d'admirer la variété des passages tortueux qui mènent des cours
à des corps de logis et des issues qui conduisent à d'autres
cours. Chaque corps de logis a une multitude de chambres qui
aboutissent à des pastades. Au sortir de ces pastades, on passe
dans d'autres bâtiments, dont il faut traverser les chambres
pour entrer dans d'autres cours. Le toit de tous ces corps de
logis est de pierre ainsi que les murs, qui sont partout décorés
de figures en bas-relief. Autour de chaque cour règne une
colonnade de pierres blanches parfaitement jointes ensemble. A
l'angle où finit le labyrinthe s'élève une pyramide de cinquante
orgyies, sur laquelle on a sculpté en grand des figures
d'animaux. On s'y rend par un souterrain.
CXLIX. Quelque magnifique que
soit ce labyrinthe, le lac Moeris, près duquel il est situé,
excite encore plus d'admiration. Il a de tour trois mille six
cents stades, qui font soixante schènes, c'est-à-dire autant de
circuit que la côte maritime de l'Égypte a d'étendue. Ce lac,
dont la longueur va du nord au midi, a cinquante orgyies de
profondeur à l'endroit où il est le plus profond. On l'a creusé
de main d'homme, et lui-même il en fournit la preuve. On voit en
effet presque au milieu du lac deux pyramides qui ont chacune
cinquante orgyies de hauteur au-dessus de l'eau, et autant au-dessous.
Sur l'une et sur l'autre est un colosse de pierre, assis sur un
trône. Ces pyramides ont par conséquent chacune cent orgyies ;
or les cent orgyies font juste un stade de six plèthres, car
l'orgyie a six pieds ou quatre coudées ; le pied vaut quatre
palmes, et la coudée six. Les eaux du lac Moeris ne viennent pas
de source ; le terrain qu'il occupe est extrêmement sec et aride
: il les tire du Nil par un canal de communication. Pendant six
mois elles coulent du Nil dans le lac ; et pendant les six
autres mois, du lac dans le fleuve. Pendant les six mois que
l'eau se retire, la pêche du lac rend au trésor royal un talent
d'argent chaque jour ; mais, pendant les six autres mois que les
eaux coulent du Nil dans le lac, elle ne produit que vingt
mines.
CL. Ce lac forme un coude à
l'occident, et se porte vers le milieu des terres, le long de la
montagne, au-dessus de Memphis, et se décharge, au rapport des
habitants du pays, dans la Syrte de Libye par un canal
souterrain. Comme je ne voyais nulle part la terre qu'il a fallu
tirer pour creuser ce lac, et que j'étais curieux de savoir où
elle pouvait être, je m'en informai aux habitants du pays les
plus voisins du lac. Ils me dirent où on l'avait portée ; et
j'eus d'autant moins de peine à les croire, que j'avais ouï dire
qu'il s'était fait quelque chose de semblable à Ninive, ville
des Assyriens. En effet, des voleurs, cherchant à enlever les
trésors immenses de Sardanapale, roi de Ninive, qui étaient
gardés dans des lieux souterrains, commencèrent, dès la maison
qu'ils habitaient, à creuser la terre. Ayant pris les dimensions
et les mesures les plus justes, ils poussèrent la mine jusqu'au
palais du roi. La nuit venue, ils portaient la terre qu'ils en
avaient enlevée dans le Tigre, qui coule le long de Ninive. Ils
continuèrent ainsi leur entreprise jusqu'à ce qu'ils eussent
atteint leur but. On lit, à ce que j'ai ouï dire, la même chose
en Égypte ; avec cette différence qu'on ne creusait pas le
bassin du lac la nuit, mais en plein jour. A mesure qu'on le
creusait, on en portait la terre dans le Nil, qui la dispersait.
Ce fut ainsi, s'il faut en croire les habitants du pays, qu'on
creusa ce lac.
CLI. Les douze rois se
conduisaient avec justice et équité. Au bout d'un certain temps,
après avoir offert des sacrifices dans le temple de Vulcain,
comme, le dernier jour de la fête, ils étaient sur le point de
faire des libations, le grand prêtre leur présenta des coupes
d'or, dont ils avaient coutume de se servir en cette occasion ;
mais il se trompa pour le nombre, et, au lieu de douze coupes,
il n'en apporta que onze pour les douze rois. Alors Psammitichus,
qui se trouvait au dernier rang, voyant qu'il n'avait point de
coupe comme les autres, prit son casque, qui était d'airain, et
s'en servit pour les libations. Tous les autres rois étaient
aussi dans l'usage de porter un casque, et ils l'avaient alors
en tête. Ce fut donc sans aucun mauvais dessein que Psammitichus
se servit du sien. Mais les autres rois, ayant réfléchi sur son
action, et sur l'oracle qui leur avait prédit que celui d'entre
eux qui ferait des libations avec un vase d'airain deviendrait
un jour seul roi de toute l'Égypte, examinèrent ce prince ; et,
ayant reconnu par ses réponses qu'il n'avait point agi de
dessein prémédité, ils crurent qu'il serait injuste de le faire
mourir ; mais ils le dépouillèrent de la plus grande partie de
sa puissance et le reléguèrent dans les marais, avec défense
d'en sortir et d'entretenir aucune correspondance avec le reste
de l'Égypte.
CLII. Ce prince s'était
auparavant sauvé en Syrie pour fuir la persécution de Sabacos,
roi d'Éthiopie, qui avait fait mourir son père Nécos. Les
habitants du nome Saïte le rappelèrent lorsque Sabacos abandonna
l'Égypte, à l'occasion d'une vision qu'il avait eue. Depuis il
fut élevé sur le trône ; mais il lui arriva d'être exilé dans
les marais, pour avoir fait des libations avec son casque. Ce
fut son second exil. Sensible à cet outrage, et résolu de se
venger des auteurs de son exil, il envoya à Buto consulter
l'oracle de Latone, le plus véridique des oracles d'Égypte. Il
lui fut répondu qu'il serait vengé par des hommes d'airain
sortis de la mer. D'abord il ne put se persuader que des hommes
d'airain vinssent à son secours ; mais, peu de temps après, des
Ioniens et des Cariens qui s'étaient mis en mer pour pirater,
s'étant vus obligés de relâcher en Égypte, descendirent à terre
revêtus d'armes d'airain. Un Égyptien courut en porter la
nouvelle à Psammitichus dans les marais ; et comme jusqu'alors
cet Égyptien n'avait jamais vu d'hommes armés de la sorte, il
lui dit que des hommes d'airain sortis de la mer pillaient les
campagnes. Le roi, comprenant par ce discours que l'oracle était
accompli, fit alliance avec les Ioniens et les Cariens, et les
engagea par de grandes promesses à prendre son parti. Avec ces,
troupes auxiliaires, et les Égyptiens qui lui étaient restés
fidèles, il détrôna les onze rois.
CLIII. Psammitichus, devenu
maître de toute l'Égypte, construisit à Memphis les portiques du
temple de Vulcain qui sont du côté du midi. Vis-à-vis de ces
portiques il fit faire à Apis un bâtiment où on le nourrit quand
il s'est manifesté. C'est un péristyle orné de figures, et
soutenu de colosses de douze coudées de haut, qui tiennent, lieu
de colonnes. Le dieu Apis est celui que les Grecs appellent en
leur langue Épaphus.
CLIV. Psammitichus reconnut
les services des Ioniens et des Cariens par des terres et des
habitations qu'il leur donna vis-à-vis les uns des autres, et
qui n'étaient séparées que par le fleuve. On les nomma les
Camps. Il leur donna, avec ces terres toutes les autres choses
qu'il leur avait promises ; il leur confia même des enfants
égyptiens pour leur enseigner le grec ; et, de ces enfants qui
apprirent alors cette langue, sont descendus les interprètes
qu'on voit actuellement en Égypte .Les Ioniens et les Cariens
habitèrent longtemps les lieux où Psammitichus les avait placés.
Ces lieux sont situés près de la mer, un peu au-dessous de
Bubastis, vers l'embouchure Pélusiaque du Nil ; mais dans la
suite le roi Amasis transféra ces étrangers à Memphis, afin de
les employer à sa défense contre les Égyptiens. Depuis leur
établissement en Égypte, les Grecs ont entretenu avec eux un
commerce si étroit, que, à commencer du règne de Psammitichus,
nous savons avec certitude tout ce qui s'est passé dans ce pays.
Ce sont en effet les premiers peuples d'une autre langue que les
Égyptiens aient reçus chez eux. On voyait encore de mon temps,
sur le territoire d'où on les avait tirés, et leurs ports et les
ruines de leurs maisons. Ce fut ainsi que Psammitichus se rendit
maître de l'Égypte.
CLV. Quoique j'aie déjà
beaucoup parlé de l'oracle de ce pays, je ne laisserai pas de le
faire encore, parce qu'il le mérite. Il est consacré à Latone,
dans une grande ville située vers l'embouchure Sébennytique du
Nil. On la rencontre en remontant de la mer par cette bouche du
fleuve. Cette ville s'appelle Buto. Je l'ai déjà nommée. On y
voit plusieurs temples, celui d'Apollon et Diane, et celui de
Latone, où se rendent les oracles. Ce dernier est grand ; ses
portiques ont dix orgyies de haut. De tout ce que je vis dans
l'enceinte consacrée à Latone, le temple de la déesse me causa
la plus grande surprise. Il est d'une seule pierre en hauteur et
en longueur ; les côtés en sont égaux. Chacune de ses dimensions
est de quarante coudées. Une autre pierre, dont les rebords ont
quatre coudées, lui sert de couverture.
CLVI. De tout ce qu'on peut
voir aux environs de l'enceinte consacrée à Latone, rien de plus
admirable, à mon avis, que ce temple. L'île Chemmis occupe le
second rang ; elle est dans un lac profond et spacieux, près du
temple de Latone, à Buto. Les Égyptiens assurent que cette île
est flottante : pour moi, je ne l'ai vue ni flotter ni remuer,
et je fus fort surpris d'entendre dire qu'il y eut réellement
des îles flottantes. On voit dans celle-ci une grande chapelle
d'Apollon, avec trois autels. La terre y produit, sans culture,
quantité de palmiers, et d'autres arbres tant fruitiers que
stériles. Voici, selon les Égyptiens, la raison pour laquelle
elle flotte. Latone, l'une des huit plus anciennes divinités,
demeurait à Buto, où est maintenant son oracle. Isis lui ayant
remis Apollon en dépôt, elle le cacha dans cette île, qu'on
appelle aujourd'hui l'île flottante, et qui autrefois était fixe
et immobile ; elle le sauva dans le temps même qu'arrivait
Typhon, qui cherchait partout le fils d'Osiris ; car ils disent
qu'Apollon et Diane sont nés de Bacchus et d'Isis, et que Latone
fut leur nourrice et leur conservatrice. Apollon s'appelle Orus
en égyptien ; Cérès, Isis, et Diane, Bubastis. Eschyle, fils
d'Euphorion, s'est emparé de cette histoire ; et c'est d'après
elle qu'il rapporte dans ses vers que Diane était fille de Cérès.
Cette opinion lui est particulière, et ne se remarque dans aucun
poète précédent. Cette île devint, par cette raison, flottante.
Ils disent les choses de la sorte.
CLVII. Psammitichus régna en
Égypte cinquante-quatre ans; il fit le siège d'Azotus, ville
considérable de Syrie, et le continua vingt-neuf ans, jusqu'à ce
qu'elle fût prise. De toutes les villes que nous connaissons,
c'est la seule qui ait soutenu un si long siège.
CLVIII.Il eut un fils, appelé
Nécos, qui fut aussi roi d'Égypte. Il entreprit le premier de
creuser le canal qui conduit à la mer Érythrée. Darius, roi de
Perse, le fit continuer. Ce canal a de longueur quatre journées
de navigation, et assez de largeur pour que deux trirèmes
puissent y voguer de front. L'eau dont il est rempli vient du
Nil et y entre un peu au-dessus de Bubastis. Ce canal aboutit à
la mer Érythrée, près de Patumos, ville d'Arabie. On commença à
le creuser dans cette partie de la plaine d'Égypte qui est du
côté de l'Arabie. La montagne qui s'étend vers Memphis, et dans
laquelle sont les carrières, est au-dessus de cette plaine, et
lui est contiguë. Ce canal commence donc au pied de la montagne
; il va d'abord pendant un long espace d'occident en orient ; il
passe ensuite par les ouvertures de cette montagne, et se porte
au midi dans le golfe d'Arabie. Pour aller de la mer
Septentrionale (la Méditerranée) à la mer Australe (la mer
Rouge), qu'on appelle aussi mer Érythrée, on prend par le mont
Casius, qui sépare l'Égypte de la Syrie : c'est le plus court.
De cette montagne au golfe Arabique, il n'y a que mille stades;
mais le canal est d'autant plus long, qu'il l'ait plus de
détours. Sous le règne de Nécos, six vingt mille hommes périrent
en le creusant. Ce prince fit discontinuer l'ouvrage, sur la
réponse d'un oracle qui l'avertit qu'il travaillait pour le
barbare. Les Égyptiens appellent barbares tous ceux qui ne
parlent pas leur langue.
CLIX. Nécos, ayant donc
abandonné l'entreprise du canal, tourna toutes ses pensées du
côté des expéditions militaires. Il fit faire des trirèmes sur
la mer Septentrionale, et dans le golfe Arabique, sur la mer
Érythrée. On voit encore aujourd'hui les chantiers où on les
construisit. Ces flottes lui servirent dans l'occasion. Nécos
livra aussi sur terre une bataille contre les Syriens, près de
Magdole ; et, après avoir remporté la victoire, il prit Cadytis,
ville considérable de Syrie. Il consacra à Apollon l'habit qu'il
avait porté dans ces expéditions, et l'envoya aux Branchides,
dans le pays des Milésiens. Il mourut ensuite, après avoir régné
seize ans en tout, et laissa la couronne à Psammis, son fils.
CLX. Sous le règne de ce
prince, des ambassadeurs arrivèrent en Égypte de la part des
Éléens. Ces peuples se vantaient d'avoir établi, aux jeux
olympiques, les règlements les plus justes et les plus beaux, et
s'imaginaient que les Égyptiens même, quoique les plus sages de
tous les hommes, ne pourraient rien inventer de mieux. Étant
donc arrivés à la cour, et ayant expliqué le sujet de leur
ambassade, le roi convoqua ceux d'entre les Égyptiens qui
passaient pour les plus sages. Ceux-ci assemblés, les Éléens
leur exposèrent tous les règlements qu'il leur avait paru
convenable de faire, et leur dirent qu'ils étaient venus savoir
si les Égyptiens pourraient en imaginer de plus justes. Les
Égyptiens, ayant délibéré sur cet exposé, leur demandèrent si
leurs concitoyens étaient admis à combattre à ces jeux : les
Éléens ayant répondu que cela leur était permis ainsi qu'au
reste des Grecs, les Égyptiens leur dirent que ce règlement
violait entièrement les lois de l'équité parce qu'il était
impossible qu'ils ne favorisassent leur compatriote au préjudice
de l'étranger ; mais que, s'ils voulaient proposer des jeux où
la justice fût observée, et que si c'était là le sujet de leur
voyage en Égypte, on leur conseillait d'en établir où les
étrangers eussent seuls le droit de combattre, et où il ne fût
pas permis aux Éléens d'entrer en lice. Tel fut le conseil que
les Égyptiens donnèrent aux ambassadeurs d'Élée.
CLXI. Psammis ne régna que six
ans ; il mourut aussitôt après son expédition d'Éthiopie. Son
fils Apriès lui succéda. Ce prince fut, après Psammitichus son
bisaïeul, le plus heureux des rois ses prédécesseurs. Il régna
vingt-cinq ans, pendant lesquels il fit une expédition contre
Sidon, et livra au roi de Tyr un combat naval ; mais enfin la
fortune devait cesser de le favoriser. Je rapporterai ici en peu
de mots à quelle occasion ses malheurs commencèrent, me
réservant à en parler plus amplement quand je traiterai des
affaires de Libye. Apriès, ayant envoyé une armée contre les
Cyrénéens, reçut un échec considérable. Les Égyptiens lui
imputèrent ce malheur, et se révoltèrent contre lui, s'imaginant
que, de dessein prémédité, il les avait envoyés à une perte
certaine, afin de les faire périr sans ressource, et de régner
avec plus d'autorité sur le reste de ses sujets. Les troupes qui
étaient revenues du combat, et les amis de ceux qui 'y avaient
perdu la vie, indignés contre le roi, se soulevèrent ouvertement.
CLXII. Sur cette nouvelle,
Apriès envoya Amasis pour les apaiser. Ce seigneur les alla
trouver ; mais, tandis qu'il les exhortait à rentrer dans le
devoir, un Égyptien qui était derrière lui lui ouvrit la tête
d'un casque, en lui disant que c'était pour le mettre en
possession de la couronne. Amasis montra dans la suite que cela
ne s'était pas fait contre son gré ; car les rebelles ne
l'eurent pas plutôt proclamé roi, qu'il se prépara à marcher
contre Apriès. Sur cette nouvelle, ce prince dépêcha Patarbémis,
l'un des hommes les plus distingués parmi ceux qui lui étaient
restés fidèles, avec ordre de lui amener Amasis en vie.
Patarbémis, étant arrivé au camp des rebelles, appela Amasis :
celui-ci, qui se trouvait par hasard à cheval, levant la cuisse,
fit un pet, et ordonna à Patarbémis de porter cela à Apriès ; et
comme Patarbémis ne laissait pas. de le prier de se rendre
auprès du roi qui le mandait, Amasis lui répondit qu'il s'y
disposait depuis longtemps, qu'Apriès n'aurait pas sujet de se
plaindre de lui, et qu'il irait le trouver incessamment en bonne
compagnie. Patarbémis s'apercevant de ses desseins, et par sa
réponse et par les préparatifs qu'il lui voyait faire, partit en
diligence pour en donner au plus tôt avis au roi. Aussitôt
qu'Apriès le vit revenir sans Amasis, il lui lit couper le nez
et les oreilles, dans le premier mouvement de sa colère, et sans
se donner le temps de la réflexion. Un si honteux traitement,
fait à un homme de cette distinction, irrita à un tel point ceux
d'entre les Égyptiens qui tenaient encore pour lui, que, sans
perdre de temps, ils passèrent du côté d'Amasis, et se donnèrent
à lui.
CLXIII. Sur cette nouvelle,
Apriès fit prendre les armes à ses troupes auxiliaires, et
marcha contre les Égyptiens. Il partit de Saïs, où il avait un
grand et superbe palais, à la tête de trente mille hommes, tant
Cariens qu'Ioniens, pour aller réduire les rebelles. Amasis
marcha de son côté avec ses troupes contre les étrangers. Les
deux armées se rencontrèrent à Momemphis, et se disposèrent à
livrer bataille.
CLXIV. Les Égyptiens sont
partagés en sept classes : les prêtres, les gens de guerre, les
bouviers, les porchers, les marchands, les interprètes, les
pilotes ou gens de mer ; ils tirent leurs noms de leurs
professions : ceux qui suivent le métier des armes s'appellent
calasiries et hermotybies. Voici les nomes ou provinces qu'ils
habitent, car toute l'Égypte est divisée en nomes.
CLXV. Les nomes des
hermotybies sont : Busiris, Saïs, Chemmis, Paprémis, l'île
Prosopitis, et la moitié de Natho. Ces nomes fournissent au plus
cent soixante mille hermotybies ; ils sont tous consacrés à la
profession des armes, et pas un n'exerce d'art mécanique.
CLXVI. Les calasiries occupent
les nomes de Thèbes, de Bubastis, d'Aphthis, de Tanis, de Mendès,
de Sébennys, d'Athribis, de Pharbaethis, de Thmuis, d'Onuphis,
d'Anysis, de Myecphoris, île située vis-à-vis de Bubastis. Ces
nomes fournissent, lorsqu'ils sont le plus peuplés, deux cent
cinquante mille hommes. Il ne leur est pas permis non plus
d'exercer d'autre métier que celui de la guerre ; le fils y
succède à son père.
CLXVII. Je ne saurais affirmer
si les Grecs tiennent cette coutume des Égyptiens, parce que je
la trouve établie parmi les Thraces, les Scythes, les Perses,
les Lydiens ; en un mot, parce que, chez la plupart des barbares,
ceux qui apprennent les arts mécaniques, et même leurs enfants,
sont regardés comme les derniers des citoyens ; au lieu qu'on
estime comme les plus nobles ceux qui n'exercent aucun art
mécanique, et principalement ceux qui se sont consacrés à la
profession des armes. Tous les Grecs ont été élevés dans ces
principes, et particulièrement les Lacédémoniens : j'en excepte
toutefois les Corinthiens, qui font beaucoup de cas des
artistes.
CLXVIII. Chez les Égyptiens,
les gens de guerre jouissent seuls, à l'exception des prêtres,
de certaines marques de distinction. On donnait à chacun douze
aroures, exemptes de toute charge et redevance. L'aroure est une
pièce de terre qui contient cent coudées d'Égypte en tout sens ;
et la coudée d'Égypte est égale à telle de Samos. Cette portion
de terre leur était à tous particulièrement affectée ; mais ils
jouissaient tour à tour d'autres avantages. Tous les ans, mille
calasiries et mille hermotybies allaient servir de gardes au roi
: pendant leur service, outre les douze aroures qu'ils avaient,
on leur donnait par jour à chacun cinq mines de pain, deux mines
de boeuf, et quatre arustères de vin. On donnait toujours ces
choses-là à ceux qui étaient de garde.
CLXIX. Apriès à la tête des
troupes auxiliaires, et Amasis avec tous les Égyptiens, s'étant
rendus à Momemphis, en vinrent aux mains. Les étrangers
combattirent courageusement ; mais, comme ils étaient beaucoup
inférieurs en nombre à leurs ennemis, ils furent défaits. On dit
qu'Apriès s'était persuadé qu'un dieu même n'aurait pu le
détrôner, tant il s'imaginait avoir affermi sa puissance. Il fut
néanmoins vaincu ; et, ayant été pris, on le conduisit à Saîs,
dans le palais qui lui avait appartenu peu de temps auparavant,
mais qui pour lors appartenait à Amasis. Il y vécut quelque
temps; et Amasis en prit beaucoup de soin ; mais enfin les
Égyptiens ayant reproché à celui-ci qu'il agissait contre toute
justice en laissant vivre leur plus grand ennemi et le sien, il
leur abandonna ce prince infortuné. Ils ne l'eurent pas plutôt
en leur pouvoir, qu'ils l'étranglèrent. On le mit ensuite dans
le tombeau de ses ancêtres, dont la sépulture est dans
l'enceinte consacrée à Minerve, près du temple, à gauche en
entrant. Les Saïtes ont enterré dans cette enceinte tous les
rois originaires du nome de Saïs. En effet, on y a placé le
monument d'Amasis ; mais il est plus éloigné du temple que celui
d'Apriès et que ceux de ses pères. Dans la cour du lieu sacré,
est une grande salle de pierre, ornée de colonnes en forme de
palmiers, avec d'autres ornements : dans cette salle est une
niche avec une porte à deux battants ; c'est là qu'on a placé
son cercueil.
CLXX. On montre aussi à Saïs
le sépulcre de celui que je ne me crois pas permis de nommer en
cette occasion ; il est dans l'enceinte sacrée, derrière le
temple de Minerve, attenant le mur de ce temple, dont il occupe
toute la longueur. Il y a dans la pièce de terre de grands
obélisques de pierre ; et, près de ces obélisques, on voit un
lac dont les bords sont revêtus de pierre. Ce lac est rond, et,
à ce qu'il m'a paru, il n'est pas moins grand que celui de Délos,
qu'on appelle Trochoïde.
CLXXI. La nuit, on représente
sur ce lac les accidents arrivés à celui que je n'ai pas cru
devoir nommer. Les Égyptiens les appellent des mystères. Quoique
j'en aie une très grande connaissance, je me garderai bien de
les révéler ; j'en agirai de même à l'égard des initiations de
Cérès, que les Grecs appellent Thesmophories, et je n'en
parlerai qu'autant que la religion peut le permettre. Les filles
de Danaüs apportèrent ces mystères d'Égypte, et les enseignèrent
aux femmes des Pélasges ; mais, dans la suite, les Doriens ayant
chassé les anciens habitants du Péloponnèse, ce culte se perdit,
excepté chez les Arcadiens, qui, étant restés dans le
Péloponnèse, et n'ayant pu en être chassés, furent les seuls qui
le conservèrent.
CLXXII. Apriès étant péri de
la sorte, Amasis, de la ville de Siuph, dans le nome Saïte,
monta sur le trône. Au commencement de son règne, les peuples en
faisaient peu de cas, et n'avaient que du mépris pour lui, à
cause qu'il était né plébéien, et non d'une maison illustre ;
mais il sut dans la suite se les rendre favorables par son
adresse et son habileté. Parmi une infinité de choses précieuses
qui lui appartenaient, on voyait un bassin d'or où il avait
coutume de se laver les pieds, lui et tous les grands qui
mangeaient à sa table. Il le mit en pièces, et en fit faire la
statue d'un dieu, qu'il plaça dans l'endroit le plus apparent de
la ville. Les Égyptiens ne manquèrent pas de s'y assembler, et
de rendre un culte à ce simulacre. Amasis, informé de ce qui se
passait, les convoqua, et leur déclara que cette statue, pour
laquelle ils avaient tant de vénération, venait du bassin d'or
qui avait servi auparavant aux usages les plus vils. « Il en est
ainsi de moi, ajouta-t-il : j'étais plébéien ; mais actuellement
je suis votre roi : je vous exhorte donc à me rendre l'honneur
et le respect qui me sont dus. » Il gagna tellement, par ce
moyen, l'affection de ses peuples, qu'il trouvèrent très juste
de se soumettre à son gouvernement.
CLXXIII. Voici comment il
réglait les affaires : depuis le point du jour jusqu'à l'heure
où la place est pleine, il s'appliquait à juger les causes qui
se présentaient. Le reste du temps, il le passait à table, où il
raillait ses convives, et ne songeait qu'à se divertir et qu'à
faire des plaisanteries ingénieuses et indécentes. Ses amis,
affligés d'une telle conduite, lui firent des représentations. «
Seigneur, lui dirent-ils, vous ne savez pas soutenir l'honneur
de votre rang, et vous vous avilissez. Assis avec dignité sur
votre trône, vous devriez vous occuper toute la journée des
soins de l'État : les Égyptiens reconnaîtraient à vos actions
qu'ils sont gouvernés par un grand homme, et votre réputation en
serait meilleure; mais votre conduite ne répond pas à celle d'un
roi. - Ne savez-vous pas, leur répondit Amasis, qu'on ne bande
un arc que lorsqu'on en a besoin, et qu'après qu'on s'en est
servi, on le détend ? Si on le tenait toujours bandé, il se
romprait, et l'on ne pourrait plus s'en servir au besoin. Il en
est de même de l'homme : s'il était toujours appliqué à des
choses sérieuses, sans prendre aucun relâche et sans rien donner
à ses plaisirs, il deviendrait insensiblement, et sans s'en
apercevoir, fou ou stupide. Pour moi, qui en sais les
conséquences, je partage mon temps entre les affaires et les
plaisirs. » Il répondit ces choses à ses amis.
CLXXIV. On dit qu'Amasis,
n'étant encore que simple particulier, fuyait toutes les
occupations sérieuses, et n'aimait qu'à boire et à plaisanter.
Si l'argent lui manquait, et qu'il ne pût satisfaire son goût
pour la table et les plaisirs, il avait coutume de voler de côté
et d'autre. Ceux qui le soupçonnaient d'avoir pris leur argent
le menaient, lorsqu'il venait à le nier, à l'oracle du lieu, qui
souvent le convainquait, et souvent aussi le renvoyait absous.
Lorsqu'il fut sur le trône, il méprisa les dieux qui l'avaient
déclaré innocent, ne prit aucun soin de leurs temples, ne songea
ni à les réparer ni à les orner, et ne voulut pas même y aller
offrir des sacrifices, les jugeant indignes de tout culte, parce
qu'ils n'avaient que de faux oracles : il avait au contraire la
plus grande vénération pour ceux qui l'avaient convaincu de vol,
les regardant comme étant véritablement dieux et ne rendant que
des oracles vrais.
CLXXV. Il fit bâtir à Saïs, en
l'honneur de Minerve, le portique de son temple ; édifice digne
d'admiration, et qui surpasse de beaucoup tous les autres
ouvrages de ce genre, tant par sa hauteur et son étendue que par
la qualité et la grandeur des pierres qu'on y employa. Il y fit
placer des statues colossales, et des androsphinx d'une hauteur
prodigieuse. On apporta aussi par son ordre des pierres d'une
grosseur démesurée, pour réparer le temple. On en tira une
partie des carrières qui sont près de Memphis ; mais on fit
venir les plus grandes de la ville d'Éléphantine, qui est
éloignée de Saïs de vingt journées de navigation. Mais ce que
j'admire encore davantage, c'est un édifice d'une seule pierre
qu'il fit apporter d'Éléphantine. Deux mille hommes, tous
bateliers, furent occupés pendant trois ans à ce transport. Il a
en dehors vingt et une coudées de long, quatorze de large et
huit de haut. Telles sont les dimensions extérieures de cet
ouvrage monolithe. Sa longueur en dedans est de dix-huit coudées,
plus vingt doigts ; sa largeur, de douze coudées ; sa hauteur,
de cinq. Cet édifice est placé à l'entrée du lieu sacré. On ne
l'y fit point entrer, disent les Égyptiens, parce que, pendant
qu'on le tirait, l'architecte, fatigué et ennuyé d'un travail
qui lui avait coûté tant de temps, poussa un profond soupir.
Amasis, regardant cela comme un présage fâcheux, ne voulut pas
qu'on le fit avancer plus loin. Quelques-uns disent aussi qu'un
de ceux qui aidaient à le remuer avec des leviers fut écrasé
dessous, et que ce fut pour cela qu'on ne l'introduisit pas dans
le lieu sacré.
CLXXVI. Amasis fit aussi
présent à tous les autres temples célèbres d'ouvrages admirables
par leur grandeur entre autres il fit placer à Memphis, devant
le temple de Vulcain, le colosse de soixante-quinze pieds de
long, qui est couché sur le dos. On voit sur le même fondement
deux statues colossales debout, de pierre d'Éthiopie, l'une d'un
côté du temple, l'autre de l'autre ; chacune a vingt pieds de
haut. Il y a à Saïs un autre colosse de pierre de la même
grandeur que celui de Memphis, et dans la même attitude. Ce fut
aussi ce même prince qui fit bâtir à Memphis ce vaste et
magnifique temple d'Isis qu'on y admire.
CLXXVII. On dit que l'Égypte
ne fut jamais plus heureuse ni plus florissante que sous le
règne d'Amasis, soit par la fécondité que le fleuve lui procura,
soit par l'abondance des biens que la terre fournit à ses
habitants, et qu'il y avait alors en ce pays vingt mille villes,
toutes bien peuplées. Ce fut aussi Amasis qui fit cette loi par
laquelle il était ordonné à chaque Égyptien de déclarer tous les
ans au nomarque quels étaient les fonds dont il tirait sa
subsistance. Celui qui ne satisfaisait pas à la loi, ou qui ne
pouvait prouver qu'il vivait par des moyens honnêtes, était puni
de mort. Solon, l'Athénien, emprunta cette loi de l'Égypte, et
l'établit à Athènes, où elle est toujours en vigueur, parce
qu'elle est sage, et qu'on n'y peut rien trouver à reprendre.
CLXXVIII. Amasis témoigna
beaucoup d'amitié aux Grecs, et en obligea plusieurs. Il permit
entre autres aux Grecs qui allaient en Égypte de s'établir à
Naucratis. Quant à ceux qui ne voulaient pas y fixer leur
demeure, et qui n'y voyageaient que pour des affaires de
commerce, il leur donna des places pour élever aux dieux des
temples et des autels. Le plus grand temple que ces Grecs aient
en Égypte, et en même temps le plus célèbre et le plus commode,
s'appelle Hellénion, ou temple grec. Les villes qui le firent
bâtir à frais communs furent : du côté des Ioniens, Chios, Téos,
Phocée, Clazomènes ; du côté des Doriens, Rhodes, Cnide,
Halicarnasse, Phasélis ; et, de celui des Éoliens, la seule
ville de Mitylène. L'Hellénion appartient à toutes ces villes :
elles ont droit d'y établir des juges. Toutes les autres villes
qui prétendent y avoir part s'attribuent un droit qu'elles n'ont
pas. Les Éginètes ont cependant bâti pour eux, en particulier,
un temple à Jupiter; les Samiens à Junon, et les Milésiens à
Apollon.
CLXXIX. Naucratis était
autrefois. la seule ville de commerce qu'il y eût en Égypte. Si
un marchand abordait à une autre bouche du Nil que la Canopique,
il fallait qu'il jurât qu'il n'y était point entré de son plein
gré, et qu'après avoir fait ce serment, il allât se rendre avec
le même vaisseau à l'embouchure Canopique ; ou du moins, si les
vents contraires s'y opposaient, il était obligé de transporter
ses marchandises dans des baris autour du Delta, jusqu'à ce
qu'il arrivât à Naucratis. Telles étaient les prérogatives dont
jouissait cette ville.
CLXXX. Le feu prit
fortuitement à l'ancien temple de Delphes, et il fut brûlé. Les
Amphictyons ayant fait marché à trois cents talents pour bâtir
le temple actuel, les Delphiens, taxés à la quatrième partie de
cette somme, firent une quête de ville en ville, et en
rapportèrent de grands présents. Ceux qu'ils reçurent en Égypte
ne furent pas les moins considérables. Amasis leur donna mille
talents d'alun, et les Grecs établis en Égypte leur en donnèrent
vingt mines.
CLXXXI. Ce prince contracta
amitié avec les Cyrénéens, et fit avec eux une alliance
offensive et défensive ; il résolut aussi de prendre une femme
de leur ville, soit qu'il eût du goût pour les Grecs, soit qu'il
voulût donner aux Cyrénéens ce témoignage de son affection. Il
épousa Ladicé, que les uns disent fille de Battus, fils
d'Arcésilas ; les autres, de Critobule, homme distingué parmi
ses concitoyens. Amasis n'était point homme pour elle, quoiqu'il
le fût pour les autres femmes. Cet état ayant duré un temps
assez considérable : Ladicé, lui dit-il, vous avez employé des
charmes contre moi ; mais sachez que rien ne peut vous
soustraire à la mort la plus cruelle qu'on puisse faire souffrir
à une femme. Quelque chose que pût dire cette princesse, Amasis
ne s'apaisa point. Elle eut recours à Vénus, et fit voeu, dans
son temple, de lui envoyer une statue à Cyrène, si la nuit
suivante Amasis pouvait être content. C'était en effet le remède
au malheur dont elle était menacée. Aussitôt qu'elle eut fait ce
voeu, Amasis fut heureux avec elle, et son bonheur ne fut jamais
interrompu ; aussi l'aima-t-il tendrement. Ladicé accomplit son
voeu ; elle fit faire une statue, et l'envoya à Cyrène, où elle
subsiste encore à présent ; elle regarde le dehors de la ville.
Cambyse s'étant rendu maître de l'Égypte, et ayant appris de
cette princesse elle-même qui elle était, il la renvoya à Cyrène
sans lui faire aucun mal.
CLXXXII. Amasis fit aussi en
Grèce plusieurs offrandes : il envoya à Cyrène une statue dorée
de Minerve, avec son portrait ; à Minerve de la ville de Linde,
deux statues de pierre, et un corselet de lin qui mérite d'être
vu ; au temple de Junon, à Samos, deux statues de bois qui le
représentaient. On les a placées dans le grand. temple, derrière
les portes, où on les voit encore maintenant. Il fit ces
présents à Samos par amitié pour Polycrates, fils d'Ajax. Ce ne
fut pas le même motif qui l'engagea à envoyer des présents à
Linde, mais parce qu'on dit que les filles de Danaüs étant
arrivées dans cette ville en fuyant les fils d'Égyptus, elles
firent bâtir le temple de Minerve qu'on y voit aujourd'hui.
Telles sont les offrandes d'Amasis. Il est le premier qui se
soit rendu maître de l'île de Cypre, et qui l'ait forcée à lui
payer tribut.
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